19 - Lynx

6 minutes de lecture

— Ou te faire poignarder, fit-elle remarquer en lui piquant légèrement le torse.

Il grogna en rengainant son épée. Corvéus fut surpris par leur manière de se saluer : ils se serrèrent les poignets.
Cenelle observa son ancien maître avec inquiétude. Lui dont elle admirait le flegme se montrait fébrile.

— Des ennuis ?

— Des capes noires ! cracha-t-il.

— Hum, on en a croisé deux.

Lynx tiqua à l'usage du pronom "on" et dévisagea Corvéus. Il le désigna du menton en regardant Cenelle.

— Je te présente Jolin. Il m'a aidé à tuer un démon.

Corvéus tendit sa main que Lynx empoigna fermement tout en le scrutant d'un regard perçant, avant de l'ignorer de nouveau. Il inspecta Cenelle de la tête au pied, puis désignant son cou dont la peau avait viré au bleu :

— C'est eux ?

Cenelle acquiesça.

— Ils nous sont tombés dessus comme s'ils nous attendaient.

— Mmh... Tyto m'a dit qu'ils avaient eu Jeanne...

— Ils ont failli t'avoir, toi aussi ! Et tu as décidé de t'achever à ce que je vois ? ajouta-t-elle en désignant le bandage crasseux qui lui mangeait la joue.

— J'ai fait avec ce que j'avais sous la main !

Elle s'approcha et souleva le tissu en grimaçant.

— Qu'est-ce que tu as mis là-dessous ?

Le chasseur grommela quelque chose à propos de camomille. Un large sourire fendit le visage de la jeune femme.

— Comment as-tu pu confondre de la camomille et de l'ortie ? Tu as dû apprécier l'application ?

Lynx grommela et jura encore avant de s'asseoir et de s'abandonner aux bons soins de son ancienne élève.
Corvéus observa les deux amis qui semblaient ne s'être jamais quittés, devisant, s'échangeant les nouvelles comme s'ils reprenaient une discussion interrompue la veille. La blessure de Lynx correctement soignée, ils préparèrent un feu dans le foyer de pierres. Pas de retrouvailles larmoyantes ni de préambules.
Pas de tentatives non plus de l'intégrer à la conversations.

Il s'assit dans un coin et détailla le chasseur. Légèrement plus petit et plus trapu que lui-même, ses gestes étaient sûrs et ses mouvements empreints d'une souplesse presque féline. Sa peau tannée avait bien dû voir passer quarante hivers. Quelques mèches grises parsemaient sa chevelure châtain, nattée sur sa nuque, mais son regard brun restait vif et perçant. Il avait le visage couturé d'un vieil ours qui aurait connu maints affrontements avec ses congénères. En revanche, Corvéus ne trouva pas chez lui de cheveux blancs ni de taches sur les mains. Il avait imaginé que ces marques présentes chez Cenelle venaient de son contact régulier avec les démons.
Encore une des nombreuses questions à son sujet dont il n'aurait peut-être jamais la réponse...

— C'est bon de te revoir, Cen ! Je te croyais dans les montagnes, qu'est-ce qui t'amène ?

— Des questions.

— Nom de Dieu...

Lynx se passa la main sur le visage.

— Je croyais qu'on s'était mis d'accord ? Plus de questions ! Y a aucune raison à tout ça, Cen ! Ça sert à rien de te torturer à essayer de trouver une explication ! Et si t'en veux une, va demander à ces bon dieu de prêtres au cul blanc, ils en auront sûrement inventé une qui te plaira ! Mais fiche-moi la paix avec ça !

Cenelle subit sa diatribe avec le stoïcisme de l'habitude. Elle attendit qu'il se calme, et répondit :

— C'est autre chose. Il y a deux nuits, j'ai tué un démon que je n'avais pas affaibli, et sans avoir tracé les graphes au sol.

— Tu te fous de moi ?

Elle hocha la tête.

— C'est pas possible, Cen. Il s'est peut-être retiré, volatilisé, mais n'a pas été détruit.

— J'ai récupéré la pierre.

Lynx tisonna le feu qu'il venait d'allumer pour se donner le temps de la réflexion.
Corvéus, fasciné par cet échange auquel il ne comprenait pas grand-chose, se racla la gorge.

— Je vous dirais bien que j'étais témoin, mais j'étais inconscient à ce moment-là.

Lynx parut soudain se souvenir de la présence du jeune homme.

— C'est comme ça que vous l'avez aidée ?

Corvéus réprima un sourire. Le parler du chasseur était aussi cinglant que celui de son élève. C'est elle qui répondit.

— Jolin a détourné son attention, c'est comme ça que je l'ai eu... à l'extérieur du refuge de pierre que j'avais trouvé.

Lynx garda le silence.

— Bordel... fut tout ce qu'il trouva à dire avant de retomber dans un silence méditatif.

Corvéus s'approcha de Cenelle et parla bas pour ne pas déranger le chasseur perdu dans ses pensées.

— Qu'auriez-vous dû tracer au sol ?

— Des symboles censés renvoyer ces créatures dans les abysses d'où elles viennent.

— Voudriez-vous m'expliquer en détail comment vous chassez les démons ?

— Pourquoi voulez-vous savoir ?

— Je crois que j'aimerais vous aider. Consciemment cette fois.

— Pourquoi feriez-vous cela ?

Pour ne plus avoir à vous quitter, pensa-t-il très fort.

Son lien avec les corbeaux momentanément rompu, il fut soulagé de pouvoir mentir à sa guise. Une part de lui persistait à penser que c'était incorrect et ces mensonges le mettaient mal à l'aise. Il préféra cependant attendre d'en apprendre d'avantage avant d'avouer son lien avec la Main Blanche.

— J'y ai réfléchi : je ne sais pas qui je suis ni d'où je viens. J'ignore si je recouvrerai la mémoire un jour, et ne souhaite pas courir après un passé révolu. Puisque vous m'offrez la possibilité de prendre un nouveau départ, j'aimerais contribuer à débarrasser le monde de ces monstres sanguinaires...

Son sourire angélique fit fondre Cenelle qui sourit à son tour avec douceur avant de retrouver son sérieux.

— Ce n'est pas une activité de tout repos.

— Je le sais ! Je vous ai vue à l'œuvre, et ne suis pas près de l'oublier.

— Pensez-vous être...

— à la hauteur ? Je n'en ai pas la moindre idée. M'étant réveillé sur un champ de bataille, je suppose que je sais me battre ?

Cenelle parut sceptique, il ajouta :

— Je vous dois déjà énormément, et si vous envisagez de me garder comme compagnon de route... Fut-ce pour un temps... Je ne souhaite pas être un fardeau. L'idée de parcourir le monde à vos côtés me séduit énormément, je ne voudrais pas risquer de tout compromettre en vous donnant envie que je parte.

Cette partie de l'histoire au moins était on ne peut plus vraie. Corvéus avait eu tout loisir de réfléchir lors de leurs marches silencieuse et s'était interrogé sur l'attirance qu'il éprouvait pour Cenelle. Une part rationnelle de son esprit estimait qu'il se comportait tel l'oisillon nouveau-né qui se raccroche à la première personne qu'il voit en venant au monde. Sa condition d'amnésique l'angoissait plus qu'il n'osait l'avouer, et l'idée de se retrouver seul face à l'inconnu ne l'enchantait guère. Puis, ajoutait-il, Cenelle et lui s'étaient rencontrés dans des circonstances pour le moins périlleuses : en l'espace de deux semaines, ils s'étaient retrouvés en danger de mort et sauvés à deux reprises. Cela, supposait-il, créait des liens particulièrement forts.

Une petite voix, à laquelle il n'osait prêter l'oreille, lui soufflait tout autre chose. Les circonstances l'influençaient certes, mais outre les messages des corbeaux, son corps aussi exprimait de façon très claire que la peur n'était pas la raison de son attachement à la chasseuse de démons.
Sa récente rencontre avec la prêtresse de Six-Sources le confortait dans cette idée. Cette femme le connaissait manifestement, peut-être même intimement. Cependant l'envie de la revoir, d'en savoir plus, ou de retrouver au temple des personnes familières ne l'avait pas attiré. Seules des informations sur son passé le poussaient à vouloir y retourner.
Lorsqu'il regardait Cenelle, en revanche, une agréable chaleur envahissait sa poitrine, il se perdait dans ses yeux si particuliers, se surprenait à humer le parfum de fleurs qui flottait après son passage. Il mourait d'envie de la toucher, de la connaitre mieux. Rien ne le comblait davantage que la faire sourire.

Il passa la main sur la cicatrice qui barrait son front et sut ce qui le retenait de se montrer plus entreprenant.

Qu'ai-je à lui offrir à part de nombreux problèmes ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Merenwen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0