7 - Recettes (part. 2)

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Elles sortirent toutes deux de la chaumière. Des petits groupes d'hommes et de femmes s'étaient formés ça et là sur la place et parlaient tout bas, d'autres se tenaient autour d'une femme que Cenelle reconnut aussitôt : c'était Jeanne, la femme du bûcheron. Elle ne fut pas surprise de la voir en pleurs : on avait enterré son mari hier. Un tronc mal tombé... Il n'avait pas survécu à ses blessures.
Cenelle et Coryla se rapprochèrent. La moitié du village était là, l'autre observait le rassemblement depuis une fenêtre ou un pas de porte.
Deux hommes accoururent de derrière le lavoir. Cenelle reconnut le meunier et Victor, le fils du forgeron, qui prit la parole.

— Elle a raison ! Il a été déterré ! On a r'trouvé l'corps à peine plus loin.

Regards surpris et murmures parcoururent l'assemblée.

— Comment est-il ?
— Dame... Victor retira sa casquette et parla tout bas. C'est pas bien beau à voir. Dévoré par les bestioles...
— Sûr'ment des loups... ajouta le meunier en hochant la tête avec approbation.

Les réactions horrifiées furent immédiates. Des« Oooh ! » et des « Aaah ! » indignés parcoururent la foule comme un chant funeste.
Cenelle ne put s'empêcher d'imaginer le corps mutilé du pauvre bûcheron et en eut le cœur retourné.

— Pas des loups, des renards... crut-elle entendre Coryla murmurer.

Personne d'autre ne dut l'entendre car Cenelle ne vit personne réagir.

— Faut l'remettre en terre !
— Pour sûr ! En tout cas, l'est pas sorti tout seul ! Et c'est pas les bestioles qui l'ont sorti d'là !
La femme du défunt hurla.
— Mais qui ? Qui a fait une chose pareille à mon Edmond ?

Elle pleura de plus belle.
Le forgeron glissa les pouces dans la poche de son tablier et interpella Coryla.

— Toi, tu saurais pas qui a fait ça ?
— Pourquoi saurais-je ? répondit-elle en le regardant droit dans les yeux, bien qu'elle fit deux têtes de moins que lui.
— J'sais pas... T'es bien souvent en train de fouiner dans les bois alentours, non ?
— Oui Abel, et tu sais très bien pourquoi. J'y déterre des racines, pas les morts !
— J'me disais juste que t'avais p't-être vu quelque chose...
— Oh j'ai bien vu quelques personnes sortir de chambres qui n'étaient pas les leurs, mais ce n'est une révélation pour personne...

Quelques gloussements firent redescendre la tension. Le forgeron haussa les épaules en signe de reddition. De petits groupes de discussion se formèrent, chacun y allant de sa suggestion ou de son commentaire sur le coupable de cet effroyable méfait, qui aurait de quoi alimenter les conversations de la taverne pour les prochains jours.
Un petit groupe d'hommes munis de pelles emprunta le chemin des tombes, tandis que la femme rentra chez elle en sanglotant sur l'épaule de ses voisines.

— Allons, il n'y a plus rien à voir, dit Coryla, le regard sombre, en se dirigeant vers sa chaumière.

Cenelle lui emboita le pas. Elle voulut lui demander comment elle savait qu'il s'agissait de renards, mais stoppa net lorsqu'elle l'aperçut. Ses cheveux blonds impeccablement noués en catogan par un ruban noir, un veston de fin coton qui marquait ses larges épaules, elle lui trouva l'allure d'un prince. Comme s'il avait senti son regard sur lui, le jeune homme tourna la tête et riva ses yeux noisette sur les siens. Ils avaient dansé ensemble à la fête du solstice, et s'échangeaient depuis lors platitudes maladroites, regards hésitants et sourires complices chaque fois qu'ils trouvaient l'occasion de se voir.
Armand s'approcha d'elle. Ce n'était pas un gars de la campagne, se dit-elle. Il avait le maintient des gens de la ville, la tête droite de ceux qui sont savants de tas de choses. Il savait manier les chiffres, et serait négociant comme son père.
Il la salua d'un petit signe de tête, main sur la casquette, et s'informa de sa santé.
Un délicieux frisson la parcourut lorsque son index vint frôler le dos de sa main. Il avait les mains presque aussi douces que les siennes. Pas les pognes calleuses de ces fils de paysans qui lui attrapaient gauchement la main pour la baiser.

— J'aide monsieur Teudon à faire ses comptes à la taverne, ce soir. Père ne sera pas surpris si je rentre tard... Je t'attendrai derrière le petit bosquet aux fées. Tu viendras ? chuchota-t-il à son oreille, plein d'espoir.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Elle pensait à leur furtif baiser près de la rivière, sous le nez de sa mère. Elle rêvait d'un instant seule avec lui.
Les yeux rivés sur ses sabots, elle fit oui de la tête. Elle l'entendit soupirer de soulagement. Ils se regardèrent. Il voulut lui prendre la main, se contenta de l'effleurer à nouveau.

— Cenelle ! Louve !

Ils sursautèrent. La mère de Cenelle, un panier de carottes fraîchement cueillies sous le bras, cherchait ses filles parmi les villageois qui s'attardaient encore sur la place. Une petite fille aux joues roses déboula entre les jeunes amoureux et prit la main de sa sœur.

— Maman nous attend, viens !

Cenelle suivit à contre-cœur la fillette qui lui tirait le bras.

— Je t'attendrai ! lui murmura Armand avant de s'incliner brièvement et de s'éloigner pour rejoindre son père.

Le cœur battant, la tête dans les nuages, Cenelle se laissait guider par Louve lorsque Coryla les arrêta.

— Tiens ma jolie !

Elle arrivait de sa hutte et lui tendait un petit chaudron de cuivre.

— Tu as oublié ça, pour ton père... Et Cenelle, viens me rendre visite ce soir, veux-tu ? J'aimerais parler avec toi.

Elle avait l'air si sérieux... La jeune fille se mordit la lèvre et coula un regard en direction d'Armand qui discutait encore avec son père et quelques hommes du village.

— Tu sais quoi, dit la vieille, en fait, je suis fatiguée. Viens plutôt me voir demain soir !

Elle lui fit un clin d'œil et lui tapota la joue affectueusement.
Le sourire radieux, Cenelle fit claquer un baiser sur sa joue fripée. Ses lèvres formèrent un « merci » muet tandis qu'elle lui serrait la main avant de se laisser entraîner par sa petite sœur auprès de leur mère.

Un grognement la réveilla. Les premières lueurs de l'aube laissaient apparaître un ciel rosé derrière les feux toujours allumés. Le sol dur et glacé lui rentrait dans les côtes. Le bol échappé de ses mains avait roulé près de sa besace. Les pétales s'étaient répandues sur la pierre grise. Deux grands yeux noirs la fixaient.
Cenelle se redressa d'un bond, tâtant sa ceinture à la recherche de son poignard.

— Oh là...Tt... Tout doux ! lâcha l'homme en levant les mains en signe de paix.

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