Le Fantôme

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L’oiseau au plumage ténébreux planait en faisant de grands cercles dans le ciel constellé et, lestement, se posa sur la charpente en brique couleur corail. Le corbeau noir de jais battit des ailes et croassa lugubrement. Son cri rauque et grave retentit dans la nuit, faisant fuir quelques félins occupés à manger les restes tombés d’un sac poubelle percé. Ses yeux gris clair détaillaient la fenêtre en contrebas habillée d’une étoffe épaisse et mauve. Au loin, une voiture pétaradait, ses pneus crissant après un énième dérapage et laissant des stries de poussières flottantes s’élevant vers les cieux.

Les étoiles se mouvaient lentement et scintillaient comme si elles voulaient garder un œil sur la grande bâtisse silencieuse.

A l’intérieur, un homme d’une soixantaine d’années dormait à poings fermés dans son grand lit froid. Sa chambre chichement illuminée par une ampoule blafarde sentait le renfermé, cela faisait des mois qu’il se laissait dépérir. Après la mort terrible de sa chère et tendre, tuée d’une balle en plein cœur. Balle qui lui était destinée. Sa vie d’assassin sans scrupules l’avait finalement fait payer, lui enlevant l’amour de sa vie.

Les tempes grisonnantes et le teint cireux, Troy rêvait d’une vie dans laquelle ses péchés ne lui collaient plus à la peau. Ses paupières parcheminées remuaient à grande vitesse. Comme chaque nuit, ce rêve idyllique se délitait rapidement, remplacé par des souvenirs horribles, des actes innommables. Il ne dormait plus. Sa défunte femme, Stella, était l’ancre qui lui permettait de ne pas sombrer et de ne pas se noyer dans un océan macabre où seule la folie l’attendait. Maintenant qu’elle était partie, son passé trouble et sanglant revenait à lui. Il revivait chaque contrat et revoyait les crânes éclatés de ses cibles. Les bouts de cervelles écrasés sur les murs tapissaient son subconscient.

Cette nuit, son cauchemar l’avait matérialisé dans un lit médical, des tuyaux le maintenant en vie. La douleur insoutenable lui vrillait les tympans, même la morphine ne l’aidait pas. Une toile immaculée le séparait des autres patients, enfin c’est ce qu’il soupçonnait. Des mains tordues vinrent froisser le tissu, des plaintes épouvantables l’agressaient.

Le décor se métamorphosa sans prévenir. Il se trouvait dans un jardin verdoyant entouré de fleurs odorantes. Devant lui, une allée sableuse cernée de pierres effritées. Il leva les yeux et vit une demeure gigantesque. Le lieu lui était familier, très familier. A droite, entourée de deux buissons foisonnants, siégeait une fontaine. Troy s’approcha et vit son reflet, pâle comme la lune.

Tueur à gages reconnu dans sa profession, il était surnommé Le Fantôme. Ses victimes ne le voyaient jamais ; il les tuait en silence, d’une balle dans la tête et repartait. Jamais il n’avait accepté un contrat concernant un innocent, mais les dommages collatéraux existent, malheureusement.

Le 11 Octobre 1995. Il s’en rappelait comme si c’était hier. Sa cible : un oligarque russe, ancien espion du KGB qui avait dérobé une coquette somme à la mafia avant de s’enfuir dans une contrée lointaine. La mission était simple : se faufiler dans son manoir, trouver sa chambre, tirer et repartir. Ce que fit Troy.

Ce soir-là, Le Fantôme venait d’apprendre la mort de son père après une lutte interminable contre un cancer des poumons. Les larmes aux yeux et une colère colossale comprimant sa poitrine, il n’avait pas pris la peine de vérifier si sa cible était seule. La balle tua sur le coup une jeune fille de trois ans, la fille unique du magnat soviétique blottie contre son père. Ce fut la seule fois où Troy tira deux fois. La seconde balle atteignit sa véritable cible, mais le mal était fait.

Depuis lors, le visage angélique d’où pendait un morceau de joue le hantait à chaque fois qu’il fermait les yeux. Il avait alors pris la décision de prendre sa retraite et de laisser son passé derrière lui. Le Fantôme n’était plus.

Tac-Tac-Tac

Un bruit entêtant le sortit de son sommeil agité. Troy ouvrit les yeux instantanément, des yeux émeraudes d’où sourdait une intelligence monstre couplée d’une folie irrépressible. Il était prêt à en découdre. Il avait gardé ses réflexes d’assassins. Aucun ennemi. Juste lui et ses réminiscences qui le consumaient et le plongeaient dans un abîme sans fond, jour après jour. Tournant mécaniquement la tête à la recherche de son amour, ses yeux ne rencontrèrent que l’oreiller fleuri trônant à côté de lui. Les effluves jasmin charriés par la crème qu’elle mettait avant d’aller au lit subsistaient dans son esprit. Plus jamais il ne reverrait celle qui avait changé sa vie, celle qui avait donné un sens à son existence.

Tac-Tac-Tac

  • Qu’est-ce que c’est ?

Il s’extirpa de son lit d’un mouvement souple, impressionnant pour son âge et mit son peignoir carmin et ses chaussons en fourrure. Sur sa table de chevet se trouvait un verre crasseux à moitié vide et un paquet usagé de cigarettes. Il en sortit une, l’alluma et prit une bouffée. Comme souvent, il fumait et terminait son whisky de la veille. Il était 3h du matin. Mais peu lui importait, il buvait plus que de raison et, très souvent, se rendait malade frôlant plusieurs fois le coma éthylique.

D’une carrure imposante et avoisinant le mètre quatre-vingt-dix, Troy ne faisait pas son âge. Musculeux et agile, l’ancien assassin faisait tourner les têtes des grand-mères avides d’un dernier voyage au pays du plaisir. Mais il refusait toutes les avances possibles et inimaginables. Anciennement bourreau des cœurs, le décès de son éternel avait fait disparaître tout sentiment et prélevé toute émotion. Jamais plus il ne regarderait ni ne toucherait une femme. L’amour était mort en même temps que Stella.

Emmitouflé, il poussa la porte boisée. Ses pas firent craquer le parquet en lino. Le couloir exigu l’oppressa. Cela faisait des années qu’il arpentait la maison en large et en travers, des années qu’il regardait les murs ternes. Mais, ce soir, quelque chose n’allait pas. Lui qui ne connaissait pas la peur frissonnait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front ridé et le long de sa colonne vertébrale.

Tac-Tac-Tac

Son regard se riva sur une table en marbre sur laquelle se trouvait une vieille machine à écrire cuivrée dont les couleurs ternes semblaient aspirer le moindre trait de lumière.

Tac-Tac-Tac

Les touches grinçaient sinistrement, de fines particules de poussières dansaient tout autour. Les petits marteaux en fer forgé frappaient le ruban et la sonnette émit un « cling » cristallin marquant la fin de la phrase et de la ligne. Troy s’approcha, la peur lui nouant les entrailles, un goût métallique dans la bouche. Personne n’appuyait, et pourtant les lettres s’inscrivaient au rythme des touches. La main tremblante, celui que l’on surnommait Le Fantôme prit le papier carbone et commença à lire :

« Tu n’aurais pas dû faire ça ».

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