Chapitre 2

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Manon ferma l’ouverture de son sac à dos, puis inspira. Tout était prêt… Il n’était plus question de reculer. D’un pas rapide, elle progressa jusqu’à la chambre de Nasiha ; hélas, ses pieds se changèrent en plomb dès qu’elle en atteignit l’huis.

Un soupir lui échappa. Qu’attendait-elle ? Son hésitation était ridicule ! Elle avait pris la meilleure décision, c’était indéniable. Le mensonge qu’elle avait servi à son patron et à l’institutrice de Nasiha ne serait pas décelé : là où elle avait l’intention d’aller, personne ne les identifierait.

Manon inspira derechef et franchit l’encadrement. Ensuite, guidée par la lueur filtrant entre les lanières des stores bleus de sa fille, elle s’approcha du matelas où Nasiha dormait encore ; recroquevillée sous sa couette, pouce en bouche, celle-ci arborait une expression détendue, une expression qui laissait penser qu’elle se trouvait au milieu d’un joli rêve.

Attendrie, Manon se pencha au-dessus d’elle, avant de lui caresser la joue – un geste qu’elle répéta jusqu’à apercevoir ses petites paupières brunes papillonner.

— Mon bébé ? Il faut te réveiller, on va bientôt partir.

Deux pupilles noisette s’ancrèrent dans les siennes et Manon fut aussitôt soulagée de n’y noter aucune graine de la rébellion qui les animait depuis plusieurs jours ; depuis que Nasiha avait qualifié Madame Violette de deuxième mère, en vérité…

Un sourire gagna ses lèvres. Oui, Nasiha ne l’observait aujourd’hui qu’avec l’air groggy des enfants tirés trop tôt du lit.

— École ? grommela Nasiha. Déjà ?

Les commissures de Manon s’étirent davantage.

— Eh non. Je nous ai organisé… une expédition surprise !

— Une surprise ? répéta Nasiha, la voix plus vive.

— Oui. Ce sera notre secret à toutes les deux, d’accord ?

En réponse, Manon obtint un vigoureux hochement de tête.

— On expéditionne où, maman ?

Le verbe utilisé lui déclencha un rire amusé – Nasiha s’exprimait souvent avec une telle aisance qu’elle en oubliait qu’elle n’avait que cinq ans.

— Là où tu as eu très envie de partir en vacances après avoir visionné La petite sirène, murmura-t-elle.

— À Atlantica !?

— Hmm, marmonna-t-elle. Un peu moins loin, je l’avoue.

Tandis qu’elle se redressait en position assise, Nasiha la dévisagea avec attention.

— À la plage, alors ?

Manon confirma d’un geste, arrachant un cri de joie à son bébé :

— On va à la mer !

— Une première pour toi, se réjouit-elle. La route est longue, par contre. Tu devrais prendre un jouet, il t’accompagnera dans le train.

— Dinou !

Manon approuva le choix effectué, ravie que Madame Violette n’ait pas été évoquée… Oh, Nasiha avait besoin d’elle afin de grandir et de s’épanouir. Cependant, sa présence dans leur quotidien lui devenait insupportable. Être sans cesse comparée à elle, presque en concurrence dans son rôle de mère, la meurtrissait de plus en plus.

Manon contint de justesse une grimace ; s’entendre dire par Nasiha que Madame Violette ne travaillait pas pour passer du temps avec elle, qu’elle connaissait mieux les jeux et dessins animés sortis qu’elle-même, ou que ce n’était pas la peine d’appeler la nouvelle baby-sitter puisqu’elle était là, lui pesait chaque journée un peu plus sur le cœur.

— Habille-toi vite, d’accord ? Je t’attends en bas avec un bon petit-déjeuner. On se mettra en route dès qu’on l’aura pris.

Ni une ni deux, Nasiha s’extirpa de ses couettes et se précipita sur les tiroirs de sa commande. Manon se dirigea vers le couloir, puis ajouta :

— N’oublie pas de prévoir un gilet. Il risque d’y avoir du vent.

Sitôt que le train ralentit à l’approche de leur station, Manon tourna le buste vers Nasiha, incertaine quant à la façon de procéder pour rentrer chez elles. Sa fille dormait si paisiblement, sa peluche dinosaure serrée sur son cœur, qu’elle hésitait à la réveiller et à lui imposer les menus kilomètres qui les séparaient de leur domicile… Parviendrait-elle toutefois à la porter jusque-là avec un genou écorché ?

Manon se leva de son siège et décida d’essayer – elle pourrait éveiller Nasiha en chemin si l’effort devenait trop dur. Elle attrapa son sac à dos, le plaça sur son buste plutôt que derrière elle et, avec des gestes précautionneux, elle cala Nasiha contre ses omoplates. Lorsque les portes du wagon s’ouvrirent, elle était prête à entamer les dix à quinze minutes de marche qui l’attendaient.

Bientôt, Manon sourit. La douleur dans son genou était présente, elle n’adoptait pas non plus son maintien habituel, mais tout ça ne surpassait son plaisir de savoir Nasiha heureuse, comblée par leur excursion à la côte.

Manon visualisait encore l’éclat émerveillé de ses yeux face à la beauté des vagues qui léchaient le sable… Elle entendait son rire lorsqu’elles avaient immergé leurs orteils dans l’eau et la joie dans ses mots pendant qu’elles s’appliquaient à dénicher les plus jolis coquillages. Et il y avait mieux : Nasiha n’avait pas évoqué ou songé à Madame Violette. Pas une fois ! Un exploit qui la rendait fière et signifiait que les choses rentraient dans l’ordre, comme elle l’avait désiré.

Tandis que les rues défilaient au rythme de ses pas, Manon était légère. S’il n’y avait eu sa bête chute pour la blesser au genou, elle ne doutait pas que leur excursion se serait révélée parfaite.

Le souvenir de l’accident lui arracha une ébauche de grimace. Le courant avait été si faible et son avancée dans l’eau si minime… Elle se sentait ridicule ! Il avait suffi qu’elle ait l’impression qu’on lui agrippait la cheville d’une main pour qu’elle perde ses moyens. Certes, sur le moment, elle aurait vraiment juré percevoir des doigts gelés sur sa jambe, mais elle n’ignorait pas que la mer était pleine d’algues, des végétaux qui s’enroulaient autour de tout ce qu’ils touchaient. Tout en atteignant son parvis, Manon soupira ; les adultes étaient parfois de gros bébés également.

Elle agrippa ses clefs avec de fortes contorsions, s’engouffra chez elle. Là, elle se dandina sur place jusqu’à ce que son sac glisse au sol sans qu’elle ait à bouger Nasiha. Ses lèvres s’étirèrent. Mission retour de la plage réussie !

D’une démarche claudicante, Manon monta à l’étage où, après avoir déposé sa fille sur le lit défait de sa chambre, elle entreprit de la déshabiller et de lui enfiler un pyjama. Nasiha n’ouvrit pas un œil, pas même quand elle la borda, et Manon l’observa d’une expression tendre tout du long ; la voir si paisible, plongée dans la béatitude de leur voyage, lui réchauffait le cœur à un point qu’elle n’était pas capable de décrire.

Un souffle serein se glissa entre ses dents. Peu importait dorénavant qu’elle ait dû prétendre être malade à son patron ou mentir à l’institutrice. Nasiha avait besoin de partager du temps avec elle, de continuer à développer leur complicité.

Oh ! Une journée isolée suffisait-elle ? Nasiha méritait plus de sa part. Plus que ses efforts afin de conserver leur foyer. Plus que l’argent qu’elle mettait de côté pour ses frais de scolarité et sa garde-robe. Plus qu’un instant dérobé.

Manon se mordilla la langue. Lui serait-il permis de reproduire leur bulle loin du monde sans être attrapée par l’école ou son travail ?

— Madame Violette dit que c’est une mauvaise idée…

Elle sursauta, avant de dévisager Nasiha avec incrédulité. Celle-ci n’avait pas bougé… La respiration régulière, les traits détendus, elle demeurait captive des bras de Morphée. Glacé, le cœur de Manon s’accéléra. Avait-elle bien entendu ? Nasiha venait-elle de lui répondre dans son sommeil ? De lui répondre alors qu’elle n’avait rien formulé à voix haute ?

Elle déglutit. Que… ?

Manon secoua soudain la tête ; elle serra les poings jusqu’à ce que la douleur dans ses paumes oblige la peur à s’éclipser. Non, non, non. Que lui prenait-il de paniquer de la sorte ? Nasiha rêvait, voilà tout ! Elle était dans son monde, en compagnie de son amie imaginaire – qu’elle avait jusque-là délaissé –, et avait parlé dans la réalité. Oui, elle ne s’adressait pas à elle, mais à un personnage onirique.

… N’est-ce pas ?

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