Anne - 1

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J’embrasse Éric qui me souhaite une bonne journée. Fermant la porte de la maison, je prends une grande inspiration. Trois septembre. Ma première rentrée scolaire en tant que prof. Je serre la main sur ma sacoche toute neuve et me mets en route. Le jour se lève à peine, la brume estompe les contours. Je resserre mon écharpe et me presse un peu plus. Il fait froid pour un début septembre.

Le lycée dans lequel je travaille n’est pas très loin. Je pourrais prendre les transports pour gagner du temps, mais marcher me détend. Je pense à mes futures classes. Une terminale et deux secondes. Je n’aurais jamais cru qu’ils attribueraient une classe de terminale à une débutante. Ils doivent vraiment manquer de prof de math. Je ne suis pas de nature stressée, mais ce poids sur mes épaules alors même que je réfléchis aux prémices de ma pédagogie n’est pas sans me préoccuper.

Il était temps que j’arrive. La pluie s’est mise à tomber dru. Je secoue mon parapluie et monte au premier, là où se trouve la salle des prof. Le bâtiment est vétuste. Peintures décrépies, carrelage en mosaïques rouges, escalier en bois, c’est comme faire un bond dans le passé. Je pousse la porte qui grince affreusement et entre d’un pas décidé. Malgré mon avance, plusieurs de mes collègues sont déjà là. Je reconnais Jacque et Hélène, respectivement prof de math et physique avec qui j’ai fait ma prée rentrée vendredi dernier.

— Je peux vous aider, jeune fille ?

Un homme âgé d’une cinquantaine d’années s’est approché de moi et me regarde avec un sourire étonner. Ses lunettes rondes et ses cheveux en pagaille signent le prof de philo. Je m’apprête à répondre, mais Hélène me devance.

— Enfin, Henri ! Ce n’est pas une élève, c’est la nouvelle prof de math !

Ses yeux s’arrondissent et il porte la main à sa bouche. Son air ahuri est presque comique.

— Mille excuses ! J’ai fait mon vieux con ! Tu as l’air si jeune que je n’ai pas imaginé que tu bossais ici. Moi, c’est Henri, philo. Bienvenue dans ce trou à rats que l’on appelle lycée.

Il me tend une main chaleureuse.

— Anne, enchantée.

— Et quel âge ça te fait, Anne, si je puis me permettre ?

— 22 ans.

— Kant tout puissant, tu es tombée du berceau ! Ça ne me rajeunit pas tout ça.

Il s’interrompt et regarde sa montre.

— Ah, c’est bientôt l’heure, il faut que je file aux toilettes ! Bon courage à tous pour cette rude matinée, on se retrouve ce midi !

Sans même que personne ne lui réponde, il ouvre la porte et disparait dans le couloir. Hélène s’approche de moi et me pose une main sur l’épaule.

— Tu verras, Henri est un drôle d’oiseau. Il est prof de philo après tout.

— Il semble sympathique.

— Il l’est ! Évite simplement de le lancer sur un débat en fin de repas si tu ne veux pas être en retard, me dit-elle en riant.

Je ris avec elle, comprenant bien ce qu’elle sous-entendait.

Jacque me tend une tasse de café que j’accepte volontiers. Il est trop fort, mais il me réchauffe. Pendant que nous discutons, d’autres collègues arrivent et Hélène met un point d’honneur à me présenter à chacun d’eux. Je fais de mon mieux pour retenir les prénoms de chacun. Ils m’accueillent chaleureusement, bien que la plupart réagissent avec le même étonnement qu’Henri. Je dois expliquer plusieurs fois que je suis rentré tôt dans les études supérieures, ce qui explique mon jeune âge.

— Finalement, tu n’as que trois ans de plus que certains gamins, me fait remarquer Jared, prof de français.

J’y ai déjà pensé. Raison qui s’additionne à mes préoccupations concernant ma classe de terminale. Comment vont-ils réagir ? Vais-je réussir à assoir mon autorité ? Je serre les dents et réponds avec une sérénité feinte :

— Je saurais leur faire comprendre que je ne suis pas leur amie.

La cloche retentit. Je regarde mon téléphone pour vérifier mon emploi du temps que je connais déjà par cœur. Salle 203, Terminale S1, 2 h. Un lundi matin comme on les aime.

Lorsque j’arrive devant la salle, une partie de la classe est déjà là. Je ralentis et mesure mon pas. Je me compose un sourire avenant, mais sérieux, passe devant eux et glisse la clé dans la porte.

— Eh meuf, comment t’as eu la clé de la salle ? s’exclame un garçon adossé au mur.

Mon dos se contracte. J’ouvre la porte et me retourne.

— Meuf, vraiment ? Tu pourrais montrer un peu plus de respect pour tes profs, non ?

Sa mâchoire se décroche. Je souris.

— Je vous demande pardon, madame, dit-il tout penaud.

— C’est oublier. Allez-y, entrez !

Aussi secoués que lui, les autres élèves rentrent dans la classe plus silencieusement que ce à quoi je m’attendais. J’avais préparé des « dans le calme » et des « en silence », sans qu’aucun d’eux ne soit utile. Je rentre en dernier et ferme la porte derrière moi. Je pose ma sacoche sur le bureau et m’y assois en tailleurs. Je porte un rapide coup d’œil aux visages que j’ai en face de moi. 27 élèves. Une classe plutôt équilibrée en termes de filles et de garçons.

— Bonjour à tous, je me présente, je suis madame Renart. Je serais votre professeure principale ainsi que votre professeure de math pour l’année.

Je vois leur étonnement. La question de mon âge leur brule les lèvres, mais personne n’ose la poser. Je sors la liste des noms et fais l’appel. J’ai deux absents. Je m’apprête à le noter quand la porte s’ouvre brutalement. Je regarde avec sévérité les deux élèves qui se tiennent sur le pas de la porte.

— Vous avez un mot pour votre retard ?

Le garçon entre d’un pas lourd et fier, la jeune fille sur ses pas.

— Non.

Sans se soucier de moi, ils s’installent à une table. C’est bien. Je n’aurais pas à attendre pour mon test d’autorité. Je descends du bureau et m’approche du nouveau venu.

— Bonjour Lucas. Bonjour Jade.

— ‘ jour, lâche vaguement Lucas.

— Recommencez votre entrée s’il vous plait. Je ne pense pas que votre intention était de nous manquer de respect, mais sait-on jamais ?

Je sens les dos des autres élèves se raidir, les respirations se bloquer. Je crois que mon ton calme et mon sourire déstabilisent assez les deux malotrus pour qu’ils envisagent d’obéir. Jade fronce les sourcils et se lève. Lucas la suit en serrant les dents. Ils passent devant moi sans rien dire et sortent. Je ferme la porte derrière eux. Un murmure traverse la classe. Je distingue vaguement les mots « ouf » et « tenir tête », mais rien de plus.

L’un des deux élèves se décide à frapper. J’ouvre et les saluts comme si je ne les avais jamais vus.

— Bonjour, vous êtes en terminale S1 ?

— Apparemment, me répond Jade, laconique.

— Bien, entrez.

Je m’efface devant eux pour leur laisser le passage.

— À l’avenir, tâchez d’être l’heure s’il vous plait, à moins que vous ayez un mot de la vie scolaire. Interrompre un début de court est toujours dérangeant, pour vos camarades comme pour moi.

Lucas émet un vague grognement et se réinstalle à sa place.

— Jade, tu veux bien enlever ton bonnet s’il te plait ?

Elle se retourne vers moi. Ses yeux, bleus comme la glace, me transpercent. Il émane de son regard une dureté presque tangible.

— Est-ce que je vous demande d’enlever vos chaussures ?

Je serre les dents. Je ne m’attendais certainement pas à ça. Mon cerveau réfléchit à toute allure. Ce n’est certainement pas l’agressivité qui fonctionnera sur elle.

— Je ne suis pas contre des règles d’habitation, cependant je ne suis pas sûr que tu veuilles que tout le monde ôte ses chaussures.

Elle pince les lèvres, je retiens un sourire. Son bonnet est posé sur la table. J’entends des discrets soupirs de soulagement. Je regarde les autres élèves et je comprends que j’ai gagné une bataille.

— Merci Jade.

Il faut savoir savourer ses victoires. Peu importe ce que feront Jade et Lucas durant le cours, je ne leur imposerais pas d’autres règles aujourd’hui.

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