Pseudo : Tab - Titre : Le carré de ciel

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Dans le cadre de ma fenêtre n’apparaissent que deux gris fissurés : celui du mur de béton immense des deux bâtiments d’en-face, qui a gommé le ciel, et celui du sol, coulée de goudron, qui a étouffé la végétation. En me penchant un peu, je peux apercevoir, comme emprisonné dans un carré formé par les arêtes des toits, un aplat de ciel, parfois lui aussi gris de la grisaille de la ville, parfois d’un bleu solide comme un mur.

      Quand j’entre dans la pièce, je ne vois par ma fenêtre qu’une grande étendue de béton, un peu fissuré, un peu taché et comme dégoulinant des pluies qui l’ont lessivé. Il me semble que cette unique vitre est condamnée, que ce mur est une sorte de papier-peint qu’un mauvais farceur aurait collé sur elle. Alors je m’approche pour aller contempler mon petit morceau de bleu. J’ouvre la fenêtre. Je tends la main pour l’attraper. En fermant les yeux, je sais qu’il est là, que je le tiens, bien fermement, ce petit fragment que seule je voyais, et qui pourtant avait toujours été là, carré de peinture délavée. Je le serre fermement. Je m’amuse à le chasser partout, apparaissant entre deux coins de toits, entre deux lignes verticales de murs qui refusent de se toucher, boudeurs, dans tous les interstices que la ville veut bien laisser à la beauté, à tous ceux auxquels elle n’a pu encore inoculer son gris jamais le même mais toujours identique.

      Le matin, quand le ciel laisse éclore ses pétales de nuages roses et sanguins, et que je saisis mon petit morceau de ciel personnel, il est encore chaud et palpitant. Alors, je le frotte doucement contre ma joue pour me réchauffer et faire adopter à mon cœur le même rythme que le battement secret de ce ciel. Quand mon sang frappe avec la même vigueur contre la paroi de mes veines que mon petit carré de rouges brouillés contre ma paume qui l’opprime, je le défroisse soigneusement et le replace avec attention à sa place, entre les arêtes pointues des toits qui le maintiennent en place, en prenant bien garde à appuyer sur les coins pour être sûre qu’ils collent bien.

      Le soir, quand on devine à peine les étoiles derrière la lueur rougissante et lointaine de la ville qui entoure l’enceinte, je décroche mon morceau de ciel avec plus de délicatesse, car il est d’un noir froid, bordé de cette rougeur de maladie. Alors, je souffle par trois fois sur sa surface rugueuse pour chasser les clignotements fiévreux des avions qui le transpercent. Lorsqu’il est d’un noir calme aussi calme que mes pensées dont j’ai comblé les trous, je le replace une nouvelle fois à sa place assignée, méticuleusement, comme un entomologiste épinglant sous son nom binominal le papillon le plus précieux de sa collection. Mais mon carré de ciel est unique au monde, car son battement donne vie au jour et sa noirceur écarte la nuit urbaine. Le papillon, lui, n’est que le cadavre d’une fleur qui a un jour volé.

      Je rêve d’un matin où, trop bien recollé la veille, je ne parvienne pas à décrocher de son écrin de grisaille mon petit morceau de ciel, mon petit morceau de vrai, et, qu’à force d’en tirer sur les coins pour l’amener à moi, c’est moi qui, les doigts coincés entre sa couleur et les dures arêtes de béton, me détache de mon propre carré de murs gris. Alors, le corps tiraillé entre mes pieds collés au sol et mes doigts agrippés au ciel, les bras tendus entre le gris et l’écaille de beauté, dilatée, je ne pourrais que laisser mes muscles céder sous l’insoutenable tension exercée et, mes pieds décollant du sol, je longerais le mur gris et ses fissures, je courrais sur le rebord plat du mur bétonné. Après trois bonds prodigieux, je m’élancerais enfin dans l’air gluant sur lequel pèse encore les murs de la ville, avant d’atteindre au bout de ma course mon morceau de ciel palpitant. Je me glisserais, à la suite de mes doigts emprisonnés, dans l’interstice entre le petit carré chatoyant et son cadre de gris.

      A peine le bord du carré écarté, un bleu sans limites m’engloutirait et je parviendrais, après toute une rotation céleste, à saisir le pic d’une montagne inconnue. Le monde n’aurait plus de secret. Aussitôt l’extrémité du sommet saisie entre deux doigts, mon naufrage céleste cesserait. Dégringolant sur les flancs montagneux, ma chute ne serait qu’un long élan, une dernière frontière franchie avant l’envol décisif. Les pierres rouleraient sous mes pieds torches de flammes, et les mimosas en fleurs écarteraient sur mon chemin leurs branches d’or. Dans quelque vallée bordée de chèvrefeuille, ma course me conduirait près d’un lac d’automne, transformé en prairie mouvante par les nénuphars qui le recouvriraient. L’air serait léger et clair comme une eau pure. Les arbres dérangés dans leur méditation silencieuse s’ébroueraient doucement pour suivre de leurs regards millénaires mon envol vers l’ailleurs. Emportée par un mouvement fantastique, je bondirais de nénuphar en nénuphar, brouillant la surface ondoyante du lac, et les feuilles perturbées en perdraient leur calme horizontalité. Le souffle de la forêt, puissante expiration purifiée, me porterait au-delà des monts dévalés. Alors, me laissant porter par l’air brillant comme une eau claire et des gouttelettes transparentes, l’univers en fête me déposerait sur la surface rugueuse de mon petit carré de ciel et, je regagnerai ma petite chambre grise et carrée et ses chiffres rouges de réveil-matin.

       Je rêve aussi d’un soir où, les travaux du jour achevés un à un, mes épaules seraient légères et mon corps doucement flotterait. Je soufflerais sur mon petit carré de ciel qui, lui, alourdi par le poids de la nuit ensommeillée, tomberait comme une cendre incandescente pour se déposer au creux de ma main. L’appel d’air que provoquerait sa chute m’entraînerait, légère écorce, dans un sens contraire. Vers le ciel une nouvelle fois aspirée, je laisserais derrière moi les phares et les néons rougeoyants de la ville pour me jeter vers ce qui assume d’être une couleur : le fond du ciel.

      Flèche vivante, je transpercerai les nuages et les aurores boréales, je sombrerais peu à peu dans un bleu plus noir que mon morceau de ciel ne l’aura jamais été. Je n’aurais pas peur de l’obscurité, car l’éther traversé m’aura imprimé dans l’œil une lumière. Portée par des oiseaux de paradis, j’éviterai le feu des comètes, et compterai en passant les astéroïdes inhabités… Une étoile parfois épinglera un morceau de mon manteau au fond noir de l’univers, mais mon vol multicolore emportera ces imprudentes et je serai bientôt suivie d’une guirlande d’étincelles. Pas de fleurs et de forêts à contempler, dans la vaste nuit planétaire. Perdue dans l’espace poudré de tous les mystères, comme engluée, la lune sera pour moi comme une lampe dorée. Dans un tourbillon de plumes, je m’approcherai de sa face ronde et grossissante. Reine au milieu des étoiles, elle ne cherchera pas, elle, à m’arrêter : quand elle m’accueillera, je saluerai largement sur son seuil bleu son peuple de rêveurs et d’amoureux. Détachant les minuscules et orgueilleuse étoiles de mon manteau, j’en couvrirai le sol argenté. Je me promènerai de fissure en fissure et passerai mon séjour à écouter Cyrano, Socrate et Galilée. Alors, le jour n’aura pour moi plus rien de la nuit. Dans la poussière lunaire, je parlerai en marchant au bruit des toges et des chapeaux à plumes pour apprendre à écouter les mélodies de l’univers.

      Pourtant, mon petit morceau de ciel se décroche toujours sans difficulté et mon pas toujours trop lourd empêche mes ailes de pousser. Jamais encore je n’ai pu passer derrière l’écorce du monde. Je me contente alors de saisir ce petit carré céleste attaché là par la ville de béton, de constater que, derrière, il n’y a rien, et de le recoller à sa place avec un soupir. Sur l’éclat particulier de ce fragment pèse tout le gris immense et moi-même peut-être suis-je trop grisâtre pour me fondre en lui, ou pour passer de l’autre côté. Peut-être qu’il n’en est pas encore temps, ou qu’en grattant un peu sur le gris des choses, je ferai un jour apparaître de vraies couleurs.

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