Chapitre 21

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- T’as vu ce que je suis prêt à faire pour toi, quand même ?

- Je te rappelle quand même que c’est toi qui a insisté pour m’emmener.

- Pfff… Je me lève à 2 heures du mat, je t’évite la honte que les parents t’emmènent au bus et c’est comme ça que tu me remercies.

Je rigole.

- J’avais pas vu ça comme ça, effectivement, tu me sauves la vie !

- Je sais, je sais. Tu me seras éternellement reconnaissant.

- Tu rêves.

On reste silencieux un instant, pendant qu’Aloïs conduit dans la ville déserte. Comme il vient de le faire remarquer, il a gentiment accepté de m’emmener prendre le bus qui va nous conduire, mes camarades et moi, au séjour à la montagne que nous avons chèrement acquis.

- Ça s’est bien passé avec Sarah hier ?

- Hum, ça peut aller. Enfin je crois qu’elle ne va plus venir aux fêtes de famille avant un moment.

Aloïs rigole :

- Essaye de faire passer ça pour de la démence sénile de mamie !

- Tu parles, mamie a toute sa tête et elle nous enterrera tous !

À ce stade, il est temps que je vous parle un peu de ma grand-mère. Mamie Suzanne (ne répétez pas à ma grand-mère que je l’appelle ainsi parce que, malgré ses 82 ans, je cite « mamie ça fait vieille ») a épousé mon grand-père au milieu des années 50, alors que lui-même était patron d’une petite entreprise. Quand celui-ci est décédé peu d’années après, elle s’est retrouvée à la tête de cette entreprise, avec trois enfants sur les bras. Elle a refusé de céder l’entreprise aux frères de feu mon grand-père et a bâti un véritable empire, tout en élevant ses enfants et en refusant les avances de ses nombreux prétendants, clamant que « elle avait été mariée pendant plusieurs années, elle avait eu son quota d’hommes ! ». Bref, une icône pour Margot – et ma grand-mère lui rend bien. En revanche, elle n’apprécie que modérément ma petite amie. Malheureusement, elle a aussi un caractère de cochon, et refuse de se montrer diplomate en toute circonstance.

Bref, toujours est-il que nous sommes allés passer les fêtes de fin d’année avec toute la famille dans la maison de campagne de ma grand-mère. Mes parents ont jugé bon d’inviter Sarah à venir avec nous. Ça m’a un peu gonflé sur le moment, j’aurais préféré être seul pour réfléchir, mais j’aurais difficilement pu dire non. Surtout que les choses avec Sarah sont loin d’être au beau fixe depuis quelques temps. Mais ça c’est plutôt bien passé dans l’ensemble. Enfin, surtout parce que je m’arrangeais pour qu’il y ait toujours du monde avec nous, ne souhaitant pas avoir la conversation qu’elle me réclame depuis un certain temps sans avoir eu le temps d’avoir une réponse à mes propres questions.

Toujours est-il que les choses se déroulaient tranquillement même si je sentais que Sarah bouillonnait un peu de ne pas me voir seul à seule. Mais ça s’est corsé quand Mamie Suzanne a décidé de comparer ma petite amie à ma meilleure amie.

Hier midi, mes oncles et tantes ont jugé bon de lancer le sujet de mon avenir, avec mariage et enfants – enfin, j’imagine que vous savez ce que c’est d’avoir une famille gênante. Quand Sarah a joyeusement répondu, ma grand-mère est sortie de son silence pour simplement me demander : « Et comment va Margot ? Elle veut toujours faire des études de médecine ? Ça c’est une fille intelligente ! Dommage qu’elle ne soit pas venue ». Alors, entendons-nous bien : j’adore ma grand-mère. Mais c’est quand même une sacrée casse-couille. Et dire que Sarah l’a mal pris serait un sacré euphémisme. Elle ne m’a pas parlé de l’après-midi, et est retournée chez elle sans un mot.

Si bien que j’ai passé ma soirée d’hier au téléphone à essayer de sauver les meubles avec elle. Après un long moment à l’écouter me hurler dessus des propos plus ou moins compréhensibles, elle a fini par se calmer et j’ai pu en placer une, essayant de minimiser les propos de ma grand-mère. Je crois que je ne m’en suis pas trop mal sorti. En tout cas, elle ne m’insultait plus à la fin. Elle m’a simplement dit qu’on en reparlerait en face. Elle m’a même souhaité un bon voyage – franchement, je trouve que l’opération « calmer Sarah tout en évitant la conversation gênante » se passe plutôt bien.

- En tout cas, dis-je à Aloïs, clairement ça ne m’aide pas avec Sarah. Surtout en ce moment !

- Pourquoi en ce moment ?

Je me mord la lèvre. J’hésite à en parler avec mon frère, j’ai un peu peur qu’il ne comprenne pas. Lui n’a jamais semblé mal à l’aise à quelques moments de sa vie, passant de l’enfance à l’adolescence puis à un semblant d’état adulte avec insouciance. En même temps, je ne comprends pas non plus moi même. Je soupire.

- Pour rien. C’est juste que la remarque de mamie, plus le fait que Margot ne soit pas très tendre avec elle, elle commence à se sentir un peu rejetée, tu vois ?

- Hum. Je vois surtout que tu ne me dis pas tout. Allez, raconte.

Je rigole.

- T’es psy toi maintenant ?

- Carrément. D’ailleurs je pense que le problème vient de tes parents.

Je rigole derechef.

- Ah ça c’est probable !

Je garde le silence un instant, essayant de formuler mes pensées.

- Je ne sais pas, je ne me sens pas à l’aise dans notre relation. Dans ma vie en général, en fait. Et je ne sais pas trop pourquoi, parce que je n’ai pas de raisons de me plaindre : j’ai une famille aisée, j’ai des potes, une petite amie jolie et sympa, le lycée se passe bien… Je crois que je ne me comprends pas moi-même.

- T’as l’impression d’être pris au piège. De faire ce qui était prévu pour toi, même si ça ne te correspond pas.

Je le regarde surpris.

- Je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air, rigole-t-il.

- Oui, c’est un peu ça. Mais d’un autre côté, je ne sais pas ce qui me correspondrait mieux.

- Écoute, t’es jeune. C’est normal de chercher qui tu es. T’as toute ta vie pour le découvrir. Teste. Et si ça ne convient pas aux parents, ou même à n’importe qui, tant pis ! Fais les choses pour toi !

- T’essaie de me convaincre de faire la même connerie que toi pour te 18 ans ?

Il rigole, tandis que je me remémore la crise de nerfs monumentale qu’avait fait ma mère en découvrant l’immonde tatouage de dragon qui avait recouvert le dos d’Aloïs le jour même de sa majorité.

- Non, ça c’est pas obligé. T’es pas assez sexy pour porter ce genre de tatouages.

Il arrête la voiture comme nous sommes arrivés sur le parking, sur lequel quelques dizaines d’ados et leurs parents affichent des têtes de merlan pas frais. Il se tourne vers moi.

- En tout cas, je peux te dire qui tu es : mon petit frère. Et ça ça ne changera pas.

J’essaie de ne pas montrer mon émotion.

- C’est pas avec ça que je vais aller loin…

- Arrête de faire ton dur, je vois que t’es à deux doigts de pleurer, fillette.

- C’est normal, je m’apprête à dire au revoir pour dix jours à mon être préféré.

Sur ces mots, je sors de la voiture et ouvre la portière arrière, laissant sortir Pantoufle qui sautille joyeusement autour de moi. Aloïs râle :

- Ok, très bien. J’essaie d’être un frère sympa, et c’est comme ça qu’on me remercie.

Il râle, mais il me prend quand même dans ses bras.

- Tu sais que je ne pars pas définitivement, hein ? On se revoit dans une dizaine de jours.

- On ne sait jamais ce qui peut arriver. Un bête accident et paf, je peux récupérer ta chambre.

Je me détache de lui en rigolant. Je me retourne pour rappeler Pantoufle mais ne l’aperçoit pas. J’ai un bref instant de panique, avant de la voir, réclamant des caresses auprès de quelqu’un que je ne reconnais que trop bien.

- Ah mais c’est ton pote de la dernière fois ! Fait Aloïs. Il s’appelle comment déjà ?

- Enzo, je soupire.

Celui-ci vient vers nous, Pantoufle à ses côtés. Mon cœur s’emballe alors que je ne sais pas trop ce que je dois ressentir. Enzo salue mon frère puis se tourne vers moi.

- Salut. Content de voir que t’es toujours vivant.

Je pique un fard. Je sais très bien à quoi il fait allusion : Pendant les vacances, il a essayé à plusieurs reprises de m’envoyer des messages, que j’ai consciencieusement ignorés en espérant ne plus le croiser – échec dès le premier jour visiblement.

- Oui, euh… J’étais en vacances, et j’avais pas vraiment de réseau… Enfin tu vois…

Il hoche la tête, visiblement peu convaincu.

- Je vois. J’espère qu’on aura l’occasion de se croiser pendant le séjour dans ce cas. J’aimerais bien qu’on parle.

Il salue de nouveau Aloïs puis prend congé de nous après une dernière caresse à Pantoufle. Je le regarde s’éloigner et maudit la partie de moi qui remarque à quel point sa grâce le démarque de tous les autres qui ressemblent à des zombies tirés trop tôt du lit.

- C’était quoi ça ?

Je me retourne vers Aloïs et essaie de cacher mon trouble.

- Ça quoi ?

- Ce moment très gênant. « J’avais pas de réseau » sérieusement ? Il y a encore des gens pour utiliser cette excuse ? Pourquoi tu ne voulais pas lui répondre ?

- Pour rien, écoute, on n’est pas vraiment pote et j’avais pas envie de lui parler, c’est tout.

- C’est une histoire de fille ?

- Pas vraiment, non.

Je vois qu’Aloïs est prêt à ajouter quelque chose, mais je suis sauvé par Margot qui débarque joyeusement et nous salue tous les deux. Malheureusement pour moi, Aloïs n’est pas prêt à lâcher l’affaire.

- Dis, Margot, toi qui sait toujours tout, tu sais pourquoi mon imbécile de frère ne veut pas parler à Enzo ?

Margot me regarde avec un air sévère pendant que je me fais tout petit. Un jour, si elle le souhaite, elle fera une maman formidable. En attendant, elle me regarde sourcils froncés, visiblement peu satisfaite que je n’ai pas tenu compte de ses conseils de reparler à Enzo.

- Parce qu’il est trop bête, dit-elle.

- Ça c’est rien de nouveau, répond Aloïs. Mais pourquoi ?

- Tu connais ton frère, il préfère faire le mort et attendre que ça passe plutôt que de chercher à comprendre.

- J’ai pas tout compris, fait Aloïs.

- C’est pas grave, dis-je précipitamment, on doit y aller de toute façon.

Je fais une dernière bise à Aloïs, puis nous partons mettre nos affaires dans la soute du bus.

- Tu es un imbécile, tu le sais ?

- Écoute, je sais que tu fais ça parce que tu penses m’aider, mais je n’ai pas besoin. C’est juste un gars qui s’est moqué de moi en faisant semblant d’être mon pote, c’est pas grave. J’ai un peu sur-réagi sur le moment, et je te remercie d’ailleurs d’avoir été là, mais maintenant c’est bon. J’ai tourné la page. Je m’en fout. Vraiment.

Elle me regarde avec les lèvres pincées.

- Lucas, tu es en train de me mentir. Et tu le sais. Écoute, je ne veux pas te forcer la main, et te donner l’impression que je régente ta vie. Mais je te connais, et je sais quand ça ne va pas. Je ne vais pas te laisser aller droit dans le mur sans rien faire.

Un silence s’installe, brisé par Renaud, le pion qui nous accompagne pour le voyage, qui nous crie que nous pouvons monter dans le bus.

- On en reparlera plus tard, ok ?

Elle hoche la tête, et nous montons dans le bus. Là, j’ai un instant d’hésitation. Max, Thibaut et Malik sont installés sur le rang du fond, notre place habituelle lors des sorties. Margot me pousse gentiment :

- Va les voir. J’ai un truc à faire, je vous rejoins dans deux minutes.

J’inspire profondément, me donnant le courage nécessaire pour les rejoindre. Si je n’ai pas beaucoup réfléchi à ma relation avec Sarah pendant les vacances, j’ai beaucoup pensé à mes potes. Et j’ai bien dû reconnaître que, même si je suis toujours convaincu du bien-fondé du sabotage de l’opération prévue, je les avais négligés ces derniers temps, déclinant plusieurs invitations pour des soirées, étant souvent ailleurs ou ne discutant qu’avec Margot. En parler avec elle notamment m’a pas mal fait réfléchir. Elle a essayé au passage d’en profiter pour me soutirer des informations sur ce qui c’était passé dans les coulisses ce soir-là, mais je suis resté évasif – j’ai beaucoup moins de mal à ne pas lui répondre au téléphone que quand ses grands yeux azurs me scrutent. Toujours est-il que j’ai pris conscience que la soirée théâtre n’avait été que la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase de patience déjà bien rempli de mes amis.

Quand j’arrive à leur hauteur, ils arrêtent leur conversation et se tournent vers moi.

- Salut les gars. Écoutez, je… Je suis désolé pour mon comportement. J’ai conscience que je vous ai un peu laissé de côté avant les vacances. Je n’allais pas super bien, mais c’était pas une raison pour me détourner de vous. C’est réglé maintenant, et je ne recommencerai pas. Enfin, si vous voulez toujours de moi…

- Mais bien sûr, idiot, dit Malik. Et puis, il nous manquait un joueur.

Je m’assoies en prenant le paquet de carte qu’il me tend. À ma gauche, Thibaut me fait son sourire fétiche, un grand sourire d’enfant bienheureux. Max, lui, ne dit rien. Je sens qu’il m’en veut encore, mais il accepte tout de même sans broncher de jouer aux cartes avec moi. Je souris : ça fait du bien de retrouver mes potes.

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