27 - Temple

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Le cheval galopait à son gré. Après l'avoir talonné pour prendre la fuite, Cenelle ne se préoccupa plus de la direction à suivre. Les rênes claquaient au vent. Ses mains crispées refusaient de les guider.

Un paysage flou défilait devant ses yeux embués, succession d'éclaboussures émeraudes et de silhouettes grises parmi lesquels s'invitaient des nuées de spectres blancs et noirs d'une cruelle netteté. Le martèlement sourd des sabots sur la terre ne couvraient pas la voix narquoise qui la hantait. Corvéus. Le vent cinglait ses joues humides mais lui infligeait une peine trop douce encore. Les sanglots s'accumulaient dans sa gorge contractée, contenus par la seule force de sa volonté. Corvéus. Ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes jusqu'à ce qu'un filet de sang s'en échappe. Aucune douleur ne parvenait à supplanter le tranchant de ce nom aux accents du mensonge. Corvéus.

Épuisé et sans autre ordre de sa cavalière, le cheval finit pas trotter puis s'arrêter à la vue de quelques touffes d'herbe encore vertes. Cenelle l'abandonna et fit quelques pas avant de se laisser tomber à genoux dans les fougères en bordure du chemin.

Comment avait-elle pu être aussi naïve ?
Il connaissait ces prêtres. Il connaissait cette femme. Ils s'étaient donné rendez-vous au temple. à quel moment ? Lors de cette matinée où il avait prétendu démabuler dans les rues ? Tout ce temps, il lui avait menti. Qu'avait-il compté faire ? La livrer au bûcher ? à ces hommes et femmes en toge blanche qu'elle s'était efforcée d'éviter toutes ces années ? Encore eux ! Eux qu'elle craignait et abhorait à la fois. Qui traquaient les chasseurs, les condamnaient à une vie de clandestinité et d'errance.
Qui avaient assassiné Coryla.
Et Jolin... Corvéus était des leurs. 
Une vague de fureur trop longtemps endormie se déversa dans sa poitrine où elle fit voler en éclat l'étau du chagrin, submergea les sanglots coincés dans sa gorge. Cenelle vomit sa rage dans un hurlement inhumain. Elle frappa le sol de ses poings, déracina les fougères autour d'elle, s'empara de sa dague et se jeta sur un mélèze qu'elle poignarda avec force jusqu'à ce qu'une résine pâteuse s'écoule de la plaie béante du tronc. Cenelle lâcha son arme et contempla ses mains couvertes de sang et de suc.

Horrifiée par son geste, elle s'enfonça dans les bois à la recherche du seul réconfort que ce monde pouvait lui offrir. Elle ne trouva qu'une majorité de résineux, mêlés à quelques hêtres et noisetiers. Elle dut rattraper son cheval, qui fort de sa soudaine liberté, folâtrait dans une prairie voisine. Elle remonta en selle, contourna Six-Sources par l'ouest et ne s'arrêta qu'après avoir de nouveau franchi la rivière qui s'écoulait au fond de la vallée. Elle quitta la route marchande pour s'enfoncer dans une forêt de chênes. Là elle attacha sa monture au bord d'un ruisseau. Après une courte marche, elle trouva ce qu'elle cherchait.

Cenelle s'accrocha au maigre tronc de l'aubépine comme aux bras réconfortants d'une mère.
Qu'allait-elle devenir ?
La traqueraient-ils sans relâche ? Elle ne pouvait plus tenter de retrouver cette femme. Cette dernière savait où était Lynx, et les autres chasseurs. Elle ne pouvait risquer de les conduire jusqu'à eux.

Elle ne s'était plus sentie si seule depuis cette nuit où elle avait quitté son village.
Pour lui elle avait baissé sa garde, ouvert son coeur. Il aurait pu lui trancher les veines, il ne l'aurait pas laissée plus exangue. Que restait-il d'elle à présent ? Elle n'aurait plus la force de supporter la solitude, ni le courage de faire confiance à autrui.  Elle était si fatiguée. Pour qui, pour quoi continuer ?
Cenelle posa son front contre le buisson et s'ouvrit totalement à son don. La vie paisible de l'arbuste pénétra sa peau, ses chairs, s'écoula dans ses veines où son sang pulsait bien trop vite. Elle ne voulait plus partir. Elle plongea ses mains meurtries dans l'humus au contact des racines, et se laissa submerger par les ténèbres bienfaisantes.



Le tintement des sabots sur les pavés le ramena à la réalité. Le cerveau de Corvéus bouillonnait. Une poignée de corneilles les suivait le long des rues de la ville. Parmi elles, un corbeau silencieux voletait de toit en toit. Les autres étaient restés dans les champs alentours et se chamaillaient avec leurs cousines.

Ses idées se bousculaient. L'angoisse l'empêchait de formuler une pensée claire. Qu'avait-il fait ? Pourquoi lui avait-il caché la vérité ? Il voulait prendre le temps de lui expliquer les choses, ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Comment allait-il se sortir de là ?

La prêtresse aux lèvres carmin ne lui avait plus adressé la parole depuis leur départ. Sans doutes attendait-elle d'être seule avec lui. Ils arrivèrent en vue du temple dont la façade en demi-cercle avançait sur la place comme la proue d'un navire échoué sur une plage. Ses lourdes portes de chêne étaient surmontées d'une main argentée dotée d'un auriculaire à une seule phalange. De hautes vitres cassaient la monotonie des façades immaculées qu'aucune sculpture ni peinture ne venaient égayer.

Corvéus frissonna lorsqu'ils avancèrent dans l'ombre de l'imposant bâtiment. Ils contournèrent l'entrée principale et longèrent la courbure de l'aile est jusqu'à son extrémité. Il s'attendait à pénétrer à l'intérieur du demi-cercle mais un mur surmonté d'une barrière de fer reliait les deux ailes.

Les cavaliers firent halte et se tournèrent vers la prêtresse dans l'attente de ses instructions.

— Dites à la grande prêtresse que nous l'avons retrouvé, et qu'elle pourra le voir quand elle le souhaitera.

Elle descendit de cheval et toisa Corvéus d'un sourire satisfait.

— Suis-moi, il faut te rendre plus présentable.

Une des cavalières, dont la capuche laissait échapper de longs cheveux noirs de jais, interpela la prêtresse :

— Maxine, j'aimerais te parler. Retrouve-moi dans ma cellule dès que tu... en auras fini avec Corvéus.

La prêtresse acquiesça discrètement puis invita Corvéus à la suivre.

Maxine... Je pourrai au moins prétendre me souvenir de son prénom, se réjouit-il.

Laissant derrière eux les quatre autres cavaliers, elle l'entraîna à l'intérieur de l'aile est par une petite porte qu'elle referma à clef après leur passage. Corvéus tentait de suivre le pas énergique de Maxine tout en observant avidement le décor qui s'offrait à lui. Il était sans doutes venu ici à plusieurs reprises et espérait que ces lieux familiers l'aideraient à recouvrer la mémoire.
Ils longèrent d'abord un couloir trop sombre mais débouchèrent rapidement sous les arcades entourant le cloître intérieur. Des allées de graviers délimitaient quelques carrés de fleurs et se rejoignaient autour d'une terrasse de forme circulaire et constituée de dalles de granite. La pierre centrale était gravée, non pas d'une rose des vents comme il le crut au premier abord, mais des symboles censés renvoyer les démons dans les abysses.
Quelques prêtres se promenaient dans les jardins, d'autres méditaient sur des bancs. Aucun ne foulait la terrasse centrale.

Corvéus s'imagina déambuler dans les allées, les graviers crissant sous ses pas. Il détailla les colonnes gravées de motifs géométriques. Rien. Ce jardin lui était inconnu. Plus il essayait de se souvenir, plus son cerveau bloquait.
Une part de lui se voulait rassurante et estimait qu'il n'avait qu'à avouer son amnésie. Maxine serait peut-être heureuse de l'aider à reconstituer son histoire. Mais une autre voix exprimait doutes et méfiance. Il n'appréciait pas de se retrouver en position de faiblesse, et ne faisait pas confiance à cette femme. Il émit même l'hypothèse qu'en apprenant sa perte de mémoire, les prêtres le jugeraient inutile et décideraient de l'éliminer. Était-ce ce qu'avait entendu la femme par "dès que tu... en auras fini avec Corvéus." ?

Il frotta ses mains moites sur ses chausses usées. Son esprit se tendit et rencontra le corbeau perché quelque part sur le toit du temple. Sa présence, même invisible, le rassura.

Maxine quitta les jardins, bifurqua sur sa gauche dans un large couloir et stoppa enfin devant une des nombreuses portes encastrées dans le mur blanc et nu.

— C'est provisoire, bien sûr. Dès que tu auras vu la grande prêtresse, tu regagneras ta propre chambre. En attendant, cela devrait te rappeler ton arrivée ici.

Ils entrèrent dans une minuscule cellule, dont le lit occupait toute la largeur du mur. Un écritoire et un tabouret constituaient les seuls autres meubles de la pièce, ainsi presque trop encombrée. un filet de lumière s'échappait d'une meurtrière mais Maxine alluma une lampe à huile accrochée au mur avant de fermer la porte.
Elle croisa les mains et le détailla. Il devait prendre le contrôle de la discussion. Il s'assit sur le lit et posa ses mains sur la couverture de laine pour leur éviter de trembler.

— Eh bien, me voici de retour ! Comment m'avez-vous retrouvé ?

— Coronille et ses corneilles...

Aurait-il dû comprendre ?

— Je vois, éluda-t-il.

Elle gardait le silence, semblait s'amuser de le voir chercher ses mots.

Comment en dire assez sans me trahir ?

— Je suis... touché de l'énergie que vous avez déployée pour me sortir de là.

Elle plissa un instant ses yeux verts comme si elle pouvait le sonder, puis vint s'agenouiller devant lui et posa ses mains sur ses cuisses.

— Quand la Main accorde un tel don à un de ses enfants, on ne peut se permettre de l'égarer bêtement, tu ne crois pas ?

Il déglutit avec peine. Elle disait la vérité, l'informa le corbeau qu'il devinait sous la meurtrière. Une évidence le frappa. Bien sûr qu'elle dirait la vérité. Elle connaissait son don.

— Merci Maxine, fut tout ce que sa gorge nouée lui permit de rétorquer.

Elle se redressa et passa une main sur sa joue, comme elle l'avait fait lorsqu'ils s'étaient croisés sur la place quelques semaines plus tôt.

— Je vais te faire porter des vêtements propres et de quoi te débarbouiller. Prépare-toi. La grande prêtresse a hâte d'entendre ton histoire, et moi aussi...

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