16 - Liens

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Il quitta la grande place, ses pavés, ses tentures et son temple pour gagner les rues puantes et crasseuses des quartiers pauvres. Cenelle l'y attendait et c'était elle qu'il avait envie de rejoindre. Elle qui se montrait toujours si farouche, avait fait un pas vers lui. Il ne pouvait l'ignorer. Ses souvenirs attendraient. Il souhaitait aussi tenter de savoir si elle accepterait pour compagnon de route un émissaire de la Main Blanche.
Le corbeau le survola, en silence pour une fois. Le jeune homme goûta cette connexion muette, qui confirma son ressenti.
Il commençait à comprendre son lien avec l'animal. À plusieurs reprises ces derniers jours, lorsqu'il avait été aux prises avec des émotions fortes, il s'était surpris à tourner son attention vers lui. Vers eux ? Peut-être car souvent, plusieurs voix se mêlaient dans sa tête. Et peut-être établissaient-ils eux-mêmes cette connexion qu'il ne faisait que subir. Néanmoins, cette présence dans son esprit était réconfortante, il y déversait ses doutes, ses questions, comme on se confie à un ami.

Il songea à ce qu'il avait éprouvé la veille de leur arrivée à Six-Sources. Lorsque Cenelle avait manifesté sa soudaine hâte de se débarrasser de lui, il avait prétendu être du même avis... Il avait eu mal. Aucune émotion particulière ne s'était manifestée, mais une douleur dans sa poitrine l'avait transpercé, comme si son corps avait souffert de son mensonge. Il était certain que les corbeaux en étaient responsables. Le bien-être qu'il ressentait actuellement, cette chaleur au creux du ventre, il sut que c'était la sensation d'être dans le... vrai. Le mensonge lui faisait mal. S'il se sentait si léger c'était parce qu'il avait véritablement envie de retrouver Cenelle. Il n'était pas guidé par le devoir, par une dette qu'il estimait avoir envers elle, il avait envie d'être avec elle, et il se l'avouait sans détour. C'était cela qui lui faisait du bien. Les corbeaux étaient peut-être comme des gardes-fous. Ils lui signalaient lorsqu'il s'éloignait de la vérité. De lui-même. Il fut réconforté à cette idée.
Pris d'une soudaine inspiration, il tendit son esprit vers l'oiseau perché à proximité.

Je déteste Cenelle !

La réponse fut immédiate. Un inconfort, une gêne dans la poitrine. Et son attention dirigée malgré lui vers une pensée non formulée :

" Mensonge ! "

Le corbeau lâcha un cri bref dans sa direction, qui sonna comme un reproche.

Je sais l'ami. Je voulais simplement vérifier.

Il voulait partager son enthousiasme et ses découvertes avec Cenelle. Il pressa le pas, son esprit volant vers les yeux gris-bleu de la jeune femme.

— Corvéus ?

Il faillit la bousculer. Face à lui, une femme en robe blanche le dévisageait. Ses yeux verts qui le fixaient s'éclairèrent lorsqu'elle lui sourit. À côté d'elle, un acolyte en toge de bure chargé de parchemins et manuscrits paraissait aussi surpris qu'elle. Mais moins ravi. Elle retira sa capuche, dévoilant sa chevelure tressée, dont la blondeur se mêlait à des rubans blancs et dorés.

— Enfin tu es de retour ! La grande prêtresse a envoyé toute la ville à ta recherche !

Elle lui prit la main puis lui caressa la joue. Il retint un mouvement de recul, et tendit son esprit vers le corbeau en quête d'éclaircissements. Elle n'inventait rien. Voilà tout ce que lui communiquait le volatile. Il avait la confirmation qu'il était bien l'homme dont le visage était placardé dans toutes les boutiques, qu'il travaillait pour la Main Blanche... Et qu'il s'appelait Corvéus.

Toutes ces informations le laissaient froid. Il n'avait aucun souvenir à y associer. Cette femme en revanche semblait attendre beaucoup de ces retrouvailles. Une sueur froide lui parcourut l'échine. Une fois encore, il songea qu'il aurait dû se réjouir de l'intérêt que lui portait la Main Blanche mais son instinct lui disait le contraire. Le corbeau, lui, restait muet. Corvéus regarda autour de lui à la recherche d'une issue.
Non. Fuir ne l'aiderait pas. Il devait se montrer plus subtil.
La femme avait perdu son sourire. Elle écarta une mèche de sa tignasse noire et passa un doigt sur la cicatrice qui lui barrait le front.

— Tu vas bien ? Viens au temple, les sœurs sauront te soigner. La grande prêtresse sera si contente de savoir que tu es sauf ! Je le suis aussi, ajouta-t-elle plus bas en lui serrant davantage la main.

Il chercha à travers ce contact, son visage, sa voix, à rappeler quelques souvenirs, mais sa mémoire refusa de coopérer. Il la dévisagea. Le trait noir qui soulignait ses yeux ainsi que le carmin de ses lèvres lui donnaient presque quarante ans. Elle avait probablement quelques années de moins, se dit-il. Rien de familier ne surgissait quoi qu'il en soit. Il devait lui fausser compagnie.

— Je... Merci ! Je viendrai au temple plus tard, d'accord ?

— Quoi ? Mais tu ne peux pas partir comme ça ! Corvéus... Je suis si soulagée... On a pensé au pire, tu sais...

L'acolyte restait silencieux mais ne perdait pas une miette de la conversation. Le connaissait-il lui aussi ?
Peu importait, il fallait donner le change. Il tapota la main de la femme.

— Moi aussi, je suis heureux de te revoir...

Sa poitrine se serra. Il fut pris d'un haut-le-cœur.

Arrête sale piaf ! Dis-moi plutôt comment me sortir de là !

— ... mais, j'ai une tâche à accomplir. Je vous retrouve au temple après, d'accord ? Ce soir.

Elle fronça les sourcils puis esquissa un pâle sourire.

— Très bien, comme tu voudras... Aldo peut t'accompagner.
Elle désigna l'homme du menton, qui tendait déjà ses manuscrits à la femme. À quelques rues de là, une cloche tinta.

Non !

— Non, non, merci, ce n'est pas nécessaire ! Je... Je suis en sécurité. Vraiment ! Je ne crains plus rien. J'ai une affaire à régler. Je regagnerai le temple ensuite. On s'y retrouve ce soir.

Sans attendre de réponse, il dégagea doucement sa main, les contourna et poursuivit son chemin en direction du sud, de la ville basse, de Cenelle.
Il fit un effort pour ne pas courir, s'engagea dès qu'il put dans une rue latérale, se retourna pour s'assurer qu'il n'était pas suivi, et se hâta de déguerpir.

Il déboula derrière l'écurie. Personne. Mains sur les genoux, il reprenait son souffle en scrutant les environs. Il fit le tour du tilleul. Personne. Elle ne l'avait pas attendu. Il s'adossa contre le tronc et se laissa glisser sur la terre humide.

Non, ça ne peut pas se terminer ainsi ! Comment la retrouver ?

Le corbeau qui l'avait accompagné poussa un long croassement avant de se poser près de ses congénères. Il leva les yeux vers la nuée d'oiseaux perchés au-dessus de sa tête.

—Dites-moi où est Cenelle !

Silence indifférent.

Où est-elle ?

Quelques croassements brisèrent le silence mais ils ne lui étaient pas destinés. Il pesta, agrippa sa tignasse ébène à deux mains.
Réfléchir.

Elle est sans doutes allée retrouver Lynx.

Une légère pression dans la poitrine.

Enfin !

Il se trompait donc. Les corbeaux ne pouvaient-ils répondre à une question directe ? Il tenta une autre affirmation.

Cenelle est retournée dans la montagne.

Un concert de voix dans sa tête, un inconfort lui signifiant sans équivoque : "mensonge"

Cenelle est encore en ville ! Est-elle...

Oh non ! Le crieur, les affiches !

Il reprit sa course folle à travers les ruelles et déboucha rapidement sur la place du marché à présent bondée. Elle était là. Immobile au milieu des badauds qui la bousculaient, Cenelle parcourait la foule du regard. Teints hâlés, foulards et cheveux ternes formaient une masse mouvante, informe et insipide dans laquelle se détachaient sa peau de porcelaine et sa crinière auburn. Il ne voyait qu'elle. Tout son être accrochait la lumière comme si le soleil avait choisi de diriger ses rayons sur elle et de laisser les autres dans l'ombre. Elle tentait de s'approcher du crieur public.
Il joua des coudes pour la rejoindre. Elle paraissait soucieuse. Presque rien ne s'échappait du masque d'impassibilité qu'elle savait si bien composer, n'étaient ce regard un rien trop intense et cette légère moue, que seul pouvait détecter quelqu'un qui la connaissait.

Lorsqu'elle le vit, la surprise se dessina sur son visage. Elle recula d'un pas, sourcils froncés.

— Je suis arrivé près du tilleul mais vous n'y étiez plus, expliqua-t-il.

Il lui prit la main, nota les frissons que lui procurait ce contact-ci. Elle parut réfléchir. Ses joues prirent une délicieuse teinte rosée.

— Je... pensais que vous ne viendriez pas. Je n'ai pas voulu attendre.

— Je suis confus ! J'ai mal estimé les distances...

Il serra sa main davantage avant de déclarer :

— Je n'aurais manqué ce rendez-vous pour rien au monde.

Elle baissa la tête. Il aurait donné cher pour entendre les pensées qui la traversaient.

Elle inspira profondément et releva le menton. La foule les pressa l'un contre l'autre. Elle esquissa un sourire hésitant qu'il trouva exquis. Et bon sang elle sentait si bon ! Dire qu'il avait failli ne jamais la revoir...
Elle dégagea sa main et se libéra de son regard soudain insistant en brandissant sa besace.

— J'ai acheté quelques provision... Mais beaucoup de routes sont coupées, à cause de la guerre. Il faudra nous serrer la ceinture, lâcha-t-elle en montrant la miche de pain et la mince tranche de lard qui constituaient ses seuls achats. J'aurais dû garder ce sac de noix...

Elle paraissait ennuyée. Peut-être craignait-elle qu'il ne veuille plus la suivre ? Elle avait toujours fait montre d'une grande assurance quant à l'organisation du voyage. Qu'elle ose témoigner une telle vulnérabilité, une telle fragilité lui donna envie de la protéger. Il tenta de la rassurer.

— Nous avions vraiment besoin d'un endroit chaud et sec où dormir, vous avez fait le bon choix.

Elle haussa les épaules, peu convaincue. Il allait insister lorsque le roulement de tambour du crieur annonça le début de son discours.

— Approchons-nous, j'aimerais entendre les nouvelles avant de partir.

Il la retint par le bras.

— J'ai déjà entendu sa harangue. Il commence à y avoir beaucoup de monde dans les rues, nous devrions partir, je vous raconterai.

—Vous êtes sûr ? Certaines informations vous ont peut-être échappé, vous savez, comme vous n'avez pas souvenir...

Il aperçut le groupe de gamins qui tournaient autour du crieur dans l'attente de quelques sous à gagner. Il leur tendait déjà les rouleaux de parchemin.

Corvéus s'alarma.

— J'ai... j'aimerais vous parler, au calme, dit-il en l'attirant à contre-courant du flot de curieux qui les entraînait. Un souvenir m'est revenu !

Une douleur lui vrilla le crâne.

Arrête, oiseau de malheur ! Je sais ce que je fais !

Elle le suivit lorsqu'il la guida le plus vite possible loin de la place, vers la sortie de la ville.

— De quoi s'agit-il ?

Il ne répondit pas et continua de l'attirer loin du crieur et de ses maudits avis de recherche. Il arrivèrent derrière la taverne, au pied du tilleul où les corbeaux semblaient les attendre.

— Difficile de passer inaperçus avec vos... compagnons, dit-elle en désignant les oiseaux dont le vacarme couvrait presque sa voix.

Elle refusa cependant d'aller plus loin, et le fixa de ses yeux gris-bleu.

— Alors ?

— Je me souviens de mon nom.

La douleur s'intensifia.

Je ne peux pas lui dire maintenant ! Laissez-moi tranquille !

— Je m'appelle Jolin.

Alors les oiseaux firent silence. Seuls leurs battements d'ailes indiquaient qu'ils étaient toujours là. Dans la tête de Corvéus, ils hurlaient distinctement.

"Mensonge ! Mensonge ! Mensonge !"

— Eh bien, enchantée de faire votre connaissance, Jolin !

Elle lui offrit un sourire si sincère qu'il lui fit mal.





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