Saint-Hubert, France.

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Saint-Hubert, un matin de juillet.

L’été 2006 battait son plein, écrasant le pays d’une chaleur presque aussi terrible que celle de la canicule qui avait sévit trois ans auparavant. Levée à l’aube, Laëtitia parcourait la campagne vendéenne au volant de sa Peugeot 206, pour rejoindre le bourg. Ou, plus exactement, la nouvelle zone commerciale adjacente.

La France péri-urbaine continuait de s’étaler, inexorablement, et, depuis que le mini-plaza de la ZAC des Lilas était sortie de terre, la place de l’église avait été définitivement abandonnée par les commerces du village, et donc par les saint-hubertois. Une supérette, une maison médicale, une pharmacie, et un salon de coiffure. Le sien. Le tout disposé en carré autour de ce que la mairie appelait un « parking paysager », c’est-à-dire d’une esplanade de bitume égayée de quelques plantes en pot disposées sur les terre-pleins et d’un faux palmier planté en plein milieu du giratoire qui y donnait accès. Il y avait même un distributeur automatique de billets et un guichet de la poste dans la supérette. Le dernier cri en matière de services publics de proximité. Largement de quoi survivre au quotidien.

Pour les courses de la semaine ou les démarches administratives importantes, les habitants de Saint-Hubert pouvaient facilement se rendre à La-Roche-sur-Yon, chef-lieu du département, à vingt minutes de voiture à peine, trente en prenant les routes de traverse qui permettaient d’éviter les contrôles d’alcoolémie. Tolérance zéro de la gendarmerie locale, depuis qu’un groupe de jeunes s’était planté à vive-allure dans le virage de la sortie du bourg. Aucun n’en avait réchappé.

Il était huit heures et demi quand Laëtitia gara sa voiture sur le parking désert du mini-plaza. D’un pas dynamique, elle se dirigea vers la vitrine de son salon de coiffure, ‘Saint Hub’Hair’, pour en déverrouiller la porte d’entrée. Elle était en avance, la première cliente était prévue pour neuf heures. Elle aurait donc le temps d’étudier ses comptes et de mettre un peu d’ordre dans ses finances, comme le lui avait conseillé Nathalie, la conseillère PME du Crédit Agricole de Saint-Hubert, après que Laëtitia ait raté plusieurs traites d’affilée sur le remboursement de son prêt professionnel.

Un quart d’heure plus tard, le mini-plaza était en pleine effervescence. La supérette venait d’ouvrir ses portes, et les ivrognes du coin accouraient pour effectuer leur ravitaillement quotidien en bières et whisky bon marché en dehors des heures d’affluence. Willy, qui était certainement l’alcoolique le plus apprécié de Saint-Hubert – c’était un « bon gars », disait-on, et il était tombé dans la boisson après que sa femme l’ait quitté, ce qui n’était quand même pas de sa faute – se fendit d’un geste amical à l’attention de Laëtitia en passant devant le salon de coiffure. Elle lui répondit avec un sourire plein de compassion.

Vers neuf heures, ce fut le tour des petites grands-mères de se précipiter à la maison médicale. Le docteur Bouly consultait sans rendez-vous, et il y avait largement de quoi faire, ne serait-ce qu’avec les prises de sang et les renouvellement d’ordonnance, le village étant en proie à une épidémie de cholestérol et autres dérèglements thyroïdiens chroniques. La chorégraphie était alors parfaitement maîtrisée. Un saut à la pharmacie en sortant de chez Bouly, puis un passage éclair à la supérette pour acheter un boule coupée ou de la pâté pour chat – la meilleure, la plus chère, pour prouver aux copines jalouses que l’on vit bien avec la pension de réversion de son mari « parti trop tôt ». Le ballet se poursuivait ainsi toute la matinée. Quelques habituées faisaient également le détour par le salon de Laëtitia, comme Séverine, l’ancienne boulangère, qui avait fermé boutique quand la supérette avait ouvert, mais qui conservait un moral d’acier, et un tas d’anecdotes sur la vie privée des saint-hubertois, toutes plus juteuses les unes que les autres.

Vers midi, personne ne vit Laëtitia faire sa pause repas, mais on ne s’en inquiéta pas outre-mesure. Certes, la jeune femme avait pour habitude d’avaler un club sandwich acheté à la supérette du mini-plaza, assise dans sa 206, en écoutant RTL2 (« le son pop-rock »), mais tout le monde savait qu’elle se préparait parfois des tupperwares avec les restes de la veille, et restait alors enfermée dans son salon de coiffure, où elle disposait d’un micro-ondes pour réchauffer son repas.

En début d’après-midi, le mini-plaza tournait au ralenti. Trop tard pour les vieux, trop tôt pour les jeunes, encore au collège ou au bureau, voire à l’agence Pôle-Emploi de La-Roche-sur-Yon, pour les moins chanceux. Mais, finalement, c’était le moment le plus intéressant de la journée, quand ceux qui avaient quelque chose à se reprocher osaient enfin sortir de leur terrier.

Philippe et Véronique, par exemple, le célèbre couple adultère, dont tout Saint-Hubert connaissait la liaison, hormis, bien évidemment, leurs conjoints respectifs. Philippe, vétérinaire, arrivait généralement le premier. Une fois sa Mercedes garée sur le parking du mini-plaza, il se dirigeait dans le local qu’il louait pour entreposer son matériel, où il était rejoint quelques minutes plus tard par Véronique, épouse du premier-adjoint au maire, qui restait généralement une petite demi-heure avant de ressortir du local, le brushing défait, et de prendre la fuite au volant de sa Clio grise.

Ce n’était pas le seul scandale à animer les conversations saint-hubertoises. Bouly, le médecin de famille, se rendait généralement à la supérette vers quinze heures pour y acheter une fiole de Suze, qui l’aidait à tenir la journée. Et puis il y avait Rudy, le mauvais garçon du coin, avec qui Laëtitia était sortie au collège. Il trainait sur le parking, l’air de rien, pour y vendre de la drogue de piètre qualité à quelques ados qui séchaient les cours spécialement pour l’occasion.

Tout ça, Laëtitia le voyait à travers la vitrine de son salon de coiffure, déserté à ces heures de la journée.

Une fois le soir venu, le mini-plaza changeait complètement de visage. La supérette fermait à dix-huit heures, et le docteur Bouly terminait ses consultations à vingt-heures. Seule la pharmacie restait ouverte jusqu’à vingt-deux heures, en vertu d’une règle administrative selon laquelle les pharmacies étaient exemptées de la législation commerciale de droit commun, n’étant pas de simples bureaux de tabac ou débits de boisson – c’était bien mal connaître la propension des saint-hubertois à se gaver d’anxiolytiques et de somnifères que d’affirmer une chose pareille, mais soit.

A cette heure de la journée, Laëtitia était généralement rentrée chez elle, dans le pavillon qu’elle avait acheté dans le lotissement des Alizées, grâce à un crédit contracté sur trente ans auprès de la Banque Populaire de l’Ouest, où travaillait Stéphanie, une amie de sa mère, qui lui avait fait une remise spéciale sur le taux d’intérêt. « Ça sert à ça, les amis », avait-elle dit alors que Laëtitia signait le contrat de crédit sans en lire les petites lettres, ayant une confiance aveugle en Stéphanie.

Mais ce soir d’avril, la 206 de la coiffeuse était toujours garée sur le parking du mini-plaza, mêlée à celle des autres jeunes du village, qui dégustaient des hamburgers achetés au McDo de Chouillé, la ville d’à côté, dans l’habitacle de leur voiture, vitres baissées et musique à plein volume. Lorenzo, le caïd de la bande, voguait de véhicule en véhicule, pour dicter le choix de la station de radio. Sans faire preuve de beaucoup de fantaisie. Skyrock ou NRJ, puis Fun Radio, à partir d’une certaine heure. Toutes les voitures se mettaient alors au diapason, et les beats techno amplifiés par la caisse de résonnance du mini-plaza troublaient le calme de la nuit saint-hubertoise.

Quelques minutes seulement avant que la pharmacie ne ferme – Anne-Claire, la propriétaire des lieux, avait déjà éteint la croix verte de l’enseigne – Thibault avait débarqué en trombe pour y acheter des préservatifs, se garant sur la place « arrêt d’urgence uniquement », judicieusement située devant l’entrée de l’officine. Jérémie, son petit-ami, était resté dans la voiture. Il n’en menait pas large. Tout le monde savait, pour Thibault et lui. La plupart des habitants du village n’en avaient rien à faire – après tout, comme disait Laëtitia, son amie de toujours, le personnage gay de Plus Belle la Vie était l’un des plus appréciés de la série de France 3, véritable institution à Saint-Hubert. Malgré cela, il n’était pas rare qu’on leur lance quelques insultes et autres quolibets, à l’occasion, pour la forme. Et ça ne manqua pas. Lorenzo, assis sur le capot de sa Mégane RS aux vitres teintées, hurla une série de remarques désobligeantes à son égard, et ne put s’empêcher d’adresser un geste obscène à Thibault, lorsque ce dernier sortit de la pharmacie avec le paquet de capotes qu’il était venu chercher.

Le visage rougi par la honte, Jérémie pria son petit-ami de quitter le parking du mini-plaza au plus vite, ce à quoi Thibault répondit qu’il ne fallait pas se laisser démonter par ces abrutis, dont l’agressivité et la fermeture d’esprit n’était que le produit d’une existence dénuée de perspectives et pétrie de médiocrité. Thibault n’était pas originaire de Saint-Hubert, mais de Chouillé, où ses parents étaient professeurs au collège privé, ce qui expliquait sans doute sa conscience de classe, voire sa suffisance, et la violence symbolique de ses propos.

Alors que Thibault conduisait la Golf du couple vers la sortie du parking, Jérémie remarqua la voiture de Laëtitia, garée à son emplacement habituel. « Etrange », pensa-t-il, « Laëtitia n’est pas du genre à faire des heures supplémentaires ». Il se retourna pour vérifier le salon de coiffure de son amie dans la lunette arrière. Les lumières étaient éteintes. Aucun signe de Laëtitia.

Il y avait bien sûr plusieurs explications possibles. Peut-être la jeune femme était-elle allée au cinéma avec une copine, qui l’aurait récupérée à la sortie du salon de coiffure et emmenée au multiplex de Chouillé dans sa propre voiture. Ou alors, ce n’était pas une copine, mais un copain, dont Laëtitia avait tut l’existence par peur de la jalousie de Jérémie, le jeune homme ne souhaitant partager son amie avec personne, et encore moins un pauvre type, carreleur ou charpentier, un peu raciste et homophobe sur les bords, comme il y en avait tant dans la région.

Mais aucune de ces hypothèses n’était véritablement crédible pour Jérémie, qui connaissait trop bien le caractère timide et casanier de Laëtitia, et qui n’avait aucun doute sur la fidélité de son amie : si elle avait quelque chose de prévu ce soir, elle l’aurait prévenu. C’est pourquoi Jérémie décida d’envoyer un message à Laëtitia, pour lui demander ce qu’elle faisait. Lequel resta sans réponse.

Le lendemain, Jérémie essaya d’appeler son amie, en vain. Inquiet, il alerta ses parents, qui, eux non plus, n’avaient pas eu de nouvelles de la jeune femme depuis la veille.

Mais il fallut encore attendre quarante-huit heures avant que la gendarmerie n’accepte d’ouvrir une enquête pour personne disparue, la jeune femme étant majeure, et donc en droit de disparaître dans la nature si ça lui chantait. Du moins, c’est ce qu’affirmait le colonel Saint-Just, chef de la caserne de Chouillé, dont dépendait Saint-Hubert, au grand dam des habitants du village, attachés à leur identité, principalement construite par opposition à celles des habitants de la ville la plus proche. Il dut s’en mordre les doigts quand, deux jours plus tard, il fut celui qui découvrit le corps de Laëtitia, découpé en morceaux puis jeté pièce par pièce dans la fosse que la jeune femme utilisait pour se débarrasser des cheveux de ses clients, d’un simple coup de balais sur le carrelage du salon de coiffure.

De mémoire de saint-hubertois, jamais un crime aussi effroyable ne s’était produit dans la commune, qui vivait désormais dans l’incompréhension et la peur. Laëtitia n’avait pas d’ennemis connus. C’était une jeune femme bien sous tous rapports. Et puis, surtout, personne à Saint-Hubert n’était capable de commettre une chose pareille. Tous étaient catégorique là-dessus. Pourtant, tous durent rapidement tirer un trait sur leurs certitudes, lorsque, quelques jours plus tard, il s’avéra que la jeune coiffeuse ne serait pas la dernière habitante de Saint-Hubert à finir découpée en morceaux de la sorte.

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