12. Départ d'un allié

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Le 9 novembre 2012.

— Tu n’es pas sérieux ? Dis-moi que c’est une blague ! Tu pars comme ça ? Du jour au lendemain, ça te prend ? Réfléchis-y au moins ! Merde ! Alex, tu es mon meilleur ami ? Pourquoi tu fais ça ? M’égosillé-je contre mon ami alors qu’il prépare ses sacs.

— Pourquoi ? Tu me demandes vraiment pourquoi ? Tu es devenu dingue ! Regarde-toi ! Regarde ce que tu lui as fait ! À force de la prendre pour ta petite poupée, la porcelaine dont elle est faite va se briser et je ne veux pas assister à ce spectacle. J’en ai déjà trop vu !

— Elle va bien ! M’éructé-je de plus belle.

— Non ! Ouvre les yeux, merde ! La vidéo ne t’a pas suffi ? Il te faut quoi pour que tu réagisses ? Qu’elle tombe ? Qu’elle perde sa lumière, son sourire, son air innocent ? Si c’est ça, c’est bon, tu peux être fier de toi. Ton jouet est fissuré de toutes parts…

Cette dernière phrase, il l’a dite dans un souffle, presque comme une supplique, une blessure ouverte depuis peu. J’ai du mal à voir où il veut en venir pourtant, je sais que le cœur du sujet, c’est Lina. Cette petite blonde qui depuis 2009 est la clé de notre trio infernal. Cette fille qui depuis son départ en juin, a mis ma vie à sac.

Fatigué et me sentant impuissant, j’observe Alex ranger sa chambre, il fourre tout dans des sacs, entasse et s’empresse de fourrer le reste dans des cartons. Il pousse quelques soupirs de temps à autre. Mais il ne m’adresse plus la parole, il est sur les nerfs. Tout autant que moi, et alors qu’il sort de la pièce pour en descendre un énième sac, mon poing par droit contre le mur, frôlant le visage de mon meilleur ami.

Il me foudroie du regard avant de reprendre sa marche vers nos escaliers. Je l’entends les descendre avec force, mais je reste bloqué la main collée au mur, et les yeux perdus sur cette pièce qui se vide peu à peu sans que je ne puisse rien y faire. Je me sens impuissant, tout en sachant pertinemment que son départ et lié à ce qu’il s’est passé cette nuit ici.

— Tu comptes aller où ? Demandé-je à Alex alors qu’il me passe à nouveau à côté.

— Pour le moment, je pose tout à la maison de mon père. Je pars pour la Hollande, pour lui rendre visite en fin de journée. J’en profiterais pour lui demander à y rester. De toute façon, il ne compte pas revenir en France.

— Je vois.

Perdu, et déçu, je me décide à m’enfermer dans la salle de bains, avant tout pour prendre une bonne douche mais aussi pour repenser à cette soirée de juin. Lina était là, alors qu’elle ne l’aurait pas dû. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il lui a pris de venir ici alors que j’étais absent ? Ne suis-je pas celui dont elle est amoureuse ? Alex aurait-il pris une plus grande place que moi ?

Je rumine, ouvre le robinet et laisse chauffer l’eau deux minutes avant de pénétrer dans la baignoire. Le jet d’eau qui vient fouetter mon dos alors que je ferme le rideau est rafraîchissant. Il m’aide même à remettre mes idées dans le bon sens. Bien qu’il ne me faille pas plus que l’aperçu du gel douche à la cerise pour revoir l’image de Lina, les joues barrées de larmes.

Vêtue d’un simple t-shirt ample, qu’elle avait sûrement trouvé dans ma chambre, et d’une culotte classique grise, elle était face à moi, les yeux remplis de larmes, et tremblante de peur. Cette peur, c’est moi qui l’ai fait naître chez elle. Mon poing vient heurter le mur, m’éclaboussant de savon, quand je me remémore la manière dont j’ai agi.

J’avais bu.

Certes.

Mais ce n’est pas une raison.

En revanche, quand je suis rentré accompagné de mes collègues avec qui, je fêtais ma promotion en tant que chef d’équipe, et qu’Alex est descendu pour me chuchoter à l’oreille cette simple phrase, j’ai vu rouge. « Lina dort dans mon lit. » Quoi ? Rien que d’y penser, un grognement guttural m’échappe.

Mes yeux sont clos et les images de cette soirée viennent à nouveau m’agresser.

Sans réfléchir, j’ai foncé droit vers les marches. Ce doit être la première fois que je les ai montées aussi vite. Trois par trois, m’aidant de ma main droite qui tire sur la rambarde. Arrivé sur le palier, je me suis planté devant la porte de la chambre de mon meilleur ami. Et j’ai continué à avancer. J’ai forcé sur la poignée autant que je l’ai pu mais celle-ci n’a pas cédé.

Non, la porte m’a résisté mais Lina, elle… Ce fut bien le contraire.

Je me souviens très distinctement des cris que je poussais derrière cette fine paroi de bois.

— Ouvre-moi ! Merde, Lina ! Ne joue pas à ça avec moi ! Tu m’entends ? Je sais que tu es derrière cette fichue porte ! Ouvre !

Au début, c’est le silence qui m’a répondu mais ce ne fut que de courte durée. Je le sais, elle déteste quand je suis dans cet état. C’est même plus que ça, elle a horreur de me voir sortir de mes gonds. Pourtant dans un sens, j’avais l’impression qu’elle me mettait au défi. Qu’en venant pour Alex, elle me montrait que je n’étais au final pas si important que ça. Et je ne l’accepte pas.

— Petit eucalyptus, ouvre-moi.

— Non, avait-elle murmuré de l’autre côté de la paroi, comme protégée par un cocon.

— Merde ! Tu te fous de moi ? Ouvre cette putain de porte, Lina ! Tout de suite ! Et d’ailleurs, qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je t’ai déjà dit de te méfier d’Alex ! Alors qu’est-ce que tu fous là ? Tu cherches quoi ? Que je m’énerve ? C’est gagné !

À cet instant-là, je crois que je n’étais plus vraiment maître de moi-même. J’ai cogné dans la porte, encore et encore, jusqu’à entendre un craquement. Une fêlure. Le bois de la porte s’est brisé sous mes poings, sous mes coups, et c’est ce moment que Lina a choisi pour déverrouiller cette ouverture. Et je l’ai aperçu.

Chevrotante, les bras croisés sur sa poitrine, les lèvres tremblantes et les joues humides, elle a reculé d’un pas lorsque je suis entré dans la pièce. Refermant la porte dans mon dos, je me suis encore avancé vers elle. Lina, elle, a fini par se statufier. Restant immobile, et attendant une réaction de ma part.

Sauf que je n’ai pas eu celle qu’elle attendait.

Au contraire, alors que je l’examinais une seconde plutôt, je me suis d’un coup mis en tête qu’elle était à moi, et à personne d’autre. Elle devait être dans Ma chambre, et non dans celle de mon meilleur ami. Alors j’ai attrapé son poignet et l’ai guidé vers le fond du couloir, vers ma chambre, dans laquelle je l’ai poussé pour mieux la jeter sur mon lit.

Mais je ne me suis pas arrêté à ça.

J’ai poursuivi sans entendre ses pleurs, ses peurs, ni la douleur qui se lisait dans son regard.

Je n’avais qu’une idée en tête.

« Elle m’appartient, elle est à moi. »

Alors j’ai claqué ma porte, puis je me suis allongé de tout mon long au-dessus de Lina. Dans un souffle, elle a murmuré mon prénom mais, là encore, j’en ai fait abstraction. Tout ce que je souhaitais, c’est prouvé que j’existais pour elle. Et je ne sais pas si j’ai eu une lueur de lucidité, ou si c’était pour mieux la blesser plus tard mais j’ai réussi à me contenir. Me jetant sur ses lèvres, et m’acharnant des miennes dans un baiser féroce. Tout ce que je voulais, c’était sentir ses lèvres, son souffle, sa langue se mêler à la mienne, et son goût sucré. Son goût de cerise.

Son innocence si fragile…

L’eau qui vient à devenir fraîche me ramène au moment présent, et j’éteins la douche avant d’en sortir. J’entends Alex qui descend une nouvelle fois ses affaires tout en ruminant. Ce n’est qu’en allant m’habiller dans ma chambre que je me souviens du reste de la nuit. Et de la limite que j’ai franchie.

D’ailleurs, je me demande si Lina m’a entendu.

J’en suis presque sûr.

Alors que l’incident de la porte close était passé, je n’ai pas cessé de tergiverser le reste du temps. Mes collègues l’ont remarqué et n’ont pas arrêté de me faire des reproches à ce sujet. Ils ne comprenaient pas pourquoi j’étais dans cet état. Pourquoi, et comment une fille avait-elle pu me rendre fou à ce point ? N’était-elle pas juste un jeu ? Une passade ?

Si…

Pourtant…

Non !

Elle a grandi avec moi, à mes côtés, nos parents sont amis depuis aussi loin que je m’en souvienne. Et ce sont eux, oui, c’est ça, c’est de leur faute si elle m’obsède autant. Ils n’ont de cesse de répéter cette phrase, cette notion qui est ancrée dans ma tête aussi sûrement que dans celle de Lina. « De toute façon, ton fils et ma fille vont finir ensemble. Ils vont se marier, et on sera bien heureux de pouvoir continuer l’apéro tout en observant nos petits enfants jouer. Ils n’ont d’autre choix que d’être ensemble. »

Ensemble.

Elle est ma destinée, elle m’est promise.

Elle est à moi.

Alors c’est sans réfléchir que j’ai proposé à mes deux collègues restants de venir voir, l’objet de ma colère. C’est sans un mot qu’ils m’ont suivi. Nous avons grimpé les marches doucement, essayant de faire le moins de bruits possible. Et tandis que quelques heures plutôt j’avais promis à Lina qu’elle ne risquait rien dans ma chambre, je ne me suis pas gêné pour l’exposer aux yeux de tous. Entrant dans la chambre sur la pointe des pieds, j’ai braqué la lampe de mon téléphone sur la silhouette endormie de la belle blonde.

La couette recouvrait son corps, mais en la retirant, j’ai pu capturer les contours des courbes de Lina. Sa peau de pêche tendre et douce s’est montrée à nous. Ses jambes étaient nues, et le bas de son torse dénudé à cause du t-shirt trop large qu’elle portait. J’observais en silence, le mouvement de sa poitrine lorsqu’une main s’est tendue vers elle.

Sous l’effet de l’alcool, et de l’adrénaline causée par ma colère, je n’ai pas fait un mouvement.

Mon collègue quant à lui, ne s’est pas gêné pour approcher lentement du lit, y poser un genou, et se pencher vers le corps assoupi de ma poupée. J’ai eu le temps d’analyser sa main, et ses doigts frôler la cuisse de Lina, avant de me rendre compte de ce que s’apprêtait à faire cet homme, cette personne que j’ai amené dans ma chambre.

Et dans quelle intention ?

Prouver que cette fille est ma propriété ?

Mais, si elle l’est vraiment, alors pourquoi je ne bouge pas ?

Pourquoi, je reste là à éclairer ce type qui se croit libre de se servir ?

En entendant Alex nous rejoindre, j’ai compris. Une lueur de clarté m’a éclairé, illuminé. Et mes nerfs ont lâché. Dans une violence que je ne me connaissais pas encore, j’ai attrapé le col de mon collègue et l’ai balancé contre le mur opposé à Lina. Du coin de l’œil, j’ai vu que la belle n’a pas cillé. Pourtant j’aurais juré que ça la réveillerait.

— Tu es malade ! Hurle mon collègue à mon encontre.

— Dégage d’ici, et vite !

Nous avons crié en même temps avec mon colocataire. Comment a-t-il osé ? Suis-je responsable de ça ? Sans nul doute. Mais merde ! Qu’est-ce que j’ai cru ? Je secoue la tête, ce qui me ramène à ce jour, à ce mois de novembre dans lequel je suis perdu. Pommé, entre déprime, culpabilité et honte. Cependant, et je le sais, je ne veux pas m’arrêter, je ne peux pas.

Pour le moment, Lina est rentrée chez elle mais, elle va revenir.

C’est certain.

Sauf que je l’ai vu, elle s’est formée devant moi, cette nuit de juin, la fissure.

La première ou plutôt l’avant-dernière avant la fin de cette histoire…

Une romance un peu étrange dont je suis le narrateur.

Lorsque je sors enfin de ma chambre, les draps de mon lit dans les bras, Alex me lance un dernier regard. Il est dédaigneux, presque rageur. Ses yeux dilataient par la fatigue, examine d’un air mauvais ce que je transporte. Je sais très bien qu’elle image hante ses pensées alors que je fonce vers la machine à laver.

Celle d’une jeune fille, dont les cheveux blonds sont étalés sur l’oreiller, sans défense et endormie devant trois prédateurs. Un inconscient de sa propre bêtise, l’autre savourant la vision sans s’en approcher de peur qu’elle disparaisse et le troisième tentant de profiter de la situation pour savourer son plaisir.

Je vois la même, et plus j’essaie de m’en détourner, plus elle se rappelle à moi.

— Elle reviendra, lâche Alex en me contournant avec un dernier sac.

— Je sais, elle revient toujours.

— Jusqu’à ce que tu la brises entièrement, méfie-toi, Caleb. Jusqu’ici, elle s’est montrée forte, elle a fait la dure, a résisté autant qu’elle a pu. Mais, tu l’as observé autant que moi. Elle est fêlée, et la fissure ne demande qu’à s’agrandir. Tu devrais tout arrêter tant que tu le peux. Crois-moi, la plupart des filles n’auraient pas pu supporter le quart de ce que tu lui as fait subir jusqu’ici.

— Je…

— Libère-la. Elle en a besoin, m’assure-t-il encore.

Sauf que… Je ne suis pas prêt. Je ne peux pas. Pourtant, je ne réalise que maintenant, alors qu’Alex passe le pas de la porte comme si c’était la dernière fois, qu’elle ne reviendra peut-être pas cette fois-ci. Pour preuve, cela fait presque cinq mois, qu’elle n’a pas refait son apparition. Le 12 juin dernier, elle est partie sans dire au revoir.

Se levant et se dégageant de mes bras sans bruits.

Elle m’a quitté.

Elle a disparu.

En revanche, elle a laissé un papier, un bout de papier, comme un rappel de notre tout premier jeu. Un souvenir d’un point de départ enfantin. Cet emballage de bonbon que je connais tant. Avec à ses côtés, une confiserie encore empapillotée dans son papier, pour moi. En m’y approchant, j’avais découvert quelques mots sur un post-it. Ils n’étaient ni brutes, ni emplis de méchanceté. Ils étaient doux et lumineux comme elle.

« Un jour, tu m’as demandé si j’avais peur de toi, si j’étais certaine de pouvoir te faire confiance les yeux fermés. Et pendant tout ce temps, toutes ces années, je l’ai fait. Mais, Caleb… Je ne peux plus jouer les poupées de porcelaine. C’est idiot de t’écrire ça, je sais que je vais faire demi-tour un jour ou l’autre et revenir vers toi… Mon cœur me hurle déjà de rester, pourtant ma raison, elle, me demande de fuir. Alors pour une fois, je vais l’écouter. Je te dis à bientôt pour une nouvelle page. Je t’aime encore. L. »

Ce mot, après cinq mois, il est toujours dans ma poche me suivant partout.

Pour le moment, je ne lui ai pas envoyé de message.

Attendant un signe de sa part.

Dans la peur, qu’elle ne réapparaisse jamais.

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