18 - Conversations

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Peu à peu, les sapins se clairsemèrent, puis disparurent au profit de prairies encore vertes. De part et d'autre du sentier, les arbustes formaient une haie nue et infranchissable par quiconque dépourvu d'ailes ou mesurant plus de quelques pouces. Les églantiers étaient si bien partis à l'assaut de leurs voisins que leur fruits et leurs épines garnissaient prunelliers, cornouillers, sureaux et aubépines. Ça et là, une brèche dans cette clôture organique permettait l'accès aux pâtures et aux champs de blé en jachère.
Quelques vaches levèrent nonchalamment le mufle à l'approche des deux jeunes gens qui marchaient d'un bon pas.
Un vent du nord s'était levé, et malgré le ciel d'un bleu sans nuages, la fraîcheur faisait rougir leurs joues et pleurer leurs yeux.

Cenelle s'était trouvée injuste et peu aimable avec son compagnon. La culpabilité l'avait assaillie de le voir touché et meurtri. Qu'elle soit incapable d'accepter une certaine intimité entre eux n'excusait pas son attitude froide et taciturne. Lorsqu'ils avaient partagé un morceau de pain, c'était elle qui avait relancé la conversation.

— Avez-vous apprécié Six-Sources ?

— Eh bien, elle ne m'a pas parue familière si c'est votre question. Pour le reste, j'apprécie autant les paysages bucoliques que je découvre avec vous.

— Vous ne pensez pas être citadin finalement ?

Il haussa les épaules.

— J'ai peut-être un bel avenir en tant que guérisseur et je compte améliorer ma capacité à identifier les plantes sauvages ! C'est lynx qui vous a appris tout ça ?

Cenelle pouffa malgré elle.

— Lynx est incapable de différencier une noisette d'un gland. J'ai tenté de lui enseigner la reconnaissance des plantes les plus courantes, mais ne lui confiez pas vos blessures si vous pouvez l'éviter !

— Je tâcherai de m'en souvenir ! Je suppose qu'il est plus doué pour la chasse aux démons ?

— En effet. C'est lui qui m'a appris tout ce que je sais. Il est agile, rapide et calme en toutes circonstances.

Et il ne serait pas fier de son élève, ajouta-t-elle pour elle-même, appréhendant soudain les retrouvailles avec son maître.

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Je travaillais dans une auberge, dans la baronnie d'Avolonne, juste au sud du duché. Je nettoyais les tables quand il est arrivé chancelant et en sang, incapable de parler tant sa bouche était tuméfiée. Une chasse qui avait failli mal se terminer. Il a posé trois pièces sur le comptoir, je l'ai conduit jusqu'à une chambre, et l'ai soigné. Il m'a demandé comment il pourrait me remercier... "Apprenez-moi à détruire les démons" lui ai-je répondu. Dès qu'il à été remis sur pieds, je suis partie avec lui...

Cenelle se perdit dans ses pensées, laissant Corvéus avec ses questions.

N'avait-elle pas de famille ? Qui lui avait appris l'art de soigner ? Pourquoi le chasseur avait-t-il accepté d'emmener une gamine à la chasse aux démons ?

Il supposa que l'histoire était loin d'être aussi simple. Quoi qu'il en fut, elle était véridique, c'est ce que lui apprirent les dizaines de corbeaux qui leur faisaient escorte.

Corvéus s'entraînait à tester son lien avec les oiseaux de diverses manières. Ainsi comprit-il qu'une question formulée précisément dans son esprit était nécessaire pour qu'ils daignent lui répondre. Se doutant que l'absence de réponse n'était pas un caprice, le jeune homme émit l'hypothèse que peut-être ils l'ignoraient tout simplement.

Vous pourriez alors me communiquer un simple "je ne sais pas !"

Tout à ses "conversations" avec les corbeaux, Corvéus ne vit pas que Cenelle s'était arrêtée, et ce n'est qu'à son deuxième appelle qu'il se souvint que le prénom "Jolin" s'adressait à lui.

Il commençait à savoir lire à travers le masque impénétrable qu'elle savait si bien composer. En l'occurrence, sa contrariété ne faisait aucun doute. Penaud, il revint à sa hauteur. Elle lâcha d'un air pincé :

— Nous pourrions aussi bien annoncer notre arrivée en sonnant du cor !

Les corvidés étaient en effet loin d'être discrets. Le moindre envol, le moindre coup de bec, le moindre atterrissage sur un quelconque perchoir était accompagné de moult cris aussi puissants que disgracieux.
Ce tapage incessant perturbait Cenelle au-delà du danger qu'il pouvait représenter. Elle regretta ses longues randonnées solitaires et silencieuses, où seul l'accompagnait le chant mélodieux des mésanges, des rossignols, ou des pinsons.

Loin de s'offusquer de la réaction de la jeune femme, Corvéus y vit l'occasion de tester à nouveau sa capacité à communiquer avec les bruyants volatiles.

Taisez-vous ! hurla-t-il en pensée en agitant ses mains dans leur direction, mais ils ne tinrent aucun compte de son injonction.

Nous ne voulons pas être repérés, ni suivis !

Devant l'échec de cette seconde tentative, il hésita, puis se connecta à cette présence qu'il avait senti naître au creux de la poitrine lorsque les corbeaux s'étaient manifestés pour la première fois après son réveil.
Une liaison, un flux permanent et intangible circulaient entre lui et eux. Il s'imagina briser ce lien, libérer les oiseaux de ces rênes invisibles.

Je veux rester seul pour l'instant, s'entendit-il leur communiquer.

Aussitôt, un grand vide le prit aux tripes.
Des images de cadavres ressurgirent sans crier gare.
Les yeux rouges du démon.
Les mains gantées autour de son cou.
Un froid glacial l'envahit, lui coupa le souffle.

Puis tout disparut dans les yeux de Cenelle lorsqu'elle lui prit la main. Il respira de nouveau.

Les oiseaux cessèrent de les suivre.

La source aux alouettes près de laquelle ils comptaient retrouver Lynx était l'une des six sources qui avaient donné son nom à la ville. Elles abreuvaient hommes, bêtes et cultures sur des lieues à la ronde, c'est pourquoi de nombreuses fermes avaient fleuri tout autour du bourg.

Ils passèrent devant une fontaine de pierre, ronde et peu profonde, alimentée, expliqua Cenelle, par la fameuse source qui surgissait un peu plus haut. Ils la contournèrent et longèrent un petit bois sur un quart de lieue avant de découvrir ce qu'ils cherchaient.
La ferme abandonnée avait dû être imposante, songea Corvéus à la vue de l'édifice à demi-écroulé. Tout un pan de mur gisait parmi les herbes folles, partiellement recouvert par les ronces et les orties. De la grange ne subsistaient que quelques planches pourries. Les poutres avaient depuis longtemps alimenté les feux de Lynx et des autres voyageurs qui trouvaient parfois refuge dans ces ruines.

Ils avancèrent prudemment et franchirent ce qui avait dû être l'entrée, pour pénétrer dans la partie du bâtiment encore debout. Les rayons du soleil filtraient à travers le chaume en décomposition, ornant le sol d'un éphémère plancher de lumière. Des cendres garnissaient un foyer délimité par quelques pierres, à côté duquel était entreposée une petite réserve de bois. Aucun signe de vie ne venait troubler la quiétude des lieux, et contrastant avec le précédent vacarme des corbeaux, le silence était assourdissant.

Une ombre bondit dans leur dos. Ils se retournèrent d'un même mouvement. Corvéus recula, Cenelle avança, poignard en avant. L'ombre brandit une épée dont la pointe arriva entre ses côtes.

— Bordel, Cen, annonce-toi ! J'aurais pu t'embrocher !


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