Chapitre 13

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Le repas est fini, nos plateaux débarrassés et je n’ai plus d’excuse : je dois rejoindre Enzo pour aller travailler. J’ai bien hésité à partir en courant plutôt, mais Margot s’est assurée que je ne le fasse pas – je la soupçonne d’être restée manger au self uniquement pour surveiller que j’irai bien. J’avance donc vers la sortie, notre lieu de rendez-vous. Enzo y est déjà, adossé nonchalamment contre l’arrêt de bus. Une grande inspiration plus tard, je me dirige vers lui.

Il me remarque et je le vois jeter un coup d’œil discret à sa montre.

- Hey, je suis à l’heure ! Je proteste.

- Je sais, c’est justement ça qui me surprend ! T’es malade ? Ou alors t’étais pressé de me voir ?

- Oui, plus vite on aura commencé et plus vite on aura fini, j'ironise.

Il me suit docilement dans le bus qui nous amène chez moi. Le trajet se passe en silence, mais je suis quand même mal à l’aise. Coincé contre la fenêtre, je n’ai que bien trop conscience de la présence d’Enzo à côté de moi. J’ai beau garder ma tête tournée vers le paysage, je sens la chaleur émanant de lui, et son genou qui touche le mien aux soubresauts du bus. Avec un soulagement certain, je vois mon arrêt arriver.

- C’est là, dis-je.

Il se lève et rejoint la sortie. Une fille, une terminale de mon lycée, le regarde avec convoitise et je ressent un agacement que j’ai du mal à expliquer. Certes, j’ai l’impression d’évoluer avec la grâce d’un pachyderme en état d’ébriété à côté de lui, mais je n’ai jamais complexé sur mon physique ni particulièrement cherché à attirer les regards. Je respire profondément et le suit.

Après quelques minutes de marche, nous voilà arrivés devant le portail de chez moi.

- Plutôt sympa, commente-t-il en remontant l’allée vers ma maison.

Son inspection est interrompue par l’arrivée de Pantoufle, ravie de revoir son nouvel ami. Elle lui fait la fête pendant plusieurs minutes – soit dit-en-passant, je ne suis jamais accueilli comme ça, mais bref. Nous rentrons ensuite et nous installons au salon pour travailler, profitant que la maison soit vide en ce mercredi après-midi. Il observe la pièce mais, quoi qu’il en pense, ne dit rien et s’installe à la grande table.

- Tu veux que je te fasse quelque chose ? À boire, je rajoute précipitamment. Quelque chose à boire, un café ou autre.

- Un café, ce sera bien pour le moment, dit-il avec un léger sourire.

Je me réfugie dans la cuisine en me fustigeant intérieurement. Habituellement, je n’ai pas de problème particulier à m’exprimer, mais en présence d’Enzo, j’ai l’impression de ne faire que des gaffes, et ce, de plus en plus fréquemment. Je me calme le temps que le café coule, mettant mon embarras sur le compte de la fatigue – les vacances arrivent bien trop lentement à mon goût. Et puis, ce n’est pas nouveau qu’Enzo me met mal à l’aise. Je respire profondément. Il faut juste que je me reprenne en main. Que je re-traîne un peu plus avec mes potes. Oui, ça c’est bien. Toutefois, je suis content qu’aucun ne soit là en ce moment – ils ne manqueraient pas de m’interroger sur mon comportement étrange, et je n’ai absolument aucune réponse à apporter, et encore moins l’envie de me poser des questions là-dessus. Je vais continuer à faire comme j’ai toujours fait : ne pas y penser et attendre que ça passe (oui, je suis un expert en psychologie).

Je reviens quelques minutes plus tard avec deux tasses de café fumantes et nous commençons à travailler.

L’après-midi passe assez rapidement et, même si je ne l’avouerai pas à voix haute, plutôt dans une bonne ambiance. Nous avons été assez efficaces, si bien qu’à 17 heures nous décidons d’arrêter pour aujourd’hui et nous octroyons un goûter.

- Mais on n’a quand même pas fini, dit Enzo, il faudra continuer bientôt.

J’acquiesce.

- Mercredi prochain, même heure, même endroit ?

- Tu vas encore louper le hand ?

Je hausse les épaules.

- Il ne nous reste plus que deux semaines avant de rendre le projet, on n’a pas trop le choix.

- Quand bien même, je croyais que les sportifs devenaient barges s’ils ne courraient pas après une balle pendant plus de deux jours.

- Ah, ah, très drôle. Bon en vrai, j’ai surtout très peur de Margot et elle n’hésiterait pas à me botter les fesses.

- Oui, ça a bien l’air d’être son genre, rit-il.

- Et encore, tu verras quand il ne restera que quelques jours, elle va se transformer en monstre. Pendant notre TPE, elle crachait presque du feu à la fin.

Il rigole.

- On va faire ça parfaitement, elle n’aura même pas besoin de revérifier !

- Oui, enfin il y a la partie de Simon et Léo aussi !

Je me mords les lèvres en regrettant le ton avec lequel j’ai dit ça.

- Parce qu’à Saint-Thomas, on n’est pas capables de travailler correctement, c’est cela ?

Il n’a pas dit cela méchamment, plutôt d’un ton blasé, mais je ressens quand même un pincement de culpabilité.

- Non, pardon, c’est pas ce que je voulais dire.

- Si. C’est ce que vous pensez de nous depuis qu’on est arrivés à Zola, que nous sommes des idiots venant d’un lycée médiocre, et qu’on fait tâche dans votre lycée bien propre. Mais tu as raison, s’il n’y avait pas eu l’incendie, aucun des élèves de St-Thomas n’aurait eu les moyens de ne serait-ce que mettre les pieds à Zola.

Mon cœur s’alourdit encore en repensant aux nombreuses fois où l’on s’est moqué avec les gars. Maintenant, cela me semble bien moins risible.

- Je suis vraiment désolé, dis-je d’une petite voix. Je… je reconnais avoir pensé ça et c’était vraiment idiot. Et je suis désolé d’avoir ces clichés en tête.

- Ouais, les clichés, c’est chiant. Mais bon, t’es un bourge, c’est pas de ta faute si tu penses comme ça.

Je relève les yeux que j’avais baissés par honte et voit qu’il a un petit sourire en coin. Ok, je ne l’ai pas volée celle-là.

- Allez, te fais pas de bile, va, c’est pas grave. Et puis, ne pars pas trop dans des histoires de rédemption, sinon Lomes va croire qu’elle a eu raison de nous imposer ce projet.

Je souris, et un poids s’ôte de mes épaules quand je constate qu’il ne m’en veut pas.

- Faudrait pas qu’elle pense cela, elle serait capable de vouloir généraliser cela à tous les cours !

- Cela dit, sinon on n’aurait pas eu l’occasion de passer l’après-midi ensemble, dit-il.

Mon cœur fait des claquettes dans ma poitrine – à ce rythme là, je vais finalement l’avoir, ma crise cardiaque précoce.

- Enfin, je dis ça surtout parce je n’aurais pas pu goûter à ces petites merveilles, ajoute-t-il en désignant mes cookies au chocolat blanc.

- Ah, ça, c’est un secret familial ! C’est une recette de ma grand-mère, elle me dit que c’est mon héritage en avance !

On rigole tous deux.

- Elle a l’air sympa, ta grand-mère.

- Oui, elle est… impressionnante. Elle n’a pas eu une enfance facile, mais elle s’en est sortie, elle a monté l’entreprise familiale et malgré ça elle est super cool. Enfin surtout quand on n’est que tous les deux. Sinon, c’est réceptions et compagnies, avec pleins de gens pseudo-importants et mes parents qui jouent les rois du pétrole.

Enzo hoche la tête.

- C’est pas facile d’être riche, hein ? Se moque-t-il gentiment.

- Mon éducation de riche m’empêche de te répondre.

Il rigole.

- Et tes parents à toi, ils font quoi ?

- Ma mère est infirmière à l’hôpital. Elle a des horaires horribles et c’est pas très gratifiant, mais elle aime aider les gens, alors ça coulait de source.

- C’est important comme métier. Et ton père ?

- J’en n’ai pas.

Bien joué Lucas.

- Désolé, décidément je suis trop con aujourd’hui.

- Non t’inquiète, ce n’est pas de ta faute. En vrai, j’en avais un jusqu’à mes quatre ans. Puis il est parti, abandonnant sa femme et ses trois enfants. Donc je préfère dire que j’en n’ai pas.
Je hoche la tête.

- Ça n’a pas du être facile pour ta mère.

Il hausse les épaules.

- C’est la vie. Puis ça se finit bien, elle s’est remariée il y a trois ans à un homme qui la traite bien, et j’y ai même gagné deux demi-sœurs. D’ailleurs, ajoute-t-il en regardant sa montre, j’y ai surtout gagné le droit de faire du baby-sitting bénévolement, et je vais devoir y aller.

On se lève. Il rassemble ses affaires pendant que je débarrasse les tasses, et se dirige vers la sortie.

- Je devrais être capable de retrouver l’arrêt de bus, tu sais, dit-il en constatant que je le suis.

- J’ai peur que tu te perde et de toute façon il faut que je promène Pantoufle.

- Si c’est pour Pantoufle dans ce cas.

Je ne sais pas trop pourquoi je tiens à l’accompagner. D’une part probablement parce que l’on m’a appris qu’il fallait toujours raccompagner ses hôtes. Mais, si je veux être honnête, c’est aussi parce que je n’ai pas envie que ce moment se termine. Sûrement parce que c’est notre première vraie conversation, et je crois que j’apprécie de parler avec lui.

Nous repartons donc vers l’arrêt de bus. On discute un peu encore, principalement de Pantoufle, qui marche un peu devant sur le trottoir. Peu de temps après, nous voilà arrivés devant l’arrêt désert – bizarre, le trajet me paraît durer une éternité le matin. On se regarde un peu gênés quand le bus arrive au bout de la rue.

- Bon, dis-je, on se revoit la semaine prochaine du coup.

Je tend la main pour lui dire au revoir. Il baisse les yeux puis me regarde en souriant.

- C’est la façon virile de se saluer ? Dit-il d’un ton moqueur. Allez, au revoir.

Là-dessus, il se penche vers moi et me fait une unique bise, que je jurerais un peu plus appuyée que la moyenne, puis se redresse et monte dans le bus. Surpris, je reste là à regarder le bus s’éloigner tandis qu’une odeur, un léger parfum de verveine, me reste dans les narines. À nouveau, il me semble que mon cœur cogne trop fort. Je reste encore quelque instants alors que le bus a quitté la rue. Pantoufle me sort de ma rêverie en mettant sa truffe humide dans ma main, et nous retournons doucement à la maison.

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