29 -Tamia

6 minutes de lecture

Un écoulement régulier de flux vital avait remplacé les pulsations effrénées de son cœur. Une douce torpeur l'envahissait. Ses poumons se gonflaient-ils encore ou l'oxygène pénétrait-il à travers l'écorce fine et blanche de sa peau ? Ses racines plongeaient profondément dans la roche. Là, il ne faisait ni chaud ni froid. Ces nouvelles sensations nettoyaient son corps, ralentissaient son esprit, empêchaient tout pensée construite de se formuler.

L'heure était venue de dormir, de se couper de ses sens devenus inutiles. À quoi bon voir ? Écouter ? toucher ? À quoi bon sentir ? ressentir ?

Lorsque cette vie organique l'aurait accueillie toute entière, elle pourrait laisser son corps derrière elle. Le néant attendait, là, juste en-dessous.

~

Des serres la soulevaient, lui interdisaient de s'enfouir encore plus profondément dans l'oubli. Quelque part entre ses côtes, un dernier morceau d'humanité s'accrochait à la vie. Un croassement, des yeux noirs, une force animale refusant de se fondre dans le flux végétal. Elle se contenterait de cette fusion incomplète et resterait en surface, jusqu'à ce que le néant l'emmène enfin.

~

Une odeur de champignons frais vint lui chatouiller les narines. Elle s'étonna de percevoir la lumière du jour à travers ses paupières.

Mes paupières ? Si j'ai des paupières, je dois avoir un corps.

Le parfum sucré des chanterelles s'insinua jusque dans ses poumons. Elle retrouva les limites de son corps au niveau de sa poitrine qui se soulevait, avant de reprendre conscience de ses bras, puis de ses jambes, qu'elle sentit en contact avec un lit de mousse. Elle commanda à ses yeux de s'ouvrir. à son grand étonnement, ils lui obéirent. Des milliers de papillons verts, jaunes et bruns virevoltaient dans les rayons du soleil. Elle fut incapable de tourner la tête. Ses bras refusèrent de bouger eux aussi, cloués au sol par une force invisible. Elle remua un orteil, la cheville fut moins coopérative. Même garder les yeux ouverts lui demandait un effort colossal. Elle abandonna, ses paupières se refermèrent.

Une voix, toute proche. Une voix ou le grincement de branches séculaires ?

— Nous t'avons arrachée aux bras nourriciers de ta jumelle, mon enfant.

Ce que lui disaient les branches ne lui plaisait pas. Elle fouilla la mousse de ses doigts. Aucun flux salutaire ne glissa à leur rencontre.

Elle ordonna à ses paupières de se soulever de nouveau. Point de tortueuses branches bardées d'épines devant ses yeux. Ce qu'elle avait pris pour une nuée de papillons était la ramure flamboyante d'un chêne pédonculé dont les branches frissonnaient sous la brise.

Cenelle se demanda vers quelle région ou quelle époque elle avait voyagé pour se retrouver sous un arbres qui portait encore toutes ses feuilles.

— Les dryades ne savaient que faire de toi... Qu'as-tu fait pour t retrouver ainsi coincée entre les mondes ?

Le chêne s'adressait-il à elle ?

Une branche emplit soudain son champ de vision. Pourvue d'yeux délavés fixés sur elle. Son cerveau mit quelques secondes à comprendre qu'elle se trouvait face au visage le plus fripé qu'elle eut jamais vu. La peau tannée du vieille homme comptait autant de stries que l'écorce du chêne dont les feuilles s'égayaient au-dessus d'eux. Ses sourcils broussailleux s'accrochaient à ses arcades comme deux touffes de lichen, et ses cheveux pendaient mollement comme autant de brindilles mortes ballottées par le vent. Il sourit, songea-t-elle en voyant de nouvelles rides apparaître au coin de ses yeux. Elle hésita à répondre, craignant de se réveiller et de voir disparaitre le vieille homme et son sourire chaleureux.

— Comment suis-je arrivée ici ?

Le vieil homme resta, mais son sourire s'évanouit. Il demeura silencieux un instant, puis disparut de son champ de vision.

— Tamia !

— Oui, Quercus ?

— Donne des réponses à son esprit encombré. Quand elle sera prête à écouter ce qu'elle est venue apprendre, amène-là moi.

Un autre visage se pencha sur elle. Celui d'une femme d'âge mûr dont les yeux la firent tressaillir. Ses iris brunes étaient tachetées de blanc. L'œil droit était presque entièrement décoloré. Ses cheveux roux plaqués en arrière lui donnaient un air sévère que démentait son visage poupin.

— Eh bien, marmotte ! As-tu un nom ?

Elle n'en était pas certaine et dut y réfléchir.

— Cenelle, répondit-elle sans conviction.

La femme lui prit la main et tapota le bout de ses doigts. Ce contact lui rappela qu'elle avait un corps dont les limites avaient une fois de plus fui son esprit. Des fourmillements la parcoururent, comme quand le sang circule de nouveau dans un membre engourdi après être resté trop longtemps dans une même position.

— Enchantée, Cenelle ! Moi, c'est Tamia, et lui c'est Flic !

Tamia tapa deux fois sur son épaule et un tourbillon de fourrure rousse apparut près de son visage. Deux petit yeux noirs la fixèrent avant de disparaître derrière une queue en panache.

D'un bond il sauta sur la poitrine de Cenelle et entreprit d'explorer son cou et ses oreilles à la recherche d'éventuels trésors. Elle gloussa lorsque ses moustaches lui chatouillèrent le visage.

— Flic, veux-tu la laisser tranquille ! Tu ne trouveras pas de noisettes dans ses oreilles !

L'écureuil abandonna ses recherches et se percha sur une racine pour y faire sa toilette. Tamia s'assit à côté de Cenelle, les mains autour des genoux. Certaines articulations de ses doigts étaient énormes et déformées.

— Tu regardes mes mains ? J'aurais préféré une jolie mèche blanche, comme toi, crois-moi !

— Que voulez-vous dire ?

— Que c'est rarement le puni qui choisit la punition, pas vrai ? Remarque, le pauvre Griffe, s'est à son cœur qu'elle s'est attaquée. Et il y a pas survécu, alors j'aime autant les doigts...

Cenelle se demanda derechef si elle rêvait tant cette conversation lui paraissait surréaliste.

— Qu'est-ce que je fais ici ?

— Je parcourais le Morensac à la recherche d'autres hybrides quand je t'ai trouvée dans le petit bois de chêne, au fond de la vallée. Enfin, c'est Flic qui t'a trouvée. On est d'abord tombés sur un cheval, attaché tout seul. Il était content de me voir, je peux te le dire ! D'après l'état du tronc et de la bride, il avait dû tirer dessus pour essayer de se libérer, le pauvre. Je crois que je suis arrivée juste à temps pour le tirer de là !

Une pointe de reproche perça dans sa voix et Cenelle se mordit la lèvre en se souvenant qu'elle avait abandonné sa monture à son triste sort au lieu de lui rendre sa liberté.

— Je l'ai confié à notre palefrenier et il l'a bien requinqué ! Mais je crois qu'il n'est pas près de se laisser attacher à un arbre de sitôt ! Enfin, je me suis doutée qu'il était arrivé quelque chose et j'ai cherché son cavalier. Flic t'a trouvée, au pied d'un arbuste. Ta peau était froide comme la pierre, et tu respirais à peine. Quand j'ai vu tes cheveux, j'ai su que tu en étais une et je t'ai ramenée au camp, où on a convenu de t'emmener voir Quercus avec les autres. Tu es dans la baronnie d'Avolonne, à cent lieues au sud de là où je t'ai trouvée. Enfin, à peu près, mais je ne peux pas t'en dire plus, l'emplacement de notre retraite est tenu secret.

Un grand sourire de connivence éclaira son visage rond.

Cenelle scrutait Tamia à la recherche d'un quelconque signe de folie. Elle devait dire vrai à propos du cheval abandonné, mais le reste de son récit n'avait aucun sens. Elle se souvenait vaguement s'être endormie contre l'aubépine. Avait-elle été surprise par le froid ? C'était probablement ça. Mais de quelle retraite parlait-elle ? De quels hybrides ? Quelle punition ? Quels autres ?

Des élancements commencèrent à lui vriller le crâne. Elle voulut se masser les tempes mais lorsqu'elle parvint à soulever les bras, ses mains se mirent à trembler.

— Tu es encore très faible ! Je me demande combien de jours tu as tenu comme ça, nourrit seulement par ton arbre-sœur ! Tiens, ça te fera du bien !

Tamia l'aida à se redresser, puis porta à sa bouche une écuelle emplie d'un liquide rosé. Dès que ses lèvres trempèrent dans la décoction, elle reconnut le goût fruité des cenelles et but à grandes gorgées.

Une évidence la frappa soudain : Tamia connaissait son lien avec l'aubépine. Non seulement elle en parlait ouvertement, mais elle semblait considérer le fait comme naturel et surtout bienvenu.

Son coeur cogna si fort dans sa poitrine qu'il poussa les élancements dans sa tête à leur paroxysme. Des points blancs dansèrent devant ses yeux. Sa gorge se dessécha lorsqu'elle voulut demander :

— Comment savez-vous que j'ai un don ?

Tamia lâcha un gloussement aussi aigu qu'un couinement d'écureuil.

— Moi aussi je suis hybride ! Je suis néefaune !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Merenwen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0