La photographie

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J'ai décidé de retirer la photo de son cadre.


Je n'avais guère le choix en fait.

Elle était jaunie, ses couleurs ternes, la qualité passée.

Une image merveilleuse pourtant, pas le genre qu'on change d'une année à l'autre : un cliché avec son nouvel amoureux, lorsque l'on file le parfait amour, ou bien auprès de toute la famille réunie pour la seconde fois en cinq ans, ou encore avec le petit dernier en train de marquer l'un de ses premiers buts.

Non, plutôt de celles à entretenir, qu'on admire et dont on ne se lasse pas. C'est la photo intemporelle, qui restera dix ans sans qu'on se dise un jour « il faudrait la changer », car elle représente un instant, cristallisé : irremplaçable.

C'est un petit morceau de vie qu'on ne veut pas perdre.

Un souvenir qu'on se refuse à trahir en le cachant au fond d'un tiroir.

Des visages, qui hantent et dont on ne veut pas se séparer malgré tout.


J'en ai saisi une autre, identique, et l'ai replacée dans son cadre.


Ça me fait tout drôle, et il me faut bien quelques secondes à la contempler pour me persuader que c'est la même, simplement plus vive, plus neuve, presque plus réelle. Comme si elle datait d'hier.


Je regarde les visages, qui sourient à l'objectif. Je regarde ses bras autour de moi et leurs mains posées sur nos épaules. Je regarde le bonheur, qu'elle dévoile, qu'ils ressentent, que j'exprime. La parfaite petite famille, la photographie cadrée, du style à avoir été prévue et non pas prise sur le fait. Tout est si sincère pourtant, ce n'est pas quelqu'un qui vous demande de sourire le temps qu'on vous tire le portrait, ce ne sont pas les parents qui contraignent les enfants à arrêter de se chamailler le temps de quelques instants, afin de fixer sur la pellicule l'image rêvée, fantasmée et faussée, d'une famille unie.

Non, nous étions vraiment heureux d'être ici, à cet instant précis, et aussi parfaite soit-elle, la photo n'avait nullement été réfléchie.

Nous étions une famille, unie. De celles que l'on voit dans les magazines, ou dans les publicités pour le petit déjeuner.

De ces familles que l'on regarde et dont on imagine ce que ce serait d'en faire partie. Parfaits, nous l'étions. J'en suis certaine, et pourtant c'est comme si je voulais m'en convaincre.


Ma sœur, radieuse.

Ma sœur, morte.

Mes parents, adorés.

Eux aussi, décédés.


Je comprends que je pleure au moment où une voix me fait sursauter, et les larmes accrochées à mes cils coulent brutalement sur mes joues.

  • Tu ne crois pas que tu devrais passer à autre chose ?

Le timbre est doux, empli de compassion, et pourtant il y a quelque chose de presque mielleux dans son ton. Je me tourne vers lui, comme pour vérifier sa présence que j'avais effacée.


Je ne me souviens pas de l'avoir fait entrer aujourd'hui.

  • Je ne peux pas les oublier. Ils étaient tout pour moi...
  • Oui, mais tu ne parviens pas à te pencher vers l'avenir, regarde-toi.

Chaque jour je m'observe dans le miroir oui, et chaque jour en effet je me trouve de plus en plus défaite, alors que le temps devrait au contraire m'apaiser, adoucir mes traits. Et pourtant c'est si difficile de passer à autre chose.

  • Tu devrais te pardonner, ça irait tout de suite mieux.

J'intercepte son regard qui ne me quitte pas. J'ai l'impression de le connaître depuis toujours. Mais plus je réfléchis moins je parviens à dater notre rencontre.

  • Si c'était aussi facile, je l'aurais déjà fait.

Il croise les bras, et me fixe, je le sens. Je n'ai même pas l'impression que ses yeux clignent et suis comme disséquée par toute son attention.

  • Ça n'est pas près de s'arrêter alors. J'espère au moins que tu as conscience de ça.

Je hausse les épaules.

  • Ça fait si longtemps... Est-ce que je peux encore seulement espérer que ça s'arrange un jour ?
  • Tu es la seule capable de te sortir d'ici. Tu ferais peut-être mieux de commencer à y songer d'ailleurs, plutôt que de ressasser les souvenirs.

Je secoue la tête. Forcément, c'est si facile pour lui, de parler de ce qu'il ne connaît pas, de ce qu'il n'a pas vécu, qu'il n'expérimentera peut-être jamais. La douleur de la perte, le remord qui ronge, et la vie qui perd tout son sens.

  • Tu ne peux pas parler de ce que tu ne connais pas.
  • J'en connais plus que ce que tu n'imagines apparemment. Tu n'es pas la seule dans cette situation. Mais pour en sortir ce n'est qu'une question de volonté.

À mon tour de le fixer. Pendant un instant, j'ai envie de lui répondre que je le veux vraiment, quitter mon existence morne et répétitive.

Mais à bien y réfléchir, en ai-je réellement le désir ? Je me mords la lèvre inférieure, pensant sincèrement à la question, ce qui fait visiblement sourire mon... ami ?

  • J'aime venir te voir, tu sais. Chaque jour j'ai le sentiment que tu vas me surprendre. Que tu vas décider de sortir, là, avec moi.

Je baisse les yeux. Je tripote l'ancienne photo. Les bords s'effritent, le film se détache, et il faut que dans mes mains nos visages à tous se détruisent pour que je comprenne à quel point je veux me souvenir, à quel point je me refuse à oublier.

À quel point je refuse de m'en sortir.

Et il soupire, je l'entends, j'en suis certaine même si je ne le vois pas.

  • Et à chaque fois tu choisis de rester ici, seule.

Je lève les yeux vers lui, timidement, comme une enfant que l'on gronde. Parce que cette phrase sonne comme un reproche, presque aussi cinglant qu'une critique.

  • J'ai de la compassion pour toi, vraiment, même si tu en doutes et que je ne comprends pas moi-même pourquoi c'est le cas.

Je baisse de nouveau les yeux. Mes doigts se crispent sur l'image, mes larmes coulent de plus belle, et pourtant, je souris. Je ne suis déjà plus là, plus vraiment.

  • J'ai le droit à une seconde chance...
  • Si tu parviens à la saisir, n'oublie pas que la porte est ouverte.

Et tandis qu'il s'éloigne, sans un regard en arrière, quittant la pièce, il me laisse définitivement seule avec mes cauchemars.

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