Ici l'Au-delà 2/2

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Trois jours durant, je mène des recherches sur Internet sans mettre le nez hors de chez moi.

Shauna n’est pas revenue, mais je suppose qu’elle est retenue du côté de sa famille. Les nouveaux-morts sont très sollicités et ne sont pas encore ubiquitaires. Je dois être patient.

En l’attendant, j’épluche méticuleusement les vies de mes anciens camarades de lycée. J’élimine les garçons de la classe de Shauna dès le premier jour, car si son admirateur avait été l’un d’eux, elle l’aurait sans doute aisément identifié. Mes recherches avancent bien, et l’étau se resserre le troisième jour : je n’ai alors plus que cinq candidats.

L’idée confortable d’une vengeance assouvie me rappelle que je suis toujours vivant et je sors une pizza surgelée du congélateur.

Alors qu’elle tourne sous la lumière du micro-ondes, je réalise dans quel état se trouve mon appartement. La vaisselle sale sèche dans l’évier de la cuisine, la table du salon est toujours renversée et mon hygiène corporelle est déplorable.

Si ma défunte grand-mère voyait ça…

— Tu m’as appelée ?

Je sursaute en entendant sa voix et me retourne en soupirant :

— J’imagine.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je hausse les épaules, cynique :

— J’parle à mes morts, apparemment.

— Tu ne devrais pas te morfondre, me dit-elle sans compassion aucune.

Il y a bien longtemps qu’elle n’a rien ressenti, mais devant son visage familier, une bouffée d’affection m’envahit. L’amour qui nous liait de son vivant la pousse à continuer de veiller sur moi. C’est ce que font les morts. Ils accompagnent les vivants pour les aider à savourer chaque instant. Puis ils disparaissent.

Ce sont nos anges gardiens.

Je ris en la voyant observer le décor. Cela me procure une impression étrange.

— Tu as raison. Je vais surmonter ça.

— C’est bien, mon petit.

Avec un hochement de tête satisfait, elle s’évanouit.

J’engloutis ma pizza avant d’aller prendre une douche. Puis je remets le salon en place et j’empile les cartons de Shauna dans l’entrée. Je n’ai pas encore décidé de ce que j’allais en faire, mais les avoir sous les yeux n’est définitivement pas bon pour mon moral.

Je songe alors au mur et me dirige vers ma chambre.

Entrer dans cette pièce pour ranger les archives m’est impossible, car maintenant qu’il fait jour, je vois Shauna partout. Elle m’envoie mille sourires, vêtue d’un ensemble de sport, d’une robe de soirée ou d’un jean. Elle regarde passer les voitures dans une rue bondée, les yeux dans le vague. Elle rit avec ses amies. Elle lit sur son balcon. Elle boit un café avant de partir au travail.

Au centre du mur s’affiche fièrement le plus beau de tous les clichés : Shauna et moi en habits du soir, juste avant le bal du lycée. Le meurtrier était sûrement là, lui aussi, ce qui me ramène brusquement au présent.

Je retourne dans le salon, note les adresses de mes principaux suspects au dos de leurs portraits et ferme les yeux en pensant à ma mère.

Décédée depuis seulement trois ans, elle n’a pas un don d’ubiquité aussi développé que celui de mon aïeule.

En dépit de tous mes efforts, elle ne se montre pas.

Agacé, j’attrape le téléphone.

— Jimmy ? répond une voix masculine en décrochant.

— Salut, Jo. Tu pourrais libérer Maman, s’il te plaît ?

— Mais…

— Je n’en ai pas pour longtemps. C’est important.

Il me raccroche au nez.

Quelques secondes après, ma mère apparaît au milieu de mon salon. Elle est vêtue d’une robe à fleurs, comme le jour de sa mort. Les infirmières ont eu le temps de la lui enfiler juste avant que le coma ne l’emporte.

— Bonjour, mon chéri. Ton frère est en colère contre toi.

— Ça fait trois ans qu’il est en colère.

Jo pense que si j’étais arrivé à l’heure à l’aéroport, ce jour-là, elle n’aurait pas pris le taxi qui l’a conduite vers sa mort.

— Maman, Shauna est morte.

— Tu dois être triste.

Si les défunts de plus de deux jours pouvaient éprouver de la surprise, je ne doute pas qu’elle serait stupéfaite.

— Que puis-je faire pour toi ?

Ma gorge se resserre et je m’efforce de reprendre le contrôle de mes émotions avant de parler :

— Je voulais juste te voir avant de me lancer à la poursuite de son meurtrier. Te voir de mon vivant.

Les morts l’affirment unanimement : la douleur suffocante que je ressens actuellement n’a pas de prix. Selon eux, l’émotion est un plus beau don que ne l’est l’ubiquité.

— Je vais retourner auprès de Jo, maintenant, m’annonce ma mère. Ne fais pas d’autre bêtise, mon chéri.

Sa silhouette s’estompe et je me retrouve seul, un peu déboussolé. Mais mon égarement ne dure pas longtemps : quoi qu’il m’en coûte, je suis bien décidé à retrouver celui qui m’a arraché Shauna.

Pour commencer, je me rends à la clinique où officie Robert.

Sa secrétaire me reconnaît immédiatement et me laisse le voir sans faire d’histoires. C’est dans son bureau que je lui apprends la terrible nouvelle. Robert pourrait presque être mon père, mais nous nous côtoyons depuis de nombreuses années et je n’ai pas de secrets pour lui.

— Robert, je voudrais que vous fassiez jouer vos relations pour accélérer mon enquête.

— Cet homme est dangereux, me prévient sagement mon vieil ami. Tu viens toi-même de me le dire!

J’étale mes cinq photographies sur le bureau :

— Regardez ! Ils correspondent tous à la description de Shauna, et…

Je m’interromps brusquement. Aucun de ces visages ne m’est totalement inconnu, mais je réalise subitement que l’un d’eux l’est encore moins que les autres. L’un d’eux apparaît sur notre cliché souvenir du bal de promo : celui que j’ai encadré avec tant de soin. Il se tient tout près de Shauna, comme s’il voulait se l’accaparer.

— C’est lui ! je m’écrie en tapant du poing sur la photographie correspondante.

Je me lève aussitôt. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Jimmy ! Ne fais pas ça !

Ignorant les appels de Robert, je traverse la clinique au pas de course et me précipite dans ma voiture.

L’adresse de l’ancien élève de Hillford est notée au dos de son portrait. Il habite sur les hauteurs, dans les beaux quartiers.

En proie à une colère dévastatrice, je prends la route des collines. Je roule à toute vitesse dans les virages.

Ce type avait de l’argent et une belle maison, mais ça ne lui suffisait pas. Il a fallu qu’il vienne me voler ma Shauna ! Qu’il la prive de tout avenir !

Un coup de klaxon m’arrache à mes pensées. Je manque entrer en collision avec une berline grise et me remets sur ma file, le cœur battant. Le chauffeur m'adresse des signes grossiers en disparaissant dans le virage suivant, et je continue ma route en reprenant mon souffle.

Je suis presque arrivé.

Et soudain, la silhouette du chauffeur de la berline me revient en mémoire.

Bon sang !

C’était lui ! Avec quelques années de plus, évidemment ; mais je suis certain qu’il s’agissait de l’homme sur la photographie !

Je pile net au milieu de la route et fais demi-tour en enfonçant ma carrosserie dans la paroi de la falaise. Sitôt dans le bon axe, j’écrase l’accélérateur.

Ce malade ne pourra pas m’échapper.

Je n’ai jamais conduit aussi vite de toute ma vie. Côté passager, le paysage en creux défile à une vitesse vertigineuse tandis que je frôle les barrières de sécurité à chaque virage. L’homme qui a tué Shauna se trouve quelque part devant moi et je me fiche des risques que je prends pourvu que je le rattrape.

Je suis exaucé quelques secondes plus tard, lorsque la berline réapparaît enfin. Je la rejoins sur une longue ligne droite entre deux virages en épingle.

Je ne suis plus maître de moi-même et je m’en moque.

J’accélère encore et heurte l’arrière de la berline. Du verre se répand dans notre sillage alors que j’aperçois le visage inquiet de ma proie dans le rétroviseur. Il ne comprend pas ce que je fais. Il ignore pourquoi je le fais.

Je me délecte de sa terreur : je vais venger Shauna.

Un nouveau coup de volant me propulse au niveau de la berline. Je fais un écart et tente de l’envoyer dans le ravin. La carrosserie du véhicule grince en se froissant mais il reste sur la route.

Je recommence. Le bruit des voitures lancées à pleine vitesse et s’entrechoquant furieusement décuple ma colère.

Le virage se rapproche.

Je ne le laisserai pas s’en sortir !

Je mets toute ma détermination dans un ultime assaut. Le coup promet d’être d’une puissance hors du commun. Je sens déjà l’adrénaline et la sensation de victoire dans mes veines.

Un véhicule de police surgit du virage et l’homme pile pour éviter la collision.

Je n’ai pas le temps de réagir. Mes mains sont déjà en train de forcer sur le volant.

Je vire brusquement sur la droite et heurte la glissière à une vitesse incroyable. Je ressens à peine la secousse. Le choc et l’adrénaline inhibent ma peur.

Me voilà déjà de l’autre côté.

Dans le vide.

Lorsque je heurte les premiers rochers, cinquante mètres plus bas, mon corps est arraché à l’habitacle et se rompt en plusieurs endroits.

Je meurs instantanément.

Je mets presque une heure à rentrer chez moi. En fait, je commence d’abord par escalader la paroi à mains nues, comme un être vivant aurait été obligé de le faire. Mais je finis par réaliser que je ne sens presque plus la roche sous mes paumes et que je pourrais tout aussi bien me concentrer sur la destination de mon choix.

J’apparais dans ma chambre presque instantanément.

Je n’ai pas le temps de m’appesantir sur cet exploit inédit, car deux policiers sont en train d’enlever mes photographies du mur.

Je suis trop épouvanté pour intervenir.

Le plus gros des deux décroche le cadre central et le dépose dans une boite :

— Quel malade !

Un vague écho de panique retentit quelque part en moi mais s’évanouit presque aussitôt dans le néant. Je commence déjà à perdre ma capacité à ressentir.

Je dois comprendre ce qu’il se passe avant que ma curiosité ne disparaisse. J’ai beau être mort, je sens que quelque chose ne va pas.

Je me dirige lentement vers le salon.

D’autres policiers évacuent les cartons de Shauna.

Shauna elle-même est là, leur indiquant quoi emporter.

Lorsqu’elle me voit, elle a l’air à la fois surprise et terrifiée. Ce n’est pas normal pour une morte.

Robert apparaît à ses côtés :

— N’ayez crainte, lui dit-il.

Puis il se tourne vers moi :

— Je me doutais que tu finirais par réapparaître ici, Jimmy.

Shauna ressort précipitamment et je la poursuis sur la pelouse. Là aussi, des policiers s’activent. Pourtant, la première chose que je remarque est une berline cabossée au phare arrière gauche cassé.

Ma colère et mon impuissance devraient me donner de l’énergie, mais elles sont désormais presque inaccessibles.

C’est alors que je le vois.

L’admirateur secret.

Il est là, juste derrière Shauna.

— Il est ici !

Mon élan d’inquiétude ne se communique pas aux vivants.

Sans se presser, Robert me rejoint et ses yeux sérieux me transpercent comme deux poignards :

— C’est son fiancé, Jimmy.

Je le regarde comme si je le voyais pour la première fois.

Je suis son fiancé. Il l’a tuée !

Tout à coup, la voix de Shauna retentit :

— Je ne suis pas morte et je ne t’ai jamais aimé ! Pas une seconde !

Et elle se jette en pleurant dans les bras de l’autre.

Je commence alors à entrevoir la vérité.

— Vous étiez complices ? Vous avez comploté pour me faire tuer ?

— Nous voulions juste te convaincre de la mort de Shauna pour qu’elle puisse reprendre le cours normal de son existence, m’explique patiemment Robert, comme il l’aurait fait avec l’un de ses patients. Pour que tu la laisses tranquille.

À cet instant, les policiers qui pillaient ma chambre sortent de l’appartement en transportant des boites d’archives.

— Mon vieux, me dit l’un d’eux, vous avez eu le nez creux en tombant de cette falaise. Vu les preuves accablantes que nous venons de trouver ici, vous auriez passé le reste de votre vie en prison.

Mes yeux se posent sur la boite qu’il transporte et je reconnais mon écriture.

Angie.

Des souvenirs confus me reviennent. Angie ressemblait beaucoup à ma Shauna. Nous nous étions rencontrés à la bibliothèque et j’avais tout de suite su que nous étions faits l’un pour l’autre.

Malheureusement, elle s’était brisé la nuque en glissant sur le sol gelé, un jour d’hiver, alors que nous jouions dans un parc désert. C’était moi le loup, et elle n’avait pas le droit de voir mon visage tant que je ne l’avais pas attrapée. J’étais sur le point de le faire lorsque cela c’était produit. Ma main s’était refermée autour de son bras, elle avait poussé un cri et son pied avait glissé sur une plaque de verglas. Sa tête avait heurté un rocher.

J’avais tout juste eu le temps de ramasser son écharpe, car je devais aller chercher ma mère à l’aéroport.

Une longue dépression avait suivi.

Et puis j’étais tombé par hasard sur cette photographie du bal de fin d’étude. À l’avant-plan, je regardais timidement l’objectif, tandis que derrière, au bras d’un jeune homme bien bâti, Shauna resplendissait de bonheur.

Nous étions faits l’un pour l’autre.

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