9 bis - Dû (Part. 2)

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Les yeux humides, le doyen prit les mains de la chasseuse et la remercia chaleureusement, bientôt imité par chaque personne présente.
Elle se sentait coupable mais préféra ne pas leur avouer qu'elle avait senti un autre démon dans les parages. Nul ne savait comment ni pourquoi ils apparaissaient, encore moins ce qui motivait leurs déplacements, ou le choix de leurs cibles. Beaucoup prétendaient que des sorciers se cachaient parmi la population et invoquaient les démons par vengeance ou par simple haine. Cenelle suffoqua à cette idée et préféra se persuader qu'ils n'avaient nul besoin d'être invoqués pour apparaître et terroriser les vivants. Lorsqu'un démon avait décidé de prendre pour cible une ville ou un village, en général, il y restait jusqu'à ce qu'il fut occis. Pourquoi s'éloigner d'une source de chair fraîche ?
Cenelle était incapable de savoir si le démon qu'elle avait senti s'en prendrait aussi à ces pauvres villageois, ou s'il irait plus loin. Peut-être se contenterait-il des corps putréfiés fournis par la guerre ? Elle n'y croyait pas elle-même. Mais sa décision était prise, et si un nouveau démon s'en prenait au hameau, les habitants devraient se débrouiller, partir... ou se faire dévorer. Ils ne seraient pas les premiers se dit-elle amèrement. Peut-être trouveraient-ils un autre chasseur, bien que ces derniers furent malheureusement beaucoup moins nombreux que les démons. Restaient les prêtres de la Main Blanche... Cenelle se surprit à souhaiter leur mort plutôt qu'ils fassent appelle à eux... Ils en seraient bien incapables, se dit-elle, ils ne pourraient se le permettre.

Comme pour confirmer ses dires, le doyen et quelques autres villageois étaient allés chercher de quoi payer la chasseuse de démon pour son office : quelques champignons séchés, un sac de noix, un collier serti de perles de bois, une figurine de cerf sculptée, quelques pommes fripées, le tout dans un panier en osier décoré de fleurs, de rubans et de breloques. Elle n'en fut pas surprise, rares étaient les clients qui payaient en pièces sonnantes et trébuchantes. Ceux qui en avaient les moyens faisaient appel à la Main Blanche...
Ils semblèrent gênés par la présence de l'homme immobile et silencieux aux côtés de Cenelle. « Nous n'avions engagé qu'une personne » s'excusèrent-ils, craignant qu'elle ne leur réclame d'avantage.

— Nous partagerons, les rassura-t-elle. Et méfiez-vous, j'ai occi un démon, il en viendra peut-être d'autres.

Elle préféra ne pas s'éterniser et refusa la soupe qu'ils proposaient de leur offrir, sachant que l'hiver approchait et qu'un repas en moins pouvait être fatal aux plus faibles d'entre eux.
Elle fit taire le sentiment de révolte et de chagrin qui grondait au creux de son ventre fasse à l'avenir plus que probablement funeste de ces pauvres gens. Elle partit sans se retourner, laissant derrière elle le petit hameau et ses habitants miséreux à qui elle venait d'offrir au pire un espoir illusoire, au mieux un court répit.

Ils pourraient gagner une vieille bergerie avant la tombée de la nuit s'ils marchaient d'un bon pas et sans halte. Ils grignotèrent quelques baies trouvées sur le chemin et ne s'arrêtèrent que pour remplir leur outre au bord d'un ruisseau.
Les corbeaux, qui s'étaient volatilisés lorsqu'ils avaient atteint le hameau, annoncèrent leur retour avec force croassements tandis qu'ils se disputaient les places sur les branches les plus hautes des perchoirs qu'ils choisissaient de loin en loin.

~

Souhaitant mettre à profit ces quelques jours à passer ensemble, il eut soudain envie de briser le silence qui les accompagnait de nouveau. Cenelle était jeune, et fort belle se dit-il. Sa mèche de cheveux blancs volant au vent l'intriguait plus qu'il n'osait l'avouer. Que faisait-elle seule sur les routes ? Pourquoi risquait-elle sa vie pour une si maigre récompense ? Il garda pour lui ses questions, ses précédentes tentatives d'investigation ayant obtenu pour toute réponse un mutisme butté de la part de la demoiselle.
Haut dans le ciel, une silhouette noire sembla se gausser de lui alors qu'elle planait en cercles pour rejoindre ses congénères.

Moque-toi, sale piaf ! C'est facile pour toi ! Un rire éraillé répond à un autre, et vous vous comprenez !

Un éclair de lucidité répondit à son invective. Oui c'était facile après tout, fut-ce pour un simple humain. Plus que de l'entendre parler d'elle, il voulait la voir sourire encore. Cet unique et minuscule instant d'éternité où elle lui avait souri l'avait réconforté plus qu'aucune conversation n'aurait su le faire. Il s'était immédiatement senti plus proche d'elle.

Croquant dans la pomme molle et fripée qu'il peinait à mâcher, il lâcha d'un ton enjoué :

— Ah la rançon de la gloire ! Que ne ferait-on pas pour un bon fruit acide et bien gâté...

Elle resta interdite quelques instants puis regarda la pomme véreuse qu'elle avait à peine touchée.
Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire, imités par les corbeaux qui leurs faisaient écho de leurs cris rauques.

— Ainsi donc si vous bravez des démons d'une toise et demi, c'est par pure gourmandise et en quête de fruits pourris ?

Elle continuait de sourire à ses singeries, il insista.

— Quel dommage, j'avais repéré quelques trognons abandonnés par les porcs qui vous auraient comblée, je m'en veux de ne pas être allé les quérir pour vous !

Elle lança sa pomme sur lui, qu'il évita de justesse.

— Inutile de vous fatiguer, point de délicieux gages en récompense de ma tête !
— Qu'en savez-vous ?
— Rien, il est vrai...
— Peut-être êtes-vous l'homme le plus recherché du duché ?
— Peut-être en effet, ce qui fait potentiellement de vous la chasseuse la plus riche du duché. À votre place, je garderais un œil sur moi et ne me lâcherais pas d'une semelle...

Son sourire se voila lorsqu'elle répondit :

— Je ne sais pas où vous comptez aller, mais je doit quitter la montagne. Je vais rejoindre mon mentor, Lynx, à Six-Sources, la capitale du duché, à environ deux semaines de marche à cette allure. Nous ne traverserons que des petits villages avant de gagner la plaine, mais je peux tenter d'y vendre ces breloques afin de nous partager le butin avant de nous séparer. Seulement, n'espérez pas en tirer grand-chose.
— Eh bien, je ne sais pas non plus où je compte aller ! J'ignore où je vivais avant de me retrouver sur ce champ de bataille mais... Quelque chose me dit que je n'ai rien d'un paysan.

Il baissa les yeux sur ses main. Soignées, exemptes d'engelures, de corne, de crevasses noircies.

— La ville ravivera peut-être mes souvenir. Quant au butin, je ne crois pas l'avoir mérité : je sais que vous dites l'avoir occis grâce à la distraction offerte par mon arrivée mais, eh bien, vous m'avez sauvé des griffes de ce démon, soigné, et si vous acceptez de me servir de guide jusqu'à cette cité, je serai votre obligé !

Il plaça une main sur sa poitrine et s'inclina. Il crut la voir rosir avant qu'elle ne s'incline à son tour.

— Je dois vous prévenir : le voyage ne sera pas de tout repos. Je dors souvent à la belle étoile, quel que soit le temps. Et n'espérez pas vous régaler de pommes flétries à tous les repas !

— Je m'en accommoderai avec joie. Et si je viens à me plaindre, vous êtes autorisée à me bombarder de pommes, ou tout autre projectile que vous jugerez apte à me rendre la raison.

Cenelle leva les yeux au ciel avant de partir en avant à grandes enjambées. Il devina qu'elle tentait de masquer un irrepressible sourire.

Ce voyage promet d'être intéressant !

Derrière lui, un bref croassement sembla confirmer sa pensée.


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