Daphnée

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Drago avait peine à croire à la réalité de ce qu'il voyait. Pourtant, c'était bien Daphnée qui se tenait debout devant lui. Elle s'était rapprochée, et il n'y avait plus d'erreur possible. Ces cheveux blonds, ces grands yeux verts, les mêmes qu'Astoria. Avec ce quelque chose en plus. Cette lueur indéfinissable, qui avait toujours fait que c'était elle, et non sa sœur.

Daphnée et lui avaient 36 ans. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, ils en avaient 22. C'était pour le mariage de Drago. C'était il y a une éternité...

Depuis, le temps avait passé. Depuis, Drago avait l'impression d'avoir vécu une autre vie. Une existence qui ne rencontrerait plus jamais le fil de Daphnée. Et pourtant, pour la deuxième fois, le hasard le poignardait.

Daphnée le dévisageait, d'un air un peu gêné, sans oser lui parler. Son regard déchiffrait sans doute l'histoire que son visage portait. Drago, lui, ne savait pas comment réagir. Ce n'était pas comme sa rencontre avec Hermione, dans le métro. C'était plus douloureux, plus profond. Avec Hermione, il avait un passif de haine. Avec Daphnée, un souvenir d'amour. Il s'était battu pour elle, et il l'avait perdue. Il avait dû renoncer à elle. Il avait voulu lui faire du mal, et il l'avait fait. Ils s'étaient déchirés, et trahis l'un l'autre, pour s'être trop aimés.

Avec Daphnée, le monde d'après-guerre lui avait pris tout ce qu'il lui restait.

Drago demeurait muet, tandis que toutes ces émotions refaisaient surface en lui. Elles n'étaient plus aussi douloureuses. A sa grande surprise, alors qu'il s'était préparé à souffrir, il ne ressentait plus que l'intensité du lien qui les avait unis.

– Je voulais te joindre, alors j'ai contacté ton éditeur à Londres, dit-elle soudain, comme si elle s'excusait. Dès qu'il a su qui j'étais, tu imagines bien, il m'a donné tes coordonnées... Il m'a aussi dit que l'après-midi, tu aimais bien te promener dans ce parc... Je suis venue à tout hasard. Je n'avais pas le courage de t'écrire...

Elle eut un petit rire, et détourna les yeux. Elle était toujours la même. Petite, fragile. Les mains croisées devant elle, à la fois gracieuse et réservée. Drago avait toujours aimé cela chez elle. L'élégance dans la timidité. Elle exprimait une douceur que personne ne pouvait lui emprunter. Elle était vraie. Et dans chacun de ses gestes, chacun de ses regards, on pouvait lire : « Je ne te ferai pas de mal ».

Elle lui en avait fait, pourtant. Et il ne lui en voulait pas. Il ne lui en avait jamais vraiment voulu. C'était ses parents qu'il avait blâmés. Le système. L'éducation qu'elle avait reçue, et qui l'enfermait, sans qu'il ne puisse l'en délivrer. L'absurdité qui les avait séparés.

– J'ai lu ton livre, dit-elle.

– Oui, je...

Cet aveu déclencha quelque chose en lui :

– Je suis désolé de ne pas t'avoir contactée, avant de parler de notre histoire...

– Ce n'est pas grave. J'aime la façon dont tu en as parlé.

Des mots simples. Un sourire simple. Cette fois, elle osait vraiment le regarder, et sa voix était aussi douce que dans son souvenir. Intelligente, et calme. Il se souvenait de l'apaisement qu'elle lui avait procuré, pendant la guerre. Quand elle était sa seule source de lumière dans une réalité obscure, et un futur inexistant. Elle savait qui il était. Elle savait ce qu'il faisait, et pour qui il le faisait. Pourtant, elle n'avait jamais cherché à le blâmer. Ni à le fuir. Elle était là, tout simplement. Et sa seule présence suffisait à éveiller la conscience, tout au fond de lui, que ce qu'il faisait était mal. Que ce n'était pas digne d'elle.

Après la guerre, il avait changé, et compris quelle pourrait vraiment être sa place auprès d'elle. Juste à ce moment-là, on la lui avait enlevée.

– J'espère que je ne t'ai pas blessée en en parlant, glissa-t-il.

– Ça parait très loin, tout ça..., répondit-elle d'un ton rêveur. Tout était si confus. Nous étions si jeunes...

Elle avança, et il la suivit pour faire le tour du lac.

– Je voulais te dire que je suis extrêmement fière de ce que tu es devenu, poursuivit-elle. Je sais que ce n'est pas vraiment ma place de dire ça, que je n'en ai pas le droit... Mais je suis sincère. Je n'ai pas été là pour toi, tu souffrais, et je t'ai...

Elle s'interrompit, inspirant à fond :

– Je suis extrêmement fière de ce que tu es devenu. Tu t'es réalisé. Tu as l'air... accompli, serein. Tu as l'air heureux.

– Je ne veux pas que tu te blâmes de ce qui s'est passé, répondit Drago en ignorant ses remarques.

Elle détourna le regard.

– Je sais que tu ne veux pas en parler, continua-t-il. Pourtant je t'assure...

Il chercha ses mots, ne les trouva pas. En désespoir de cause, il dit ce qu'il avait sur le cœur :

– Nous avons suivi deux chemins différents. Tu as obéi à tes parents. Ce qui m'est arrivé ensuite, ce que j'ai fait... Ce n'était pas ta faute. J'aurais pu ne pas me laisser sombrer, j'aurais pu ne pas épouser Astoria. J'aurais pu m'enfuir, ou me battre. Je ne l'ai pas fait.

– Bien sûr que si. Tu le dis dans ton livre.

Elle sourit. Elle était émue, presque au bord des larmes. Drago ne voulait pas qu'elle souffre. Encore aujourd'hui, il réalisait à quel point cela lui serait insupportable :

– Est-ce que tu es heureuse, Daphnée ? lui demanda-t-il de but-en-blanc.

Elle sourit :

– Oui. Je t'assure que oui. Mon mariage s'est révélé plus heureux que tout ce que j'aurais pu espérer.

– Tu as des enfants ?

– Deux filles.

Elle lui prit les mains. Il se laissa faire, hypnotisé par son regard, blessé par ses paroles d'une façon à la fois incisive et très douce.

– Je voudrais te remercier, dit-elle. D'avoir écrit ce livre. D'avoir trouvé ta voie. Pendant toutes ces années, je me suis sentie coupable. Coupable d'être heureuse, en sachant ce que tu endurais... Coupable de t'avoir laissé... Aujourd'hui, je peux vivre en sachant que ma décision t'aura conduit à l'homme que tu es devenu. Cela ne nous rendra pas l'existence que nous aurions pu avoir... Mais je peux à nouveau me regarder en face, et ne plus m'inquiéter de te savoir en peine...

Cette fois, ce fut lui qui détourna le regard. L'amertume de leur passé à jamais révolu le prenait à la gorge. Combien de fois avait-il imaginé ce que sa vie aurait pu être, si Daphnée s'était enfuie avec lui ? Elle se rapprocha encore et cette fois, elle lui caressa la joue :

– Je ne veux plus que tu aies de regrets, dit-elle. Tu t'es trouvé, à présent. Et tu l'as trouvée elle.

Il lui rendit son regard sans comprendre :

– Elle aussi, je voudrais la remercier, poursuivit-elle. Pour avoir su découvrir l'homme de bien que j'ai toujours vu en toi. Pour avoir appris à te connaître tel que tu es vraiment. Pour t'avoir révélé à toi-même, et aux autres... Je voudrais remercier cette personne, de tout mon cœur. Et si je suis venue aujourd'hui, c'est pour te dire de ne pas la perdre. Ne la laisse pas s'échapper, Drago. Ne la laisse pas te quitter comme je l'ai fait. Je sais que les situations peuvent être compliquées, mais... tu la mérites. Promets-le-moi, Drago.

Drago prit sa main dans la sienne, transfiguré par ce qu'il venait d'entendre, et par l'amour profond qu'il ressentait à cet instant. Il réalisait, par chaque trait de son visage, par chaque inflexion de sa voix, qu'il pouvait désormais aimer Daphnée comme on aime son passé : avec tendresse, une douleur que l'on a su apprivoiser, et le sentiment d'avoir grandi à ses côtés. Ce sentiment était si fort qu'il la prit dans ses bras et la serra contre lui :

– Je t'aime, Daphnée. Tu ne peux pas savoir ce que tes mots signifient pour moi... Je crois que nous en avions besoin, toi et moi.

Elle lui rendit son étreinte, sans plus retenir ses larmes. Ils étaient toujours les mêmes, en un sens. Ils ne s'étaient jamais vraiment quittés. Aujourd'hui, ils se retrouvaient sans que le temps n'ait entamé l'intensité de ce qui les unissait.

Lorsqu'il la relâcha enfin, avant de ne plus en être capable, Drago essuya ses larmes du bout des doigts :

– Tu n'as pas à me demander de promesse, dit-il. J'ai choisi d'être heureux, Daphnée. Je l'aime. Et je sais que je la mérite. Je suis revenu pour elle.

Daphnée sourit :

– Alors, je suis sincèrement heureuse. Sincèrement. Ce n'est plus la peine de refaire le monde en imaginant que les choses auraient pu être différentes. Tu suis ton chemin à toi, et il est éclatant.

Elle se pencha sur la pointe des pieds, et l'embrassa sur les lèvres :

– Carpe Diem.

Et elle s'en alla, tout simplement, comme elle était venue. Drago la regarda partir, ayant pour la première fois perdu l'envie de la retenir. Il ne ressentait qu'une chaleur vive et diffuse s'épanouir en lui.

Daphnée avait-elle été son âme sœur ? Sans aucun doute. Elle l'était, et elle le resterait encore toute sa vie. Mais depuis, Drago avait appris que l'amour ne suffisait pas. Encore fallait-il savoir se battre pour lui. Aujourd'hui, Drago savait.


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