2 - Bruns et rouges

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Le cri rauque d'un corbeau. C'est ce qui le ramena à la conscience. Le goût de la terre humide et du sang séché se mêlaient dans sa bouche. Une légère brise vint lui ébouriffer les cheveux, puis croassa tout près de son oreille. Il trouva ça drôle puis se dit que ce n'était peut-être pas la brise.
Il ne parvenait pas à ouvrir les yeux. L'un d'eux était enfoncé dans la boue, l'autre refusait de bouger. Alors qu'il essayait de faire obéir sa paupière, ce fut une douleur fulgurante dans le crâne qui lui répondit. Il n'insista pas et tenta plutôt de remuer les jambes. Il le regretta aussitôt. Son corps engourdi avait oublié qu'il avait froid. Ce furent des milliers de morsures qui se réveillèrent simultanément, de sa joue plaquée contre le sol glacial à ses orteils qu'il ne pouvait plus bouger. Son corps jusqu'alors immobile fut secoué de frissons, qui se transformèrent en convulsions incontrôlables.

Il se dégagea de sa gangue de boue dans un bruit de succion, se redressa sur un coude, et parvint à s'agenouiller. Il eut l'impression qu'on lui martelait le crâne de l'intérieur. Il frotta ses paupières contre sa manche humide, et ouvrit enfin les yeux. Tout lui parut sombre et flou, et la première chose qu'il identifia fut un corbeau, posé sur une bûche à côté de lui. Incapable de se lever, il s'approcha de l'oiseau à quatre pattes puis s'arrêta net, pris de nausée. Ce n'était pas une bûche, mais un bras. Un homme était étendu là, le ventre ouvert, et le corbeau se régalait de ses entrailles.

Un autre croassement. Un autre oiseau. Un autre corps. Essayant d'oublier sa tête qui menaçait d'exploser, il essaya de se lever et se mit péniblement sur ses pieds. Il fit un tour sur lui-même en titubant avant de retomber à genoux, terrassé par le choc.
Des dizaines, des centaines de cadavres jonchaient le sol tout autour de lui. Des hommes, et aussi des chevaux, pas toujours blessés, pas toujours entiers. Certains corps gisaient dans des positions étranges, comme si la vie les avait délibérément quittés en pleine action afin de les figer ainsi pour l'éternité.
Hébété, il inspecta subitement son propre corps. Il s'attendait presque à voir ses intestins pendre à ses pieds jusqu'à un corbeau qui les aurait entraînés plus loin pour s'en repaître, ou à trouver un de ses membres planté dans la boue tel un drapeau lui indiquant qu'il était arrivé au bout de son voyage. Il fut presque surpris de se trouver entier, et apparemment indemne, exception faite du sommet de son crâne qui le martelait sans répit.
Pourquoi était-il le seul encore debout ? Il fit un nouveau tour d'horizon à la recherche d'un signe, un mouvement, un cri, une quelconque manifestation de vie parmi tous ces corps immobiles. Seuls les corbeaux qui festoyaient et volaient d'un cadavre à un autre rompaient le silence régnant dans la plaine.

Sa gorge sèche était en feu. Sa soif le rassura presque. N'était-elle pas une preuve qu'il n'était pas mort ? Il en doutait encore, tant la brume qui lui embrouillait l'esprit le rendait soupçonneux quant à ce que lui rapportaient ses sens.
Il repéra une flaque d'eau stagnante dans un creux de boue, s'assura qu'aucun filet de sang ne venait l'alimenter, se pencha et tendit le cou pour y boire à la manière d'un animal, jugeant ses mains trop crasseuses pour porter l'eau jusqu'à sa bouche. Il s'immobilisa à quelques centimètres du reflet de ciel gris dans lequel se découpait un visage qu'il ne reconnut pas. Ses joues mangées par une barbe de plusieurs jours disparaissaient sous un masque de boue d'un côté, sous des traînées de sang de l'autre. Ses cheveux en bataille étaient aussi noirs que les ailes des oiseaux qui l'entouraient. Ses yeux, noirs eux aussi, s'enfonçaient dans leurs orbites. Il regarda alternativement son propre visage et l'homme au ventre ouvert. Il devait avoir moins de trente ans. Ils auraient pu être frères...
Il approcha ses lèvres de leur reflet, et aspira l'eau claire.

Une vive lumière perçue du coin de l'œil attira de nouveau son attention sur le corbeau posé près de lui, occupé à tirer sur un bout d'intestin afin d'accéder au foie caché sous les côtes, bien plus goûteux. Il eut peine à détourner les yeux de ce spectacle qui l'horrifiait pourtant. L'homme tenait toujours son épée à la main : c'était le reflet de sa lame dans le soleil couchant qui avait attiré son regard. Ici et là, d'autres éclats de lames d'acier se reflétaient dans le rouge flamboyant du crépuscule.

Il porta machinalement la main à son côté pour constater que lui ne portait pas d'épée, mais une ceinture à laquelle étaient suspendus de larges bracelets de fer rouillé.

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