28 - Chat et souris

7 minutes de lecture

Malgré tous ses efforts, ses cheveux refusaient de se plaquer sur son crâne. Deux novices lui avaient apporté un broc d'eau chaude et des vêtements propres. Le bain attendrait, avaient-ils expliqué : la grande prêtresse voulait le voir tout-de-suite.
Corvéus avait vigoureusement frotté ses aisselles avec un coin de serviette, mais l'effet avait été de courte durée : il empestait de nouveau la peur. Sa tenue ne lui convenait pas. Il trouvait sa chemise trop ample, son pantalon trop ajusté et son veston trop voyant. La soie d'un pourpre criard jurait avec le lin bleu qui lui collait aux cuisses.

Lorsqu'il sortit de sa cellule, il fut surpris de voir que Maxine l'attendait sur un banc. Elle se leva à son approche, esquissa une moue dubitative quand ses yeux glissèrent sur ses mèches rebelles, puis lui pris le bras et le guida sur un chemin de graviers.

— Notre grande prêtresse doit être très contente de ton retour. Tu as droit à un entretien privé dans ses appartements.

Son ton se voulait détaché mais il y perçut une pointe de jalousie.
Comme il cherchait à interroger le corbeau à ce sujet, Maxine s'arrêta et lui pressa le bras.

— Qu'est-ce qui te prend ?

Son regard, d'ordinaire mielleux lorsqu'il se posait sur lui, s'était durci.

— Je... Que veux-tu dire ?

— Tu me sondes ? Je t'ai connu moins intrusif.

Comment sait-elle ?

— Je... Non, je... Me demandais pourquoi la grande prêtresse voulait me voir en privé.

Elle le fixa quelques instants, puis son visage se détendit.

— Pardonne-moi. Je te trouve distant depuis ton retour. J'ai cru... Tu avais l'air absent comme quand tu parles à tes oiseaux. La grande prêtresse a eu peur de te perdre, tu sais. Et moi aussi.

Il craignit à nouveau de se dévoiler en répondant trop franchement et resta silencieux. Corvéus avait espéré connaitre les intentions de la grande prêtresse à son égard à l'aide du corbeau, il devrait se montrer plus discret s'il ne voulait pas être repéré.


Ils avaient traversé tout le jardin et pénétrèrent dans l'aile ouest par un vaste couloir au bout duquel ils gravirent un escalier de marbre. Leurs pas résonnaient sur la pierre veinée de rose. Corvéus remarqua sur la rambarde sculptée les mêmes formes géométriques que sur les colonnes entourant le cloître. Il s'interrogea sur l'absence de tout autre ornement, excepté parfois au-dessus d'une porte, une Main en argent ou en bronze. Ils s'arrêtèrent devant une porte à doubles battants gardée par un novice en robe de bure assis sur une chaise de paille. Doigts croisés, menton sur la poitrine, il semblait plongé dans une profonde méditation. Un malheureux ronflement le trahit.

Maxine attendit de se trouver tout près de lui et força la voix comme si elle l'interpelait depuis l'autre bout du couloir.

— La Main veille sur vous, jeune frère !

Le pauvre garçon sursauta si fort qu'il faillit tomber de sa chaise. Il se redressa, les yeux hagards, avant de bégayer :

— La Main veille sur vous, ma sœur !

— Un tel zèle dans le recueillement force l'admiration, la grande prêtresse sera ravie de votre dévouement ! Prévenez-la que Corvéus est ici.

Les oreilles écarlates, le novice s'inclina avant de disparaitre dans les appartements de la prêtresse.

Maxine prit la main de Corvéus.

— Tu es troublé, je le vois. J'ignore pourquoi tu as disparu si longtemps. Je ne te demande pas de m'en parler, c'est entre la grande prêtresse et toi. Mais... Si tu as besoin de réconfort, tu sais que je peux t'aider à te détendre. Viens me retrouver après votre entrevue...

Elle l'abandonna devant la porte et disparut dans l'escalier. Ses pas résonnaient encore lorsque le novice, les oreilles toujours en feu, invita Corvéus à entrer.

Corvéus pénétra dans un salon dont la profusion d'ornements contrastait avec le dénuement des couloirs qu'il avait traversés. La blancheur qui dominait à l'extérieur comme à l'intérieur du temple avait disparu de la pièce. Le plancher de chêne était couvert de tapis couleur de feu. Tentures et tableaux couvraient les murs en si grand nombres qu'il ne savait où poser les yeux.
Le grattement d'une plume sur le papier emplissait l'espace.

La grande prêtresse lui tournait le dos, penchée sur une console en acajou vernis face à l'unique fenêtre de la pièce. Sa silhouette se découpait en contre-jour dans les rayons obliques du matin. Une longue traîne semblait s'en échapper et se répandait en éventail telle une vague à l'assaut des des coffres et des piles de livres qui jonchaient le sol.

La plume se tut. La prêtresse se leva, et d'un geste ample et maîtrisé, elle dégagea sa traîne comme on écarte un obstacle afin d'avoir le champ libre. Ses cheveux noirs tressés de rubans argentés s'enroulaient en un énorme chignon au-dessus de sa tête. L'espace d'un instant il la crut coiffée d'un nœud de serpents. Entre son front et son chignon, une coiffe de satin pourpre brodée de perles lui enserrait la tête, prolongée de deux pans de tissus retombant sur ses épaules et sur sa poitrine, sur laquelle pendait un médaillon à l'effigie de la Main.

Elle fit un pas vers lui, puis tendit une main blafarde. Il se pencha pour la baiser, se redressa en lissant nerveusement son veston, puis passa les doigts dans ses cheveux indisciplinés. Elle était aussi grande que lui, et son regard plongea directement dans le sien. Des yeux bleu sans âge le transpercèrent.

— Je suis soulagée que tu sois sauf, mon fils !

— Merci, je...

Elle le coupa :

— Lorsque tu n'es pas rentré au camp, j'ai envoyé toute une armée de prêtres te chercher sur le champ de bataille.

— Hum, oui, je...

— Tu n'y étais pas.

Était-ce un reproche ? Il voulut tendre son esprit vers le corbeau mais elle poursuivit :

— Que s'est-il passé ?

— Je... C'est assez confus, je...

Corvéus essayait de gagner du temps. Il tentait de répondre tout en questionnant l'oiseau, mais la prêtresse ne lui laissait aucun répit.

— Pourquoi n'es-tu pas rentré au camp ?

— J'ai pris un coup sur la tête, j'étais désorienté, je...

— Qu'as-tu fait ?

Corvéus ne parvenait pas à lire son visage. Il tenta de se rassurer.

Il m'avertirait si j'étais en danger.

— Lorsque j'ai repris connaissance, j'étais seul et il faisait presque noir, j'ai cherché un abris.

Elle se disait soulagée, mais son ton pressant et son regard impénétrable exprimaient plutôt un certain mécontentement, se dit-il.

— Où es-tu allé ?

— Je... J'ai trouvé une grotte dans la forêt.

Elle croisa les main et pencha légèrement la tête. Elle lui fit l'impression d'un chat prêt à bondir sur sa proie. Il recula d'un pas.

— Par la Sainte Main, tu voulais donc te livrer aux démons ?

— Je n'y ai pas pensé.

Le corbeau ne l'avait presque pas fait souffrir pour ses mensonges par omission. En revanche, le changement d'expression de la grande prêtresse le glaça. Il était évident qu'elle ne le croyait pas. Il crut un instant qu'elle allait hurler, ou lui sauter à la gorge. Elle croisa les mains et poursuivit un octave plus bas.

— Maxine t'a croisé en ville il y a trois semaines. Tu lui a dit que reviendrais le soir-même.

— Oui, j'ai eu un empêchement.

Tout-à-coup, le visage de porcelaine de Cenelle lui vint à l'esprit et il prit peur. La prêtresse semblait lire dans son âme et il craignit qu'elle y voit la chasseuse. Il secoua la tête. Il devait se recentrer sur lui.

— Je ne voulais pas vous causer d'inquiétude. J'ai dû tenir un engagement, mais je suis là maintenant.

— As-tu des ennuis ?

Elle s'inquiétait peut-être pour lui finalement. Il voulut en avoir le cœur net.

— J'ai été attaqué par des capes noires.

Enfin son visage parut plus humain. Ses sourcils se froncèrent légèrement, ses paroles se firent plus douces.

— Où ? Quand ?

— Sur la route qui me ramenait à Six-Sources, il y a trois semaines environ.

Elle serra la main sur son médaillon d'argent. Une colère froide transpira de ses paroles pourtant mesurées.

— A Dorentice, le problème aurait été réglé depuis longtemps. J'ai prévenu le duc que sa milice n'était pas assez efficace pour nous débarrasser de ces infidèles. Il me prouve une fois de plus son incompétence.

Corvéus vacilla. Dans sa tête, des coups de becs frappaient à la porte fermée de son passé. Il s'était déjà trouvé face à cette voix froide, cette main serrée sur un médaillon.

La grande prêtresse vit son trouble. Elle lui prit la main.

— Je suis navrée de t'avoir ainsi mis en danger, mon fils. Le duc m'avait également assuré qu'il gagnerait cette bataille. Ta protection devait être assurée, sans quoi je n'aurais pas envoyé au massacre mon meilleur traqueur !

Traqueur.
Le mot se répercuta en écho dans son esprit et fit voler la porte en éclat. Un flot continu d'images, d'odeurs, de voix déferla dans son crâne et lui donna le tournis. Il campa sur ses appuis, banda ses muscles, s'ancra dans le présent afin de ne pas être emporté par cette vague de souvenirs qui menaçait de le faire chavirer. Il chercha le corbeau, s'accrocha à cette conscience comme à un phare dans la tempête. Lorsque ses pensées s'apaisèrent, son corps se relâcha, les contours du salon se reformèrent devant ses yeux. Il poussa un soupir. Combien de temps s'était écoulé ? Un battement de paupière ? Une éternité ?
Il dévisagea la grande prêtresse comme s'il venait d'entrer dans la pièce, et mit un genou au sol.

— Ce ne fut pas en vain, Mère de tous. Nous avons réussi !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Merenwen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0