De l'autre côté de la Porte

de Image de profil de Frédéric LeblogFrédéric Leblog

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Verdict : six à neuf mois de sursis. Au-delà, il me faudra rendre mon corps au sol qui se chargera, indifférent, de le recycler en pourritures malodorantes et visqueuses. Puis je ne serai même plus un souvenir. Une vie qui, comme des milliards d’autres avant la mienne, n’aura servi à rien.

Le médecin m’avait annoncé une grosse tumeur aux poumons. Il a souvent insisté sur les mots « votre cancer » comme pour s’en tenir à distance. Sale métier que celui qui consiste à dire aux hommes qu’ils vont mourir à brève échéance. Il insistait pour me persuader que tout n’était pas perdu, qu’un combat s’engageait et qu’il allait m’assister de toutes ses forces pour rendre mes derniers jours confortables. Pauvre homme, il ne semblait pas comprendre qu’il venait de mettre un terme à ma vie en me donnant un délai…

Je l’ai regardé longuement, songeur et déjà inquiet de la suite. Puis, pendant qu’il me remettait les documents destinés aux causes perdues, pour m’apprendre ce que j’allais subir, je me suis levé de ma chaise, j’ai fouillé dans mes poches pour en extraire un paquet de cigarettes. Interloqué, il avait secoué la tête d’un air de reproche. 
Je lui ai serré la main puis je suis parti prendre l’air. Les rues fondaient littéralement sous le soleil d’août. Les gens avançaient doucement dans la torpeur nonchalante d’un début d’après-midi banal. Moi, déjà perdu pour ce monde, j’allais à l’aventure dans des rues inconnues. Je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien non plus. Je venais d’ouvrir la porte des enfers.
Huit mois après, j’étais mort, comme prévu dans les délais de mon docteur.
Dès cet instant, les évènements prirent une tournure inattendue…


***


- Tiens, voilà un petit nouveau, fit une voix aigre derrière moi. Que viens-tu faire ici ?

Surpris, je me retournai pour découvrir qui m'interpelait. C’était le pire que je pouvais concevoir : un gnome, quel autre nom lui donner ? se tenait à côté de moi. Il puait la chair corrompue, sa peau était couverte de fange et de sanies. Il aurait pu se contenter d’être laid et sale, mais non. Il avait aussi une longue queue qui se terminait en flèche ; ses jambes étaient celles d’un bouc et, dans ses mains sales et crochues, il tenait une fourche ensanglantée. Si mon cœur avait pu battre encore une fois, il aurait explosé de terreur. Comment décrire l’indicible ? Un démon ? Oui, il y ressemblait bien !

- Que puis-je faire pour toi, mon ami ? reprit-il en s’approchant encore.

J’étais incapable de parler, un nœud s’était noué dans ma gorge. Les yeux exorbités de surprise et de terreur, je ne pouvais pas faire un geste. Il s’approcha encore puis, sans prévenir, me piqua la cuisse de sa fourche.

- Hé…dis donc, mon drôlet, on dirait que tu es parti de là-haut sans grande provision ? Tu n’as plus que la peau sur les os !
- Les traitements médicaux, articulai-je avec difficulté.
- Hum, je vois…rétorqua-t-il d’un air savant. Cancer ?
- Oui…c’est bien ça…

Il me dévisagea un instant puis, me sautant sur les épaules, hurla d’une voix dantesque :

- Voilà où mènent l’inconscience et les excès, mon pauvre vieux ! Mais sois tranquille ; ici, tu pourras y songer tout à loisir. En attendant, pauvre âme égarée, tu vas payer ! Allez, fonce droit devant, je te montre le chemin !

Et, pour ajouter à l'importance de son message, il m'enfonça profondément sa fourche dans le corps, au défaut de l’épaule. Je sentis l’immense douleur du métal me pénétrer au plus profond, hurlant de douleur. Puis, alors qu’il fouillait dans mon torse, il poussa un long cri joyeux quand, alors que je m’écroulais par terre, il exhiba les poumons qu’il venait de m’arracher.

- Regarde ! Regarde ce que tu as fait de ton corps ! Admire ces beaux poumons noirs et rigides comme de l’asphalte ! Admire ton œuvre ! Et sois maudit pour l’éternité, pauvre fou !

Moi, éperdu et tétanisé par la violence et la rapidité de la scène, je me tordais de douleur. Le feu avait envahi mon torse, se répandait comme une traînée de poudre dans tout mon être. La brûlure se fit si intense que je tentais comme un fou de m’arracher les côtes pour ne plus souffrir. Mais je n’eus pas le loisir de le faire : le démon me poussa droit devant, sur un chemin d’où venaient les cris inhumains d’une foule torturée par un feu qui n’allait pas tarder à s’occuper de moi. Parce que je n’allais pas assez vite, il me planta sa fourche à plusieurs reprises dans le dos, s’amusant à me traverser de part en part avant de la faire tourner pour décupler les dégâts et les supplices.

- Bienvenue en enfer, mon ami… Bienvenue chez toi ! cria-t-il en riant comme un dément.

Non, pas comme un dément. Comme un démon…


***

Je n'eus pas à aller bien loin. Le gnome me précipita d'un terrible coup de fourche dans un gigantesque cirque de flammes et de lave. Ce fut comme une gangue de feu qui m'enveloppa en un instant, me pénétrant par tous les pores. Ma peau se mit à brûler en une seconde, se couvrit de cloques qui éclataient, m'arrachant la chair pendant que mes os se carbonisaient ainsi que du bois sec. Seuls mes yeux résistaient au cataclysme ; j'étais dans un gigantesque chaudron, plongé dans un bain trouble au travers duquel je devinais les formes torturées de corps humains, nus et dévastés par les sévices. Tout autour, une armée de diables et de monstres massacrait ces pauvres gens, moi inclus, avec tous les pires armements imaginables. Je ne comprenais rien de tout ce qui m’arrivait. Trop de douleurs, trop de souffrances ! Ma vue s’était rétrécie au point que je distinguais à peine ce qui se passait devant moi.

Les brûlures me consumaient et il me parut qu'elles ne prendraient jamais fin. Il suffisait que je tente de me sauver pour qu’une nouvelle bordée de blessures me perce de partout. Ces tortures durèrent sans jamais faiblir. Durèrent-elles des heures, des jours, des années ? Je n'en savais rien : ici, les jours n’avaient ni début ni fin. D’ailleurs, le Temps existait-il encore ? Emporté dans des tourbillons de feux et de lave en fusion, je remontais parfois à la surface. Le décor ne faisait que rajouter à ma terreur. Avant d’être repoussé une fois encore par les fourches des démons, j’avais quelques instants pour reprendre mon souffle, pour essayer de comprendre où j’étais tombé. Et ce que j’en découvrais ne faisait que me désespérer un peu plus. Malgré mon épouvante je découvrais l’enfer, au moins son antichambre. Plongé dans un amphithéâtre de pierres noircies, grasses de chairs humaines consumées, je voyais d’immenses portes de fer qui laissaient déferler des nuées de gens affolés, hurlant de peur et de douleur. Puis, ils étaient jetés dans le feu infernal. J’avais deviné ces horreurs en une fraction de seconde, infime répit que le sort m’accordait entre les souffrances que j’endurais. Noyés dans l’ambiance méphitique des lueurs rouges et orangées des corps en feu, nous étions punis de nos existences terrestres. Il nous fallait expier.
Mais expier quoi, au juste ?
Saurai-je un jour la réponse ? Moi, tout au long de ma vie, j’avais cherché à faire le bien, au moins de limiter mes propres nuisances d’être imparfait. Toujours, j’avais veillé à la sécurité des miens, ne négligeant aucun effort pour leur apporter le confort et la bienveillance dont ils avaient besoin pour vivre heureux. M’étais-je à ce point trompé sur moi-même ?
Éperdu, je me débattais avec l’énergie du désespoir pour échapper à mon sort quand, dans un mouvement d’une violence inouïe, une lance se planta dans ma poitrine. Je n'étais plus rien qu’un pauvre poisson hameçonné et, tout comme un poisson, je fus extrait du chaudron incandescent. Je tombais en une fraction de seconde sur le rebord fumant et pestilentiel, face contre terre. Je sentis un pied puissant m’écraser le dos et encore la déchirure indescriptible que provoqua la lance qu’une main terrifiante arrachait de mes plaies béantes. J’aurais voulu perdre connaissance, ne plus avoir de conscience, mais au contraire, aucune sensation ne m’était retirée. Je les éprouvais toutes et, sans cesse, elles allaient grandissantes. J’aurais voulu mourir.
Mais j’étais déjà mort… Me fallait-il regretter de ne plus vivre ?

Mon corps ne brûlait plus. Pourtant, il craquait encore comme une malheureuse bûche sortie de l’âtre, fumante et noire de suie. Je n’éprouvais plus d’autres douleurs que celles de mes membres qui durcissaient au fur et à mesure qu’ils refroidissaient. J’aurais voulu hurler, mais ma mâchoire ne pouvait plus s’articuler. Tel un tronc d’arbre arraché par la tempête, j’étais couché sur le sol, pantelant, incapable du moindre geste. Je me souvins une seconde de ces corps pétrifiés de Pompéi dont les derniers instants furent révélés dans de grossiers moulages de plâtre blanc. Frères et sœurs de douleur, vous, mes compagnons involontaires de souffrances infinies, je prie pour vous avec ferveur...

Puis d’autres corps tombèrent à côté de moi. Sortis de la fournaise, eux aussi, ils offraient le triste spectacle de corps abimés et déchirés. Ils n’avaient plus de cheveux, leur peau était boursouflée, durcie à la flamme comme de pauvres morceaux de bois. Leurs traits se résumaient à d'atroces fentes sanglantes ou encore à d’immondes cavités noires qui laissaient présager l’épouvante du Néant.
Tous, un peu plus nombreux à chaque instant, nous finissions de rôtir sur les roches de cet endroit maudit. A chaque fois, c’était le bruit infâme d’un corps qui percutait le sol. Incapable de bouger, je ne pouvais qu’entrevoir des silhouettes démantelées qui s’arrachaient des flammes pour finir leur courte course près de moi. Seuls mes yeux pouvaient bouger, ce qui s’avéra insuffisant pour observer la suite.
S’il m’avait été donné de voir…
Quand nous fûmes une vingtaine de pauvres bougres ; hommes, femmes, enfants, la récolte macabre prit fin. Nous étions dispersés dans le plus grand désordre, figés dans nos carapaces noires et dures et dans les postures les plus incongrues. Le cuir de nos épidermes ressemblait à du goudron, fumant et nauséabond. Immobiles, nos regards arrivaient encore à se croiser, n'affichant qu'une immense terreur. Rivé sur moi, un regard attira mon attention, presque au point de m'en faire oublier nos tortures. Son corps ne ressemblait plus à rien, pourtant j'aurais juré qu'il s'agissait des vestiges d'une femme dont le regard paraissait ne plus vouloir se détacher du mien. La peur et le désespoir hurlaient dans ces yeux-là. Je soutins ce regard dans l'espoir de ne plus voir le reste. Comme jadis, au temps de la Vie et de l'Amour, je voulais m'y noyer pour ne plus jamais revenir...

Puis nous entendîmes des bruits de pas, lourds et menaçants. Un groupe invisible s'approchait, laissant traîner sur les pierres ce que je pris pour des objets métalliques qui crissaient lugubrement.
En approche...



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VestiaireChapitre5 messages | 6 ans
De l'autre côté de la PorteChapitre3 messages | 7 ans

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