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  Derrière la vitre, c’était un festival de rouge. Plusieurs nuances se succédaient. Chacune d’elle avait le même objectif : titiller les papilles des clients. Le magasin en soi n’avait rien d’exceptionnel. Il était pourtant prisé des habitants de ce petit village reculé d’Angleterre. Sa boucherie, particulièrement, ne décevait jamais à présenter de belles pièces. De la viande ferme, saignante ou tendre ; chacun y trouvait son compte.

  Monsieur Maand était hypnotisé par le choix. Il en salivait presque. Tout paraissait savoureux, et tout devait forcément l’être : aujourd’hui c’était le jour des promotions sur nombre de pièces.

  Les clients attendaient ce rendez-vous gastronomique mensuel avec impatience. Depuis des années, le boucher maintenait un solide réseau de fournisseurs, en dépit de la localisation du village, entouré par la brume et perdu en pleine campagne.

  La douzaine de clients du jour faisait patiemment la queue. Monsieur Maand, des yeux noisettes perçant sous une chevelure brune courte, épaisse mais parfaitement coiffée, jeta son dévolu sur un beau morceau d’épaule aux muscles parfaitement dessinés. Du sang coagulé était présent sur les bords.

  D’ailleurs, une autre cliente derrière lui avait également remarqué le morceau, mais d’un hochement de tête accompagné d’un petit sourire, il lui fit comprendre que c’était trop tard. Loin de s’en offusquer, elle lui rendit son sourire et choisit une autre pièce.

  Monsieur Maand réfléchissait à son menu. Avec quoi accompagner la viande ? Il hésitait entre plusieurs idées, même à cuisiner la viande seule. L’odeur de son futur plat fit remonter quelques souvenirs à la surface. Des souvenirs assez lointains. Les choses avaient évolué depuis, mais cela ne le gênait pas, il s’était habitué.

  L’ambiance était chaleureuse alors que la fraîcheur du soir commençait à tomber. Monsieur Maand était le prochain à récupérer sa commande quand surgit dans le magasin un groupe de six hommes équipés d’armes qui hurlèrent de ne plus bouger. Leurs visages transpiraient. Leurs traits tirés et les poches sous leurs yeux témoignaient d’une grande fatigue. « Que tout le monde reste calme et tout se passera bien ! » hurla celui qui semblait être le chef.

  Le groupe se sépara pour rassembler tous les clients. La panique gagna le magasin. On entendait des sanglots derrière les ordres hurlés par les hommes qui menaçaient les retardataires. Rapidement, les clients formèrent une ligne devant l’entrée du magasin. Au centre se trouvait monsieur Maand, plus contrarié par la mise à mal de ses plans gastronomiques que par la situation. Il n’en laissait cependant rien paraître.

  Une fois la situation sous leur contrôle, quatre des hommes s’éloignèrent au fond du magasin pendant que les deux autres surveillaient les clients à genoux. Profitant d’un moment d’inattention, monsieur Maand risqua un coup d’œil en arrière : deux sacs, remplis de billets, étaient posés près d’un rayon. Il remarqua aussi qu’un des hommes, tenant son épaule, dévoilait une blessure d’où coulait une ligne de sang. Monsieur Maand renifla bruyamment. Il se retourna pour cette fois observer de chaque côté les clients désemparés, comme si il cherchait un visage précis.

  « Hé ! Toi ! Qu’est-ce-que tu regardes comme ça ?! » Cria l'un des deux hommes qui pointa son arme dans sa direction.

  « Rien du tout ! J’ai juste peur.

- T’es sûr ? Tu ne chercherais pas un moyen de t’enfuir par hasard ? Tant qu’on est là, personne ne va nulle part, t’as compris ?!

- Oui, répondit monsieur Maand d’une petite voix.

- Personne ne joue les héros et ça se passera bien ! »

  Face à cette agressivité, les clients sanglotaient.

  Le temps semblait avoir ralenti, monsieur Maand commençait à avoir mal aux genoux. Autour de lui plusieurs clients commençaient à ressentir des courbatures et se plaignaient doucement. Pourtant, cela ne faisait que quelques minutes depuis l'irruption des hommes armés. Personne ne disait mot. On n'entendait que les talons des deux hommes qui surveillaient en déambulant, ainsi que les murmures des autres au fond du magasin.

  L’ambiance changea à nouveau quand le bruit et la lumière des sirènes de police inondèrent l’intérieur du magasin. Les clients relevèrent la tête pendant que les six hommes se mirent à couvert et à observer l’extérieur.

  « Tout le monde la ferme ! Le premier qui l’ouvre, c’est une balle dans la tête ! » hurla le chef.

  Une dizaine de voitures de police encerclaient le magasin, couvrant toutes les sorties. Les policiers se déployèrent en braquant leurs armes. Monsieur Maand pouvait voir la mine stressée des six hommes. Leur respiration était lourde, leurs mains moites. Dehors, le sergent en charge sorti un mégaphone et commença à parler à la bande. Le chef de celle-ci fit se relever un des otages, et le menaça de son arme pendant qu’ils se plaçaient près de la porte entrouverte, juste assez pour répondre au sergent.

  La fraîcheur de la nuit s’engouffra dans le magasin et fit frissonner monsieur Maand.

  La discussion fut brève, le temps de comprendre que les hommes sortaient d’un braquage qui avait mal tourné. Dans leur fuite, en désespoir de cause, ils s’étaient réfugiés dans le magasin de ce petit village obscur. Le sergent leur enjoint de se rendre sans résistance en indiquant que toutes les issues étaient bloquées. Il précisa également qu’ils feraient mieux de se dépêcher vu que la nuit était tombée.

  Le chef des braqueurs prit cette dernière remarque comme une blague, presque une insulte, rappelant qu’il avait une douzaine d’otages sous la main, soit autant de bonnes raisons de ne pas le provoquer. Le sergent ne répondit rien.

  Cela faisait maintenant plus d’une heure. La situation était bloquée, sans aucune échappatoire visible. D’ailleurs, les braqueurs commençaient à trouver cela étrange. Aucun renfort, aucune préparation pour un assaut. Les policiers restaient là, gardant seulement leurs armes pointées vers le magasin.

  « Ils font quoi ces cons ? » dit un des braqueurs, l’air perdu.

  « Vous devriez accepter leur proposition » dit soudainement, d’une voix calme, monsieur Maand. Le chef des braqueurs se dirigea vers lui, affichant un regard mauvais et intimidant.

  « T’as dit quoi là ?

- Vous devriez accepter leur proposition, c’est votre meilleure chance.

- Tu te prends pour qui au fait ? Tu crois nous donner des leçons ?

- Je dis juste que plus vous attendez, plus vos chances s’amenuisent. »

  Les braqueurs éclatèrent de rire. Pendant un instant le stress disparu. Comme remplacé par une bonne plaisanterie.

  Monsieur Maand, se laissant emporter par l'ambiance qui se détendait, fut prit d’un fou rire et en oublia ses genoux… pendant quelques secondes. Le chef des braqueurs s’arrêta brusquement de rire pour le fixer avec son air patibulaire. Il sorti son arme et pressa la détente. Un puits de chair rose se creusa dans le front de monsieur Maand qui tomba en arrière, auréolé d’une flaque de sang.

  « Et ta chance à toi, comment tu l’évalues maintenant ? » déclara, tout fier, le chef des braqueurs, entouré par la lumière de la lune qui venait d’apparaître de derrière d’épais nuages.

  La voix du sergent portée par le mégaphone résonna. Il se sentait visiblement à nouveau concerné par ce qu’il se passait. Le chef des braqueurs se dirigea vers l’entrée pour annoncer un ultimatum. En cas de non respect de ce dernier, les morts seraient de plus en plus nombreux, ajouta-t-il avec un air de défi dans la voix.

  Le sergent acquiesça avant de lancer un regard furtif en direction du ciel, ce qui n’échappa pas au chef sans le troubler pour autant. Curieux ce policier tout même. Une chiffe molle certainement se dit-il.

  Retournant à l’intérieur, revigoré à l’idée d’avoir la situation en main, il s’attendait à trouver les otages repliés sur eux-mêmes, pleurant et implorant le ciel pour un miracle.

  Au lieu de ça, aucun bruit, aucune supplication. A la place, les otages se tordaient sur eux-mêmes, comme pris de spasmes. Si l’inquiétude devait gagner quelqu’un maintenant, c’était les braqueurs.

  « Chef, qu’est-ce qui leur arrive ? Ils sont malades ? » demanda l’un d’eux. « Hé ! Qu’est-ce que vous avez ?! Hé ! Je vous cause ! » cria le chef en pointant son arme sur un des clients. Mais celui-ci ne faisait même pas attention, il était courbé en deux, les bras agrippant son ventre.

  La souffrance des otages devenait de plus en plus forte, des grognements montaient et s’intensifiaient.

  « Putain chef, y se passe quoi ?! » dit un des braqueurs dont chaque mot suintait la panique. Mais le chef ne répondit pas, il avait troqué son air de gros dur pour la confusion la plus totale. « Arrêtez tout de suite ! » cria un autre qui leva péniblement son arme avec ses mains tremblantes.

  « Je vous avait prévenu… » entendit-on.

  Les braqueurs se tournèrent en direction de la voix : vers le corps de monsieur Maand. Ils le regardèrent reprendre vie tout d’un coup, alors que, dans un bruit de succion, le corps se détachait de la flaque de sang.

  Monsieur Maand était debout et le trou dans son front se résorbait jusqu’à totalement disparaître. La balle tomba au sol dans un tintement métallique qui occulta, le temps d’un instant, tous les autres bruits dans les oreilles des braqueurs.

  Monsieur Maand prit une large inspiration et dévoila deux grands yeux jaunes aux pupilles fendues. Les braqueurs étaient paralysés, ils n’arrivaient pas à appuyer sur la détente de leurs armes. Leur chef n’était plus rien, il ne savait pas quoi dire, il ne pouvait plus rien dire. Il ne restait que de la peur, celle que l’on ne comprend pas. Une petite flaque apparut soudainement à ses pieds.

  Pendant qu’ils fixaient monsieur Maand, les braqueurs ne remarquèrent même pas les autres clients. Tous étaient debout, entourant de chaque côté les six hommes. Et surtout, tous étaient plus grands.

  Les hommes, les femmes, les enfants. Ils n’avaient plus rien d’humain. A travers les vêtements déchirés dépassaient de longs poils sombres, eux-mêmes attachés à des membres musclés terminés par des griffes acérées. Leurs visages avaient changés, de leurs bouches dépassaient des crocs.

  Une douzaine d’yeux jaunes fixait maintenant le petit groupe insignifiant. Des yeux plus perçants que des lames, finissant de déchirer les frêles âmes des petits hommes.

  Face à eux, monsieur Maand se mit également à changer. Son corps grandit de plusieurs centimètres et dévoila la même vision de cauchemar. Il passa une longue langue rose sur ses babines et commença à se joindre aux autres dans leurs vocalises bestiales.

  « Comment évaluez-vous votre chance maintenant ? » déclara monsieur Maand d'une voix caverneuse.

  Sans qu’ils ne puissent rien faire, les braqueurs furent submergés par des masses sombres.

  Dehors, les policiers ne bougeaient pas, ils se contentaient d’écouter des hurlements submerger des cris, ponctués de temps en temps de coups de feu.

  Des jets de sang recouvraient le vitrage de la façade dans des quantités inimaginables. Certains policiers, ne voulant ni regarder ni entendre, se tenaient assis contre leurs véhicules, les mains sur les oreilles et les yeux fermés. Les cris continuèrent encore une minute. Des formes indistinctes volaient dans tous les sens.

  Et d’un coup on n’entendit plus rien. Les masses sombres disparurent et quelques minutes plus tard, les hurlements laissèrent place à des rires.

  Les clients commencèrent à sortir. Leurs vêtements étaient déchirés, mais tous souriaient, un paquet sous le bras. Monsieur Maand sorti en dernier. Il réajusta son manteau tant bien que mal. Une manche tomba par terre, mais il ne s’en soucia pas. Lui aussi transportait un paquet, tandis qu’avec l’autre main, il tenait les sacs des braqueurs, tachés de sang.

  D’un pas léger, il se dirigea vers le sergent qui attendait devant sa voiture et déposa les sacs à ses pieds.

  « Une soirée agitée, n’est-ce pas monsieur Maand ? » dit le sergent. « Oh, rien de bien exceptionnel. La promotion du jour s’est montrée particulièrement à la hauteur. Avec en outre un petit extra inattendu. Vous connaissez la musique. » répondit monsieur Maand avec un large sourire.

  Le sergent acquiesça de la tête et porta deux doigts à sa casquette en se penchant pour ramasser les sacs.

  "Une bonne soirée finalement… pour les clients de la banque" ajouta t'il en ramassant les sacs et en souriant à son tour. "Merci pour eux".

  Eclairé par les rayons lunaires, monsieur Maand s’éloigna d'un pas tranquille en direction du village. De son paquet coulait des gouttes écarlates, dont certaines se mêlaient aux tâches qui auréolaient déjà ses vêtements.

  Oui vraiment une très bonne soirée !

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