33 - Conseil

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La salle du conseil faisait face à la chambre des prières où les prêtres recevaient les pèlerins et organisaient leurs cérémonies. Corvéus reconnut le chant qui lui parvenait, étouffé, à travers la porte en chêne. Les fidèles imploraient la protection de la Main Blanche, la suppliaient de les délivrer de la souillure des démons, de veiller sur les braves partis affronter les ennemis du royaume. Lui-même avait été béni par la grande prêtresse en personne avant de se rendre dans la zone de combats. La Main l'avait-elle protégé ? L'avait-elle maintenu en vie afin qu'il accomplisse sa mission ?

Sa foi se trouvait ébranlée depuis son retour. Ces deux mois loin du temple avaient mis à mal ses certitudes. Tout n'était peut-être pas si simple qu'il l'imaginait. Il pénétra dans la salle du conseil empli de doutes et d'espoirs, conscient qu'il allait devoir faire preuve de conviction et de persuasion.

Il tomba nez à nez avec le novice qu'il avait croisé dans la rue un mois plus tôt en compagnie de Maxine. Il était de nouveau posté près d'elle, tel un bon chien de garde. Il avait dû s'amouracher de la prêtresse, d'où son regard toujours aussi noir à l'égard de Corvéus, qui choisit de l'ignorer.
Coronille, la femme aux corneilles, était là également, ainsi qu'un prêtre qui les avait accompagnés depuis la capitale.
Instinctivement, Corvéus chercha les corbeaux. Quelques congénères étaient posés sur un sorbier dans le cloître qu'il apercevait depuis la fenêtre. Son lien avec eux le rassura.

Personne n'ouvrit la bouche lorsqu'il entra et vint s'installer sur un banc à côté du prêtre de Dorentice. Maxine prit soin de ne pas le regarder, feignant une indifférence que ses lèvres pincées démentaient.
A l'image des autres pièces du temple, exceptée la chambre de la grande prêtresse, la salle ne comportait d'autres ornements que le mobilier nécessaire à sa fonction : quelques bancs, deux tables, un fauteuil pour la Mère de tous. Une main en argent était suspendue au-dessus de la porte, éclairée par les hautes fenêtres qui lui faisaient face et qui offraient une vue apaisante sur les jardins intérieurs.

Tous se levèrent à l'arrivée de la grande prêtresse. Le crissement de sa traîne de perles sur les dalles fit frissonner Corvéus, qui s'imagina des dizaines de serpents rampant à sa suite. Avant de prendre place sur son fauteuil, elle chuchota brièvement à l'oreille du novice, qui acquiesça et quitta la pièce aussitôt.

— La Main veille sur vous, mes enfants !

— La Main veille sur vous, Mère !

— Notre ami Corvéus va vous exposer son rapport de mission.

Corvéus sentit son lien avec les corbeaux s'amenuir et porta machinalement son regard vers la fenêtre. Le novice, muni d'un grand bâton, les chassait du sorbier. Il n'eut pas le loisir de demander pourquoi, la grande prêtresse enchaîna :

— Nous t'écoutons, mon fils. Nos sœurs ici présentes n'ont pas connaissance de tes missions précédentes, dont un rappel serait le bienvenu.

Un peu perturbé par la soudaine absence des corbeaux, il se frotta nerveusement les mains.

— Comme vous le savez, je servais notre Mère ici présente au grand temple de Dorentice lorsqu'elle m'a demandé de l'accompagner dans le duché du Morensac, voilà un peu plus de deux mois, où la guerre avec la Safkine s'est brusquement répandue. Notre Mère à tous avait affirmé que les démons allaient affluer avec les combats. Elle ne s'était pas trompée. J'ai eu pour mission de tester le don que la Main m'a gracieusement accordé. Nous avions constaté que les corbeaux, qui sont pourtant charognards, avaient délaissé le cadavre d'un sorcier qui avait été exécuté dans l'enceinte du temple.

Corvéus jetait de temps en temps des regards à la grande prêtresse. Elle scrutait les réactions des prêtresses à ses révélations.

Elle a orchestré tout cela. Elle a choisi qui serait dans cette pièce, m'a indiqué exactement quelle devait être la teneur de mon discours, a tenu que ce soit moi qui fournisse l'explication. Pourquoi ?

Son regard croisa le sien. Elle hocha imperceptiblement la tête pour l'inviter à poursuivre.

— Notre Mère a, par la suite, exposé d'autres cadavres de sorciers à l'appétit des corbeaux, qui les ont systématiquement boudés. Elle a donc obtenu l'autorisation du duc de m'envoyer sur les champs de bataille avec les corbeaux, avant que les armées ne se chargent d'offrir une sépulture à leurs morts, ou de brûler leurs ennemis. Là encore, quelques cadavres étaient soigneusement évités par les oiseaux. Les prêtres ont mené leur enquête, et ont déduit que les corbeaux ne se nourrissaient pas de la chair des sorciers ou des invocateurs de démons.

Corvéus marqua une pause. La grande prêtresse lui offrit un fugace sourire satisfait avant de prendre la parole à son tour. Elle expliqua comment il marquait les cadavres intouchés avec un bracelet, mais ne mentionna pas ce qu'en faisaient les prêtres ensuite. Les absolvaient-ils ? Renvoyaient-ils leur âme corrompue dans les enfers ? C'était l'affaire des prêtres, et Corvéus se concentra sur les paroles de la prêtresse.

— Nous avons décidé de combattre le mal plus en amont. Frère Ulir ici présent, a suggéré que nous tentions d'utiliser les corbeaux pour capturer les sorciers vivants. C'est pourquoi Corvéus fut envoyé au plus près des combats. Il devait rester à l'arrière-garde, en sécurité d'où il devait repérer les infidèles que le duc s'était engagé à nous livrer ensuite, ennemis ou citoyens du royaume. Malheureusement, les troupes du duc furent débordées, et notre enfant mis en danger.

Elle se tourna vers Corvéus et attendit qu'il poursuive.

— Effectivement, la mission aurait pu mal se terminer, mais avant de me retrouver pris dans les affrontements, j'ai pu expérimenter le pouvoir des corbeaux, et ils m'ont permi d'appréhender trois invocateurs de démons encore vivants qui ont été remis aux prêtres.

La grande prêtresse ajouta :

— Je me réjouis du succès de cette sainte mission ! A n'en pas douter, ces infidèles auraient attiré les démons sur nos troupes. Et ce premier succès augure de nouvelles perspectives quant à nos possibilités d'appréhender les sorciers.

Coronille serra son médaillon, Maxine eut une grimace horrifiée avant de se ressaisir et de demander sur un ton mielleux :

— C'est assurément une excellente nouvelle, c'est pourquoi je me demande, Corvéus, ce qui t'a empêché de revenir faire ton rapport à la grande prêtresse ?

Nous y voilà.

— C'est très simple : j'ai perdu la mémoire. J'ai reçu un coup sur la tête pendant la bataille, et quand je me suis réveillé, j'avais tout oublié de ma sainte mission.

Maxine en resta coite.

— J'ai rencontré des chasseurs de démons, qui m'ont soigné et... m'ont permis de participer à une chasse avec eux.

Il attendit la réaction de la grande prêtresse. Il avait déjà proposé de participer à des chasses, ou à des cérémonies de destruction. Elle avait toujours refusé, arguant que la Main confiait "de plus nobles missions à des enfants tels que toi". Peut-être son avis évoluerait-il ?

Ce fut Maxine qui réagit avec tout le fiel dont elle était capable.

— Comment as-tu osé te compromettre avec ces infidèles ? Ils ne peuvent pas détruire les démons ! Pour ce que nous en savons, ils sont complices des invocateurs !

La grande prêtresse paraissait presque amusée.

—Un peu d'indulgence, ma fille : notre ami s'est momentanément égaré, mais à présent qu'il a recouvré ses esprits, il peut nous aider à capturer ces chasseurs.

Corvéus se passa une main dans les cheveux. C'était le moment de se montrer convainquant.

— J'ai eu l'occasion de les côtoyer et comme je l'ai dit, de participer à une chasse au cours de laquelle nous avons détruit quatre démons. Je crois que nous gagnerions à apprendre à les connaitre. Leur mission est proche de celle de la Main.

— Blasphême ! s'indigna frère Ulir.

Coronille eut une moue de dédain et interpela Corvéus.

— Je les connais, moi aussi ! Ce sont tous des infidèles, violents, qui ne savent pas ce qu'ils font et n'ont aucun respect pour notre sainte mission. Mes corneilles ne s'y trompent pas, et jamais je ne travaillerais avec ces hérétiques, ils ont l'âme aussi noire que celle des invocateurs !

Maxine et le prêtre approuvèrent sans réserve. Corvéus quêta le soutien de la grande prêtresse, qui sembla le sonder avant de répondre d'une voix calme et froide.

— Corvéus, mon fils, je crains que ton jugement n'ait été altéré par la blessure que tu as reçue à la tête. Ces infidèles doivent être livrés à la Main et répondre de leurs crimes devant elle.

— Non, Mère, écoutez-moi ! Cenelle, la chasseuse de démons qui m'a soigné, bénéficie aussi des faveurs de la Main !

Corvéus souffla. Il avait piqué son intérêt.

— Que veux-tu dire, mon fils ?

— Elle s'adresse à certains arbres, comme je m'adresse aux corbeaux.

La prêtresse plissa légèrement les yeux et son visage se figea l'espace d'une seconde, après quoi elle reprit d'un ton calme.

— Cette chasseuse a peut-être les meilleurs intentions, si comme tu le dis, la Main lui a offert un don précieux. Mais je crains que son âme d'infidèle ne s'assombrisse au point qu'elle aille grossir les rangs des invocateurs de créatures démoniaques.

— Mais enfin, c 'est ridicule ! Cenelle combat les démons avec autant de ferveur qu'aucun d'entre nous ici !

Un regard glacial de la prêtresse lui signifia qu'il avait passé les bornes et que son ton était inacceptable.
Maxine fulminait. Elle semblait prendre comme un affront personnel le fait qu'il défende la chasseuse avec tant de fougue.
La colère de la Mère s'évanouit en revanche, et sa voix se fit douce.

— Je comprends, mon fils, mais loin de la protection de la Main, ne présente-t-elle pas déjà des signes de corruption ?

Corvéus pâlit. Maxine sourit.

— D... De corruption ?

— Une dégénérescence de son corps, témoin de l'avilissement de son âme ?

Son silence valut tous les aveux. Maxine jubilait. La prêtresse insista.

— Les chasseurs sont une abomination autant que les invocateurs. J'aimerais tant accueillir cette enfant touchée par la Main parmi nous.

— J'irai la chercher ! Je la ramènerai, c'était mon intention !

— Pas toi, mon fils. J'ai failli te perdre une fois, je ne te renverrai pas vers le danger. Tu vas expliquer à Coronille où elle est allée, et elle la ramènera.

— Non, Mère ! Elle... Eh bien vous le savez, les chasseurs n'apprécient guère les prêtres. Elle ne la suivra pas. Il faut que ce soit moi !

Coronille bomba le torse et serra sa médaille avec ferveur.

— Je peux mener cette mission à bien, Mère de tous !

— Je l'accompagnerai, Mère, ajouta Maxine.

— Soit, mes filles !

Corvéus ne put rester assis.

— Non, Mère, écoutez ! Elle sait soigner, elle sait chasser les démons, elle fera un excellent traqueur, je vous l'assure. Mais je vous en conjure, laissez-moi aller la retrouver sans quoi je crains qu'elle ne rejoigne jamais nos rangs !

La prêtresse parut réfléchir. Le prêtre et elle échangèrent quelques mots à voix basse.

— Très bien. Mais il est hors de question que tu y ailles seul. Coronille, Maxine, et deux autres prêtres t'accompagneront.

Corvéus s'inclina, se laissa retomber sur le banc et poussa un soupir de soulagement. Il craignait que la présence des prêtres ne l'effarouche, mais l'important était qu'il parte à sa recherche. Il allait enfin retrouver Cenelle.


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