17 - Confidences

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— Êtes-vous soulagé d'être débarrassé de votre surnom ridicule ?

— Ah ! Il était amplement mérité, et je vous autorise à l'utiliser à nouveau si je tente de vous attendrir avec d'imaginaires blessures !

Quelque chose avait changé dans ses yeux noirs. Comme s'il avait retrouvé une certaine assurance. Cenelle en revanche était ébranlée. Ses jambes avaient failli flancher lorsqu'elle l'avait vu arriver sur cette place. Encore maintenant, elles faiblissaient au souvenir de ses paroles. « Je n'aurais manqué ce rendez-vous pour rien au monde ». Comment cet homme parvenait-il à la bouleverser ainsi ? Elle ignorait comment se déroulerait la suite de leur voyage, mais des picotements lui chatouillaient le ventre chaque fois qu'elle tournait la tête et constatait qu'il marchait à ses côtés.

Ce lien animal qu'elle avait déjà ressenti entre eux s'était renforcé lors de leurs retrouvailles sur cette place bondée.

Elle l'avait senti, physiquement.

Lui aussi l'avait senti.

Ils contournaient les derniers bâtiments qu'ils n'avaient pas eu l'occasion de voir lors de leur arrivée nocturne dans la ville, et se retrouvèrent bientôt sur le chemin où les deux hommes les avaient attaqués. Cenelle se demanda si les corps étaient toujours là où ils les avaient laissés. Elle frissonna. Ils bifurquèrent avant de le découvrir, et s'engagèrent sur le sentier qui filait vers l'est et la ferme où ils espéraient trouver le chasseur de démons.

— Comment ce souvenir vous est-il revenu ? demanda-t-elle pour chasser les capes noires de son esprit.

— Je ne sais pas, il a surgit du néant, comme ça.

Les corbeaux s'agitèrent autour d'eux, Corvéus leur lança un regard noir. Cenelle le remarqua.

Il leur parle !

— Seulement votre prénom ? Rien d'autre ?
— Non, rien d'autre.

Elle se rendit compte de son trouble, mais l'interpréta comme de la gène vis-à-vis de son don. Coryla lui avait appris qu'il fallait cacher son lien particulier avec l'aubépine. Peut-être s'imposait-il la même réserve ?

— Jolin ?

Il souffrait de l'entendre prononcer ce nom qui n'était pas le sien, et les corbeaux n'y étaient pour rien. Il avait envie de disparaître sous terre mais la regarda malgré tout. Son regard était si intense. Il cessa de marcher et attendit, croyant qu'elle avait percé son secret.

— Les corbeaux vous suivent... Parce que vous leur parlez ?
— Quoi ? Je...

Est-ce si évident ? Puis-je le lui avouer ?

Il pesta contre les corbeaux qui lui répondirent par une totale indifférence.

— Comment l'avez-vous découvert ?

Cenelle prit une grande inspiration, comme si elle s'apprêtait à plonger dans des eaux profondes. Elle s'approcha de lui, si près qu'il en eut le souffle coupé à son tour, puis lui dit tout bas.

— Venez !

Ils quittèrent le sentier pour s'engager dans le sous-bois. Se frayant un chemin entre les sapins, elle l'entraîna jusqu'à une partie moins dense et plus lumineuse de la forêt, où les hêtres et les frênes avaient remplacé les résineux. Enfin elle s'arrêta près d'un buisson nu dont elle caressa le tronc avec une infinie douceur.

— C'est à eux que je parle.

Il ne put réprimer un sourire.

— Vous... Parlez aux arbres ?

Se moque-t-il de moi ?

— Seulement à l'aubépine.

Se moque-t-elle de moi ?

— Mais vous... C'est un arbre !

L'irritation les avait tous deux gagnés lorsqu'ils lâchèrent d'une même voix :

— Vous vous moquez de moi ?!
— Non !

Leurs voix se mêlèrent encore dans un accord parfait qui eut raison de la tension naissante. Ils éclatèrent d'un même rire.

Cenelle prit la main de Corvéus et la posa sur le tronc rugueux de l'arbuste. Un millier de frissons parcoururent son corps lorsqu'il sentit son souffle chaud dans son cou tandis qu'elle lui murmurait :

— Lorsque je pose ma main sur lui, comme ça, je ressens ce qu'il ressent.

Leurs doigts entrelacés, elle fit glisser leurs mains jusqu'à la naissance d'une branche.

— Il s'est endormi pour l'hiver. La vie s'écoule au ralenti, juste sous nos doigts. Je sens son flux pénétrer ma peau et me réchauffer, jusqu'au creux de ma poitrine. Il me raconte les étés trop secs ; le goût salé des pluies d'automne ; sa branche brisée par le poids de la neige ; le manque de son arbre-mère qui ne s'est pas réveillé le printemps dernier ; le chatouillement délicieux du mycellium entre ses racines...

Elle lâcha sa main, et attrapa une des dernières petites baies rouges encore accrochées au bout d'une branche basse.

— Lorsque je mange ses fruits, je me sens incroyablement revigorée et je...

Cenelle constata qu'il la regardait bouche bée, et fut incapable de poursuivre. Jamais elle n'avait parlé de ce don à qui que ce fut. C'était à la fois un énorme poids qui tombait de ses épaules, et une angoisse terrifiante qui l'étouffait à l'idée de ce qu'il pourrait penser d'elle.

— Vous me prenez pour un monstre ? demanda-t-elle désemparée.

Corvéus peinait à reprendre contenance, troublé par ce qui se jouait en lui-même en cet instant. Elle venait de se confier à lui avec une honnêteté déconcertante alors qu'il lui avait honteusement menti. Lui, à qui le mensonge faisait si mal. Lui, pour qui la vérité était comme un guide à travers le flou de son existence. Lui, avait menti. Méritait-il une telle confiance ? Un mélange de gratitude et de culpabilité le submergea.

— Non, bien sûr que non ! Je suis désolé. Je trouve cela merveilleux, vraiment, et à dire vrai, rassurant ! Je ne comprends pas encore très bien ce qui me lie à ces oiseaux, j'ai d'abord cru que je perdais l'esprit ! Et savoir que je ne suis pas simplement fou, c'est un tel réconfort !

Il prit ses mains dans les siennes et ajouta :

— Merci, Cenelle. Merci pour tout ! Je vous dois la vie, rien de moins, j'en suis conscient. Plus que cela, grâce à vous je me sens moins perdu. Non, vous n'êtes pas un monstre. Ou alors, j'en suis un aussi.

Sans crier gare, il tendit la main et lui caressa la joue. C'en fut trop pour elle.
Cet homme avait si peu de retenue ! Chaque plaisanterie, chaque rire complice, chaque regard échangé étaient autant de vagues jetées à l'assaut des barrières qu'elle avait mis tant de soin à ériger autour de son cœur. Déjà elle les sentait se fissurer dangereusement. Cette caresse sur sa peau, c'était plus de douceur qu'elle n'en pouvait supporter. Il y a quelques années, elle aurait accepté, voire encouragé une telle démonstration d'affection. Adolescente, elle n'avait pas froid aux yeux, et avait répondu avec délice à ce genre de frivolité. Où cela l'avait-il menée ?
La panique s'empara d'elle. Elle était sur le point de céder. De s'abandonner à la chaleur de son contact. D'en vouloir davantage.
Elle s'était promis de ne plus se laisser aller ainsi. N'avait-elle pas assez payé les conséquences de sa légèreté ? Pourtant la culpabilité lui rongeait encore l'estomac, intacte.

Cenelle recula aussi vivement que si la main de Corvéus l'avait brûlée.

— C'est cela : nous sommes tous deux des monstres.

Sa voix était à nouveau froide et distante.

— Vous ne devez en parler à personne d'autre. La Main nous ferait exécuter pour sorcellerie. Je pense que si vous avez survécu à leur côté, vous avez dû leur cacher votre don. Ils n'ont aucune pitié pour ceux de notre espèce ! Venez, nous devons retrouver Lynx au plus vite.

Cenelle se dirigeait déjà vers le sentier lorsqu'elle précisa :

— Lui non plus ne sait rien de tout cela, alors gardez-le pour vous !

Corvéus était de nouveau déconcerté par le soudain changement d'attitude de la jeune femme, et ne le comprenait pas.

Elle doit me haïr !

Lorsque la réponse des corbeaux percuta sa poitrine, il accueillit la douleur avec bonheur.


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