En route vers la fin du monde

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Il restait là, planté devant le miroir. Sa maison était vide, le monde était vide, ses yeux aussi. Plus rien n’avait de sens maintenant. Sa fille pleurait, mangeait, déféquait et dormait. Que pouvait-il partager ? Elle n’était encore qu’un monde en creux, auquel il faudrait des années pour prendre une quelconque consistance. Les parents d’Émile faisaient ce qu’ils pouvaient pour le remplacer dans les tâches quotidiennes etr c'étaient eux qui s’occupaient de Marie en attendant.

Il reçut sa lettre, comme tous les autres. Mobilisation. Se mobiliser ! Lui qui était pétrifié depuis plusieurs semaines, il n’était plus que l’ombre d’un humain, une ombre grise, triste, terne, prête à mourir de fanaison.

Il restait devant le miroir. Il avait enfilé les habits qui font disparaitre les individus. Quand on est dedans, on n’est plus rien d’autre qu’un soldat, anonyme, de la troupe ou du troupeau, impossible à distinguer parmi tant d'autres. Tous identiques, sans identité, un numéro sur un vêtement gris était ce qui restait de lui, un matricule.

Il avait pu repasser chez ses parents avant de partir, voir Marie une dernière fois avant le front, être embrassé, cajolé, pleuré par sa mère, et sérré par les bras de son père. Puis ils étaient partis ensemble jusqu’au train. Cette lugubre machine, au souffle rugissant, avait déjà englouti des centaines de soldats. Il y monta à son tour, déjà du bétail. Il les regarda s’éloigner, immobiles sur le quai, faisant un timide signe de la main en versant de grosses larmes. Marie, dans les bras de sa grand-mère, ne s’est pas retournée, ni même réveillée, la dernière image d’elle fut le dos de sa tête.

Le voyage dura des heures, au cours desquelles la machine de métal chaud aspirait son lot de soldats dans chaque gare. En arrivant, ils étaient plus d’un millier à descendre de ce long convoi, pour se mettre en rang dans un immense champ de toiles de tentes récemment installées. Il était là, au milieu de cette multidude, si solitaire. Il avait tout perdu, il n’était pas seul, il n’était plus rien, tout simplement.

Ce fut l’instruction militaire, la transformation de chacun, en futur morcerau de viande, préparé pour la grande boucherie. Obéir aux ordres, connaitre son arme. Comme un zombie il s’exécuta, sa condition physique d’ancien sportif lui permit de ne pas déjà souffrir physiquement comme certains de ses camarades. Instruit par des brutes, dans un monde se préparant à la sauvagerie. Qu’en avait il à faire, sa vie jamais ne pourrait redevenir comme avant. Ils étaient prêts à tout, après ces 2 semaines d’apprentissage, prêts à tout sauf à la guerre. Comment se préparer à l’horreur, à la peur, à la douleur ? Comment se préparer aux longues heures d’attente dans le froid et la boue de cet automne précoce ? Comment se préparer à regarder la mort en face, mais aussi partout autour de soi, la voir prendre les hommes qu’on vient à peine de rencontrer,d'apprendre à connaitre et qu’on commençait à apprécier ? Comment apprendre à se détacher du monde au point de ne plus rien aimer, ni même ses propres meilleurs souvenirs. Deux semaines d’instruction puis le front. Les longues journées à attendre, remplies d’ennui, et souvent de vinasse qui circulait dans la tranchée. Puis un jour, c’était l’assaut et finalement la rencontre avec l’enfer. Un autre jour, c’était la lettre venue de l’arrière, lui annonçant la mort de sa fille dans un accident. Et le lendemain, un nouvel assaut, dans ce paysage dévasté qui ne ressemblait plus au monde terrestre, au monde des humains, encore moins au monde naturel. Un artifice, une autre planète, grise, rouge, violente, terrifiante. Un ailleurs sans humanité, inventé par des poètes maudits.

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