26 - Chemins

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Ils laissèrent les pierres de démons à Lynx, qui irait les vendre dans la grande cité de Dorentice, en échange de quoi il avait partagé avec eux une bonne partie de sa bourse. Il avait également payé leurs trois chambres à l'auberge pendant sa convalescence.

Cenelle et Corvéus chevauchaient à présent plein sud, en direction de la baronnie d'Avolonne, territoire minuscule et reculé de l'extrême est du royaume. Cenelle était impatiente d'en apprendre plus sur elle-même, mais redoutait ce retour dans le sud qui la rapprochait inévitablement de son village natal.
À la mi-journée, ils s'écartèrent du chemin à l'approche de Six-Sources et firent halte au bord d'un petit ruisseau. Une fine couche de neige recouvrait la prairie et les arbres alentour, prémices d'un hiver qui s'annonçait précoce. Un épicéa gigantesque, dont les branches s'élançaient au-dessus du cours d'eau, leur offraient un coin de verdure au sec et à l'abri du vent.

— Donc, d'après toi, cette femme saura nous expliquer pourquoi nous parvenons à détruire les démons ailleurs que sur la roche ?

— Elle semblait au fait que cela est possible en tout cas. Et puis, elle savait aussi pour... ça.

Cenelle attrapa la mèche d'un blanc immaculé qui s'invitait dans sa chevelure auburn.

— Et ça...

Elle exposa ses mains à la lumière. Leur dos était criblé de taches brunes.

La jeune femme s'était persuadée qu'elle infligeait elle-même cette punition à son corps par sa volonté de se couper d'une part d'elle-même. Elle ressentait tellement intensément la douleur de ce choix qu'elle n'était pas surprise de constater le flétrissement physique qui l'accompagnait. Force était de constater qu'elle s'était trompée sur l'origine de ces changements. D'ailleurs, depuis l'arrivée de Jolin elle s'était autorisée à ouvrir de nouveau son cœur, mais d'autres taches étaient tout de même apparues sur ses avant-bras.

— Est-ce douloureux ? demanda-t-il en lui prenant la main.

— Pas du tout mais...

Elle s'interrompit, les yeux rivés sur les doigts de son compagnons. Sur son index, au niveau de l'articulation, sa peau présentait une coloration foncée de forme caractéristique. Elle l'effleura du bout du doigt.

— Tu ne l'avais pas avant que nous nous rencontrions ?

— Non, voyons, je m'en souviendrais.

Elle mit quelques secondes à percevoir le ton railleur de sa réponse.

— Pardon j'ai oublié que...

— Que j'avais tout oublié ?

Goguenard, il l'attira contre lui.
Il avait promis d'être patient, de ne pas la brusquer, et la défiance de Lynx à son égard avait un peu refroidi ses ardeurs. Sous le regard inquisiteur de son mentor, il s'était senti comme un jeune homme soumis à l'examen permanent d'un père protecteur, excepté que le père en question avait le courroux facile, l'instinct d'un prédateur, et la ceinture garnie de dagues. Corvéus s'était donc efforcé de prendre son mal en patience, et avait attendu avec hâte de se retrouver seul avec Cenelle.
Après plusieurs semaines à contenir ses ardeurs, il se montra enfin plus entreprenant.
Il caressa sa peau laiteuse et déposa un doux baiser sur ses lèvres. À son grand soulagement, elle y répondit sans retenue.

— J'ai cru que tu ne m'embrasserais jamais, lâcha-t-elle dans un souffle.

Il resta interdit, surpris d'un tel aveu. Son expression ahurie la fit éclater de rire.

— Mais je... Mais tu... Je ne voulais pas te brusquer !

— Je sais, et je t'en remercie. Mais je finissais par croire que tu avais plutôt un faible pour Lynx, à le couver du regard comme tu le faisais !

— Je couvrais mes arrières !

Elle rit de nouveau et un violent désir s'empara de lui. Il la souleva comme un fétu de paille et l'installa à califourchon sur lui.

— Ton rire me rend fou, dit-il en lui attrapant le visage. Il l'embrassa avec fougue comme il en avait rêvé tant de fois, puis il défit les boutons de son manteau, et glissa les mains sous son chemisier. Le contact de ses doigts glacés la fit sursauter. Il les retira promptement mais elle lui pris les mains et les replaça sur sa taille.

— Je suis prête...

— Non, dit-il en retirant ses mains dans un terrible effort de volonté. Pas comme ça.

Il la regarda dans les yeux et passa un pouce sur ses lèvres gercées par le froid.

— Pas comme ça, répéta-t-il. Je ne veux pas que tu aies froid. Je veux... prendre mon temps.

Il expira pour freiner ses ardeurs et déclara le plus posément possible :

— Je sais que nous voulions économiser et bivouaquer en chemin, mais ce soir, arrêtons-nous dans une auberge. Je veux que nous soyons au chaud pour notre première fois, et je n'attendrai pas une nuit de plus.

Les joues de Cenelle étaient rouge vif. D'embarras, de désir, de froid ? Il n'aurait su le dire mais tandis qu'elle acquiesçait en silence, il eut une idée et déclara un brin taquin :

— Tout de même, si j'avais su je t'aurais embrassée plus tôt ! Que dirais-tu de jouer au jeu de la vérité ?

— Je ne connais pas ce jeu.

— J'y ai joué souvent avec moi-même pendant que tu chouchoutais ton maître et que je me retrouvais éperdu de solitude.

Elle haussa les sourcils et sourit à son air faussement malheureux. Un soudain tumulte leur vrilla les tympans lorsqu'une douzaine de corbeaux vinrent se poser au-dessus de leur tête en croassant.

— C'est très simple : tu affirmes quelque chose à propos de toi, et les corbeaux et moi, on doit deviner si tu dis la vérité.

— Très bien, mais je commence à être réellement frigorifiée, alors que dirais-tu que l'on joue en route ?

Ils levèrent le camp et regagnèrent le chemin qui conduisait à Six-Sources mais décidèrent de contourner la ville.
De nombreux nuages cotonneux défilaient rapidement dans le ciel et, poussés par le vent du nord, semblaient leur faire escorte. Les corbeaux se laissaient porter par les courants invisibles, tournoyant haut dans le ciel devant eux, puis se posaient sur un sapin ou un chêne au bord du chemin avant de reprendre leur envol.

— Allez, je t'écoute, je te dirai si ce que tu affirmes est vrai ou faux.

— Je m'appelle Cenelle.

— Vrai.

— J'ai vingt-trois ans.

— Vrai.

— Je déteste les fraises.

— Faux.

— J'aime l'hydromel.

— Vrai. Mais tout cela est bien trop facile, je n'ai pas besoin des corbeaux pour répondre. Dis-moi quelque chose de plus intime sur toi, quelque chose que je ne peux pas savoir.

— Oh, par exemple, si j'ai envie que tu m'embrasses ou pas ?

— Très drôle ! Je le sais à présent, et crois-moi, je ne suis pas près de l'oublier !

— Mais j'y pense, les corbeaux n'ont-ils pas pu t'aider à retrouver la mémoire ?

— J'ai essayé de leur poser des questions, mais ils ne pouvaient répondre. Je ne crois pas qu'ils "connaissent" la vérité. Je pense qu'ils savent seulement détecter si une personne ment ou pas. Comme je n'ai aucun souvenir de mon passé, ils sont incapables de dire si ce que j'affirme est vrai ou pas.

—Mmmh... Et dans mon cas, ils te communiquent si je te dis la vérité ou pas ?

— Je crois, oui.

— J'ai hâte d'être à ce soir.

Un sourire éclaira la face de Corvéus.

La forêt s'était clairsemée à l'approche de la ville et champs et pâtures avaient remplacé sapins et épicéas. Ils chevauchaient à présent sur la route marchande qui reliait Six-Sources et le fond de la vallée au reste du royaume. Une rangée de tilleuls sur la gauche et de noyers sur la droite semblaient surveiller le passage comme autant d'immenses gardiens muets.
Les corbeaux se turent si soudainement que Cenelle et Corvéus tournèrent simultanément la tête vers le tilleul sur lequel ils étaient perchés. D'autres croassements s'élevèrent plus loin devant eux où le chemin bifurquait derrière les énormes troncs qui leur bouchaient la vue. Une nuée d'oiseaux noirs apparut en piaillant et vint tournoyer au-dessus de leurs têtes.

— D'où viennent ceux-là ?

— Je ne sais pas mais c'est étrange, je ne peux pas me "connecter" à eux.

Une trentaine de volatiles vinrent se poser à leur hauteur, de l'autre côté de l'allée de noyers.

— Ah ! Ce sont des corneilles. Curieux, je ressens presque... J'ai l'impression que je pourrais presque communiquer avec eux aussi, mais...

Il blêmit.

— Ils sont... Déjà pris ! Ils sont liés à quelqu'un d'autre !

À peine eut-il fait ce constat, que cinq cavaliers chevauchant de front débouchèrent dans le tournant quinze toises devant eux. Instinctivement Corvéus ralentit sa monture mais Cenelle lui dit tout bas.

— Ils nous ont vus, ne t'arrête pas, cela paraitrait suspect.

Malgré tout, elle même mourait d'envie de talonner son cheval et de faire demi-tour : la tenue blanche des cavaliers ne laissait aucun doute sur leur identité.

— Tout ira bien, mes armes ne sont pas visibles. Nous sommes de simples voyageurs, dit-elle pour se rassurer elle-même.

— Cenelle...

Corvéus avait arrêté son cheval.

— Jolin, qu'est-ce que tu fais ? Il faut avancer !

— Cenelle, sauve-toi !

— Quoi ?

Tous les corvidés s'étaient tus à présent. Le claquement des sabots sur la terre battue se faisait plus rapide : les cavaliers accéléraient l'allure.

— Fais demi-tour, sauve-toi ! Je suis désolé...

La panique dans la voix de son compagnon l'affola. Elle n'eut pas le temps de lui répondre, une femme aux cheveux blonds platine les interpela.

— Corvéus ! Enfin !

En un instant les cavaliers furent sur eux. Trois femmes et deux hommes leur faisaient face, arborant l'habit des prêtres de la Main Blanche. La femme qui se tenait au centre portait le médaillon des prêtresses : une Main d'argent dont l'auriculaire n'avait qu'une phalange. Elle s'adressa de nouveau à Corvéus.

— Je t'ai attendu l'autre soir, au temple. Tu as eu des ennuis ? demanda-t-elle en dévisageant Cenelle.

— Non. Enfin, si. Je t'expliquerai.

Les corneille s'agitèrent, et il pria pour que ce ne fut pas pour les raisons qu'il redoutait.

— Parfait. Tu vas pouvoir me raconter ça maintenant, n'est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

Il se tourna vers Cenelle et s'efforça d'occulter la douleur et l'incompréhension qu'il lut dans son regard.

— Eh bien, merci mademoiselle, sans vous je n'aurais pas retrouvé mon chemin jusqu'à Six-Sources. Je suis entre de bonnes mains à présent. Je ne vous retiens pas plus longtemps !

Il tendit le bras pour inviter les cavaliers à faire demi-tour et à le précéder sur la route, mais la femme ne bougea pas.

— Allons Corvéus, cela n'est pas très courtois ! La Main sait apprécier à sa juste valeur l'aide qui lui est apportée ! Nous rendre un précieux élément tel que toi mérite récompense. Peut-être que ton guide voudrait nous accompagner au temple et recevoir la bénédiction de la grande prêtresse ?

Incapable de répondre, Cenelle secoua la tête, éperonna son cheval, fit volte-face, et s'enfuit au galop.
Corvéus tenta d'ignorer la douleur qui lui transperçait la poitrine et parvint à se composer un sourire lorsqu'il vit qu'aucun cavalier ne la poursuivait.

La réponse affirmative des corbeaux le glaça lorsqu'il leur adressa ses questions muettes.

La femme n'avait pas cru à son histoire. Elle savait que Cenelle était une chasseuse. Cenelle était en danger.

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