Jade - 10

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J’avale mon antidouleur et ouvre la boite de l’attelle que je viens d’acheter. Cinquante balles cette merde. Soie se frotte à mes jambes, j’attrape les croquettes. Je glisse ma main dans l’attelle, serre les dents, serre le scratch. Aaah bordel. Sur une échelle d’irrationalité, mon coup de poing bat des records.

J’envoie un message au patron du fox. Et une photo de ma main. Il me répond un smiley pouce. Tant mieux, pas besoin d’arrêt de travail.

Je me laisse tomber dans le canap ». J’aimerais éteindre ma cervelle juste deux minutes. Arrêter de réfléchir. Mais les mots de Renart son là, ils tournent et se tortillent. J’ai compris ce qui me rend plus riche que 169. Ma personnalité est une accumulation des choses que j’aime, que je n’aime pas, qui m’attristent, qui m’égaient. J’ai dit à Renart que j’aime apprendre. C’est vrai, mais quoi ? Tout. Mais tout c’est vague, ça ne m’avance pas plus. Je veux apprendre les autres.

Soie s’étale sur mes genoux. Le nez collé à mon tel, je lui caresse le ventre. J’étudie la littérature disponible en matière de psychologie et de sociologie. Je swipe rapidement sur mon compte en banque, retourne sur mon panier. 110 € de bouquin, c’est pas raisonnable. J’en enlève deux.


Demain, c’est les vacances. Tout le monde est surexcité, moi je m’en fous comme de ma première petite cuillère. J’ai personne avec qui fêter Noël.

Je regarde les doigts de Renart tripoter la craie. Je me balance un peu. Je ne vais pas la voir pendant deux semaines. Ça me contrarie. Enfin je crois, mon corps se crispe à cette idée. Renart passe dans les rangs et nous observe travailler. Je la suis des yeux. Elle a la curieuse manie de se frotter l’oreille lorsqu’elle voit une faute. Ça m’amuse. Renart pose la main sur mon épaule en passant. J’arrête de me balancer, c’est la règle.

J’ai lu plus d’une dizaine de livres. Maintenant, je comprends mieux les interactions de groupe, mais la classe de Renart, c’est pas pareil. C’est reposant. Pas besoin de réciter mes nouveaux livres chaque fois qu’on me cause. Elle a posé un cadre facile à suivre, qui ne change pas au gré de ses envies. Le bonnet sur le bureau. La main sur l’épaule quand je me balance. Répondre à un exercice par cours. Rendre un travail à chaque contrôle. Elle a fait des règles pour Lucas aussi. Cet idiot a progressé, je suis scotchée. Renart a cru en lui et ça a suffi. Même pour les autres cours.

Je pense que je vais lui demander qu’on se remette ensemble. Je m’ennuie toute seule. Et c’est un mec gentil. Il peut progresser sur le cul si je cours en lui.

La cloche sonne.

— Passez de bonnes fêtes. Pas de devoirs, vous avez bien travaillé, ça mérite une pause ! Profitez des vacances pour vous aérer la tête.

— Joyeux Noël, madame ! À l’année prochaine.

Cette blague me soule tellement. J’attends que les autres s’en aillent, je ne veux pas quitter Renart sans rien dire. Elle me tourne le dos, essuie le tableau.

— Bonnes vacances, Renart.

Elle se retourne et me sourit. Mon sourire.

— Bonnes vacances, Jade. Tu as prévu quelque chose avec ta famille ?

— Je n’ai pas de famille et je n’ai pas prévu quelque chose.

Je vois ses lèvres qui se pincent. Je n’aime pas dire que je n’ai pas de famille, je vois que les gens ne savent plus où se foutre.

— Et bien, nous sommes deux. Je fête Noël avec ma logeuse, une adorable vieille dame. Tu es la bienvenue si tu en as envie. Elle m’a dit qu’avoir des invités lui manquait.

Je regarde Renart à la fois contente et étonnée. Elle a rangé sa casquette de prof. Parfois, j’oublie qu’elle a quasi mon âge. Je sais pas si c’est légal, mais je m’en fous. Qui lui fera un procès ?


J’ai revu Lucas sur le premier weekend. Il a dit oui tout de suite et on a niqué. Comme il faut cette fois. Je lui ai demandé de se retenir et il l’a fait. J’ai joui. Ça faisait vraiment longtemps. Ça faisait vraiment du bien. Je me souviens pourquoi je suis sortie avec Lucas. On joue aux mêmes jeux vidéos et il a les mains douces. Je sais pas si on a plus joué ou baisé. On joue à un jeu de tir. Il se plaint que je gagne tout le temps. Ma vitesse d’analyse est tellement plus rapide que la sienne, il ne peut pas gagner. C’est pas grave.


Le chat m’accueille avant Renart. Il est minuscule et me renifle les jambes. Je sens Soie. Renart est sur son 24. Je peux pas dire 31, c’est absurde. Elle est canon. Un pantalon noir évasé aux genoux, une chemise à carreaux noir et bleu nouée au-dessus de son nombril. Des habits aux couleurs de la convention sociale sont le meilleur moyen de rentrer dans un groupe. Dixit mon livre de socio. Alors je suis moi aussi sur mon 24. Mais j’ai peu de vêtements, je suis moins élégante.

— Oh, mais quelle belle jeune fille !

La vieille logeuse de Renart. Elle me coupe dans mes pensées. Quatre-vingts, à vue de nez.

— Fais-la donc entrer, Anne ! On ne va pas faire le réveillon sur le palier !

Je souris. Elle pète le feu la mamie !

— Allez entre, avant que Colette me gronde un peu plus !

La porte se ferme derrière moi et mon ventre gargouille instantanément. À l’odeur, j’ai hâte de manger.

— Tiens, dis-je.

— Oh, merci beaucoup ! Tu n’étais pas obligée.

— Je ne me suis pas sentie obligée. Il y en a un pour toi, un pour Colette.

— Pour moi ?

J’entends mamie crier de la cuisine.

— Quelle généreuse jeune fille ! Anne, tu as de très bonnes amies.

— C’est mon élève, Colette.

Renart va poser mes deux paquets sous le sapin. Je vois qu’il y en a deux autres qui portent mon nom. Deux écritures différentes. Un de Colette, un de Renart.

C’est mon premier Noël avec le sourire. Et c’est facile. L’ironie de Colette me fascine. Je n’arrête pas de rire, Renart aussi. Le repas est excellent. Elles l’ont préparé toutes les deux. Le chat aussi, j’ai eu quelques poils. Colette me demande ce que j’aime. Je parle des jeux vidéos. Je sais qu’elle ne comprend pas tout, mais me pose des questions. Ça me fait drôle d’être écoutée. Puis Colette demande à Renart si je me comporte bien en classe. Le masque de loup tacheté s’étire et elle rit un peu avant de répondre.

— Elle parle peu, mais écoute bien.

— Tiens, vous n’êtes pas très différentes.


Colette m’a offert un livre de sa collection. C’est une vieille édition avec une belle reliure. Elle me dit l’avoir eu à mon âge alors ça lui faisait plaisir de le transmettre. Je suis touchée. Je pense qu’il a beaucoup de valeur pour elle, il est abimé. Renart a eu le livre des 23 ans de Colette. Je trouve ça drôle comme idée. C’est vrai qu’elle parle peu. Je ne pouvais pas le voir en classe. De sa part j’ai reçu un roman graphique. Je le feuillète en silence. Le dessin est entièrement fait au stylo, fascinant.

En ouvrant son cadeau, Renart me lance un regard, je pense interloqué. Elle sort le petit cadre du papier et l’étudie. Pendant ce temps, Colette déballe son cadeau. La logeuse. J’ai trouvé ça à propos.

— Dostoïevski, dit-elle, rien que ça ! Et bien Jade, tu es pleine de surprise, merci beaucoup.

— Désolée, ce n’est que l’imprimer pdf.

— Oh, ça se lit de la même façon ! Bon il est bien tard pour ma vieille peau. Jade, je t’ai préparé le lit dans l’autre chambre d’amie.

Je n’ai pas le temps de répondre, Colette s’est déjà levée. Je dormirai ici ce soir. Ça ne me dérange pas, c’est agréable de se sentir attendue.

Je me retourne parce que Renart rit. Elle a enfin compris.

— Il est très ingénieux ton algorithme. Ton cadeau me plait beaucoup.

J’ai transcrit mathématiquement les relations interhumaines de la classe de Terminale S1 en cours de math. Le tout forme un renard.

J’ai aidé Renart à débarrasser et je suis allée me coucher. La crapule à poil s’est étalée entre mes jambes. J’ai les bras croisés sous la tête. Je sens que je vais réfléchir longtemps. Renart est dans la cambre d’à côté. Est-ce qu’elle réfléchit comme moi ? C’était un très joyeux Noël. J’ai le cœur content, je le sens. Les raisons de mon invitation m’échappent totalement. Mais là franchement, je m’en fous. J’essaie de rester focalisée sur mon plaisir. Renart est droitière, mais elle coupe de la main gauche. Les papiers de ses cadeaux ne sont pas déchirés et consciencieusement pliés. Elle joue avec son verre de la même manière qu’avec sa craie. Elle a une bonne descente, mais elle préfère le rouge. Elle détache ses cheveux quand elle est détendue. Moi je les attache.

Plus que douze jours avant le prochain cours de math.

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