La magie d'Ela

8 minutes de lecture

Ses doigts défilaient sur les cordes comme si elle était née pour cela. Ses gestes, à la fois souples, gracieux et ivres de vitesse, invitaient au plaisir des sens. Habitués à la dureté du travail, ses membres dirigeaient la danse. Alignant des accords aux sonorités classiques et des ensembles au son novateur, leurs audaces auraient hérissé les oreilles de ses proches. Ela inventait et voyageait pour s’émanciper de toutes ces règles qui l’empêchaient de se sentir libre, libre comme les esprits qu’elle invoquait et avec qui elle communiquait tous les jours.

Musicetelle de son village, la jeune femme établissait la passerelle entre les vivants, qui attendaient tout, et les morts, qui n’espéraient plus rien. On venait la voir pour de nombreux problèmes : « Mes parents sont-ils fiers de moi ? », « Mon fils m’a-t-il pardonné ? ». Ela savait comment ne pas déranger ceux qui n’étaient plus ; elle leur insufflait les interrogations qui tracassaient ses voisins grâce à la musique. Tout résidait dans l’art de la mélodie, la puissance des notes et la volonté de la passeuse.

Ce jour, Ela jouait pour son propre plaisir. Aucun client ne viendrait la déranger. La fête Consicetelle célébrait tous les métiers qui employaient l’essence de la musique pour produire, guérir, chasser, cultiver, donner et nourrir. Tous s’y trouveraient. Sa harpe celtique sur le dos, la jeune femme en profitait alors pour s’échapper quelques instants et s’installer en pleine forêt à l’insu de tous. Elle ne souhaitait plus se lier aux esprits, elle choisissait de les laisser en paix pour la journée. Pour autant, elle ne se sentait pas isolée. Son médaillon le lui rappelait constamment. Ela serra contre son cœur le magnifique présent offert par son parrain, sur lequel était gravé : « Tu ne seras plus jamais seule ».

L’agitation des arbres, les bavardages des animaux, le grabuge des insectes et le ronflement du vent sonnaient mélodieusement à ses longues oreilles et l’inspiraient. Ses morceaux préférés se transformaient en nouveautés retentissantes de vérité et de charme. La forêt lui répondait, lui envoyait de nouvelles intonations et des accords prometteurs. Ela souriait, perdue dans son monde, épanouie, liée à ce qui l’entourait, qu’il fût mort ou vivant, muet ou bavard. Tout allait pour le mieux jusqu’au moment où la nature se tut.

Les doigts d’Ela glissèrent avec maladresse ; la note affreuse restituée, sans forme ni grâce, la fit grimacer. L’arrivée soudaine du silence avait perturbé la jeune femme. Ela balaya la scène alentour : les écureuils ne la regardaient plus, les biches étaient parties, les oiseaux ne l’accompagnaient plus et les arbres semblaient ne plus vouloir chanter. Il se passait quelque chose d’étrange. La forêt lui parut lugubre. Ses habitants avaient déserté et le vent avait cessé. Cette vision sordide insuffla à la musicetelle des images noires d’un futur qu’elle ne désirait pas connaître.

Ela se mit à courir ; elle arriva au village essoufflée. Son cœur battait la chamade, mais pas seulement à cause de la course qu’elle venait d’entreprendre. Un mauvais pressentiment la tenaillait. Une foule compacte et préoccupée s’était réunie devant la maison du chef du village. Les enfants regroupés jouaient avec leurs armes de bois et chahutaient. Peut-être ne comprenaient-ils pas pourquoi les adultes s’avéraient ainsi préoccupés, ou peut-être n’écoutaient-ils simplement pas. Ce contraste étonnant mit la jeune femme mal à l’aise. Tremblante, Ela s’avança pour mieux discerner les paroles de son père.

— … de loup. Ils ont été tués par des armes que nous connaissons, ils ont été tués par l’un d’entre nous, mais pourquoi ? Pourquoi tuer ainsi pour le simple fait de tuer ? Qui pourrait être aussi cruel ? En ce jour de Consicetelle, je suis vraiment épouvanté. Le village restera fermé jusqu’à ce que nous trouvions le coupable. C’est ce que le conseil et moi-même venons tout juste de décider.

La foule cria son mécontentement. Les fêtes offraient l’occasion d’échanger et d’accueillir de nombreux visiteurs. Le village, réputé pour ses artistes et talentueux magiciens, souffrirait de ce manque à gagner. Certains marchands, outrés, commençaient à s’échauffer. D’autres avaient déjà sorti leurs armes, ils se préparaient à partir à la chasse au meurtrier ; ils ne laisseraient personne gâcher cette fête. Ôter une vie constituait la pire des ignominies, plus encore dans une société où personne n’avait à jalouser autrui. Au village, le nécessaire restait à la portée de tous, chacun pouvait vivre heureux et en paix.

Ela ne supportait pas la violence. Ses craintes mises de côté, elle songea à son père et se rappela ses dires. Un drame secouait son village. Elle désirait comprendre et aider. Un humicetelle commença à jouer de son violon pour adoucir l’atmosphère. L’effet de la magie de la musique se fit sentir sans tarder : les visages furent moins contractés, les mots qui s’échangeaient devinrent moins cruels et les gestes furent plus mesurés.

Bien qu’Ela connût l’art de la musique, le pratiquant elle-même, le pouvoir des notes l’impressionnait toujours. La mélodie jouée, un hymne à la paix et à la bienveillance, la percuta de plein fouet, comme tous ceux qui l’entouraient. Elle remercia le musicien en silence ; ainsi rassérénée, elle pourrait se rendre utile. Ela avait retrouvé un semblant de quiétude ; elle se dépêcha de traverser la foule et s’excusa à tout-va pour passer. Quelqu’un la bouscula sans qu’elle y fît attention.

Son père l’aperçut et l’amena vers l’intérieur de leur demeure d’un bras protecteur. Le chef du village claqua la porte. Déterminé, il pria ses conseillers de sortir pour répondre aux questions des villageois et de les laisser seuls, lui et sa fille. Les yeux plissés, il détailla son enfant. Il remarqua des feuilles encore collées à ses vêtements. Contrarié, il soupira.

— J’imagine que tu ne sais pas ce qui s’est passé. Tu étais encore cachée dans la forêt.

— Je…

— Tout un troupeau de moutons a été trouvé mort ce matin, continua-t-il sans lui donner le temps de se justifier. Et ce ne sont pas des loups qui les ont tués. Le sang est encore chaud. Une arme de notre création a été utilisée. Ce crime ne restera pas impuni, crois-moi. L’assassin a fait preuve d’une technique vicieuse et d’une sauvagerie infinie. Nous devons l’arrêter avant qu’il ne massacre l’un des nôtres.

Ela ne sut quoi dire et demeura coite. De sa courte vie, elle n’avait jamais vécu pareille situation. Comment tout un troupeau pouvait-il avoir été abattu sans alerter quiconque ? Comment quelqu’un de leur communauté pouvait-il avoir été aussi perfide ?

— Ma fille, tu sembles perdue. Repose-toi et joue de ta belle musique pour te détendre.

La jeune femme refusa pour offrir son aide. Le coupable devait être condamné. Son père lui proposa à regret d’intégrer un groupe qui se préparait à aller interroger le forgeron, déjà retourné à son poste, pour lui soutirer des informations sur ses dernières ventes. Si soutenir pouvait la soulager, il n’allait pas se plaindre. Il la savait têtue comme sa mère. Le sourire qu’il lui lança quand elle partit échappa à la jeune femme. Ela songeait déjà à sa prochaine mission.

Une troupe s’était dirigée vers le lieu du drame quand une autre était allée consoler le propriétaire des bêtes mortes. Les plus forts avaient décidé de fermer les portes du village et les plus téméraires de fouiller chaque habitation.

Ela se proclama dirigeante de sa cohorte. Ses compagnons acceptèrent sans broncher. En tant que future cheffe du village, on ne lui refusait presque rien. La jeune femme adorait contrôler et rester au centre des attentions, surtout quand il s’agissait de résoudre des énigmes. Aucune information ne devait lui échapper pour comprendre ce mystère.

Ses comparses se méprenaient sur ses intentions, ils pensaient à tort que seul le pouvoir l’intéressait. Ela ne détiendrait jamais les pleins droits sur son peuple et cela l’arrangeait. La musique comptait trop à ses yeux pour qu’elle s’en détournât. De plus, la récente mise en place du conseil fonctionnait à merveille. Les membres, désignés au hasard parmi les adultes, se feraient réélire tous les ans. Leurs jugements et décisions, souvent justes et sages, rendaient Ela fière.

Anciennement brimés pour leur petite taille et leurs grandes oreilles qui rappelaient celles des Elfes, les Valdys n’étaient plus très nombreux en Valmiryssa. Naturellement doués pour la magie, Ela et les siens vivaient sans prendre part à la politique du royaume. On les traitait souvent de faibles, ce qui les laissait indifférents. Leur village constituait tout à leurs yeux, il leur demandait bien assez d’énergie et de temps pour se préoccuper de jugements extérieurs.

Une fois sur place, Ela salua le forgeron. Elle alla inspecter sa remise et ses étagères, tout en indiquant aux autres membres du groupe les recoins à examiner. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle cherchait. Un objet manquant ? Une trace de sang ? Tout en réfléchissant, la harpiste laissa ses doigts glisser sur les étagères rugueuses et huma l’odeur entêtante qui s’en échappait. Elle aimait le bois, cette matière vivante qui lui permettait de communiquer avec l’au-delà et qui faisait de son instrument bien plus qu’un simple outil. Il représentait une partie de son âme.

— Il paraît que pour détecter les victimes des Mangeurs-d’âme, il faut regarder la base arrière de leur cou. On y trouverait une incision en forme d’étoile. C’est ma petite qui m’a raconté ça tout à l’heure. Elle adore les histoires glauques, au grand dam de sa mère. Elle lit un peu trop, je crois, et a surtout un peu trop d’imagination !

Le forgeron se mit à rire, suivi par plusieurs des compagnons de la jeune femme. Ela avait lu les ouvrages qui dépeignaient ces horribles créatures, ces monstres qui traitaient leurs pairs comme des bêtes soumises et sans valeur. Bien qu’elles n’existent pas, elle les haïssait ; elle ne supportait pas que l’on utilisât l’énergie de la musique pour contrôler les âmes des autres. La magie noire restait risquée et dangereuse. Aux dires de ces récits, les victimes ne vivaient jamais bien longtemps tant leur âme demeurait souillée après de telles pratiques. Le massacre des moutons ne pouvait être dû à un fou manipulé. Quel en serait l’intérêt pour le mage noir ? Il s’agissait vraisemblablement de quelqu’un qui leur voulait du mal, qui les menaçait. Un ennemi politique peut-être ? Les enfants ne devraient pas lire ce genre d’histoire, songea Ela dans un rictus dégoûté.

Soudainement transportée, la jeune femme s’assit sur le sol, manquant de faire trébucher un villageois qui rouspéta. Imprévisible et souvent tête en l’air, Ela agaçait. Beaucoup s’en plaignaient à son père et souhaitaient la voir destituée de ses droits d’héritière. La jeune femme ressentait le besoin impérieux de jouer pour méditer et trouver l’inspiration qui lui manquait dans cette enquête. Elle ramena ses cheveux noirs d’un côté et agrippa l’une des sangles pour faire descendre sa harpe.

À suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire C. Garcia - Auteur ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0