Minuit

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La pièce était sombre et froide. Dans l'air flottait l'odeur des vieilles pierres, de la poussière, du passé mort et d'un avenir qui l'était tout autant. Si la décadence avait une odeur, ce devait être celle-ci...

Etendu sur le dos, les yeux grands ouverts, Drago visualisait le baldaquin noyé dans l'obscurité. Et les dizaines d'araignées qui y vivaient depuis des générations. Un peu comme les Malefoy... Si ce n'était qu'elles devaient avoir un peu plus de vitalité, elles.

Exaspéré par ses pensées absurdes, Drago soupira. Son souffle lui renvoya l'écho d'une chambre immense et vide. Le plafond devait culminer à six mètres de hauteur. Tout ça pour quoi ? Il ne trouvait même pas la réponse...

A côté de lui, sa femme, Astoria, dormait. Il ne pouvait pas la voir, mais il devinait la clarté laiteuse de sa peau, ses cheveux lunaires que le moindre éclat ravivait. Il entendait sa respiration calme, régulière, gracieuse jusque dans son sommeil. Il pouvait sans problème l'imaginer blottie dans les draps, complètement nue, enlacée comme dans les bras d'un amant, un amant de tissu et de soie, à défaut d'un mari de chair et de sang.

« Une attaque à ta virilité... T'as raison, il ne manquait plus que ça. »

Drago prit une grande inspiration pour calmer l'afflux de sang qui montait à ses joues, mais plus que jamais, il prit conscience de la présence d'Astoria auprès de lui. Astoria l'écrasait. L'odeur de la pièce se mêlait à son parfum, lourd et capiteux, qu'elle portait même pour dormir comme pour s'en recouvrir. Un poison sirupeux qui se frayait un chemin jusqu'à ses bronches, entrait en lui et contaminait tout, l'asphyxiait, refermait sur lui les murs de leur mariage désastreux. Drago avait besoin d'air ; il devait respirer.

Il se leva et s'enfuit de la chambre. En refermant la porte sur lui, il ne se sentit pas mieux. Le manoir grinçait à son contact comme s'il était un rat frayant dans son trou. Même après toutes ces années, il mit du temps à se repérer.

Eh oui, tu n'es plus un enfant, Drago...

Après son mariage, ses parents avaient exigé de lui qu'il abandonne sa chambre d'adolescent. Elle n'était plus assez bien pour lui maintenant, ce n'était pas convenable. Les rites de passage devaient se marquer dans la chair et dans les lieux. Mais Lucius Malefoy étant encore en vie, la chambre de maître lui revenait toujours. Aussi avait-on octroyé à Drago et à sa femme nouvellement acquise la plus grande de toutes les chambres d'amis.

Aujourd'hui encore, cela ne lassait pas de le faire rire. Il fallait bien rire, pour dissimuler le vide en lui... C'était comme s'il était un invité dans sa propre vie.

Drago remonta les couloirs qu'il haïssait et qu'il n'avait pas choisis. Le Manoir était suffisamment grand pour lui faire perdre la notion des distances et du temps. A l'heure qu'il était, son ancienne chambre d'enfant lui semblait aussi éloignée physiquement qu'elle l'était mentalement. Epoque révolue... Son souvenir distordu se dressait parfois, déformé, au détour des couloirs labyrinthiques.

Drago descendit plus de marches qu'il ne pouvait en compter, dans l'obscurité complète. La connaissance intuitive des lieux ne lui procurait aucun sentiment de chaleur ou de familiarité, comme aurait dû le susciter la demeure où il avait vu le jour. Chaque pierre était comme l'entassement des erreurs que sa famille avait accumulées depuis des siècles. Il sentait leur poids peser sur lui, à chaque seconde. Un sournois sentiment de claustrophobie...

Arrivé dans une pièce immense qu'ils appelaient le petit salon, la lumière de la lune le cueillit à travers les baies vitrées. Il courut presque pour les ouvrir, et enfin, il sortit sur la terrasse, à l'arrière de la maison, à l'aplomb du jardin à l'anglaise qui déployait ses buis monstrueux. Serpents, silhouettes de dragons, armoiries de la famille... Il était content qu'il fasse nuit. C'était la pleine lune, mais les ombres diluaient les formes dans un mystère bienvenu, un entre-monde où sa vie n'était pas aussi tracée que ses parents l'avaient voulu. Dans les ténèbres, le silence et la solitude de la nuit, il était qui il voulait. Il était lui.

« Tu recommences à rêvasser... »

Drago fit taire cette voix au fond de lui qui voulait l'attirer. Le faire plonger toujours plus loin, toujours plus noir, dans des abysses spongieux dont il ne pourrait plus jamais remonter. La Mélancolie l'appelait de ses vœux, et quelques fois, il avait envie de répondre à ses avances... La conscience d'être malheureux s'abattit sur lui, et il s'effondra sur l'une des chaises longues qui dominaient le paysage.

Il ne sut dire combien de temps il resta prostré ainsi, agité de sanglots compulsifs, sans larmes, avec une panique intense. Ce devait être le sentiment le plus vif qu'il ait éprouvé ces dix dernières années. Le seul qu'il était capable d'éprouver désormais... Il n'y avait plus rien en lui pour briller.

A la fois épuisé et horriblement lucide, Drago baissa le dossier de la chaise et s'allongea. Il faisait frais. Un petit souffle d'air venait lui rappeler qu'ils n'étaient encore qu'au mois de mai. Pourtant cette fois, Drago trouvait les frissons qui naissaient sur sa peau agréables. Il avait enfin la sensation d'être sorti de ce cauchemar. Même pour un très bref instant... Le ciel déployait son velours de joaillier au-dessus de lui, et plus rien n'existait à part cet univers immense qui l'aspirait tout entier.

Petit à petit, il sentit son rythme cardiaque décroître. Les étoiles captaient son regard comme dans une transe hypnotique. Les bruits de la nuit, la pureté de l'air, l'oubli de soi par rapport au monde lui rappelaient qu'il en faisait partie. Il était ancré ici sur cette Terre. Et il y avait tellement plus de choses que ce que sa condition d'humain limité pouvait bien lui laisser vivre...

« Les étoiles ne m'emmerdent pas, elles, au moins ... »

Il les regardait en silence, et il avait le sentiment étrange qu'elles lui renvoyaient son regard. C'était le dialogue le plus merveilleux qu'il ait eu depuis des années. Dialogue avec le vide. Recevoir l'écho de ses propres pensées, perdues dans l'infini. L'indifférence de toutes ces choses qui le surplombaient, qu'il ne comprenait pas et qui le dépassaient. Il y avait quelque chose de rassurant et de terrifiant dans cette vision. Pendant ces quelques instants de réflexion, Drago ne fut plus Drago Malefoy, mais une minuscule boule de chair dont le mal être n'influerait en rien sur les forces de l'univers.

– On pourrait presque croire que tout cela n'a pas d'importance..., murmura-t-il pour lui-même. Je n'ai pas d'importance.

Il se sentit alors petit, fragile et triste. Il eut envie de se traiter de tous les noms pour s'être laissé aller à tant de faiblesse. Et dans le même temps... Il avait l'impression d'avoir fait quelque chose de bien. Qui donc regardait encore les étoiles aujourd'hui ?

« C'est sûr, ça va t'avancer à grand-chose... Tu ne veux pas faire un vœu aussi, pendant que tu y es ? »

Drago soupira. Ce conflit au fond de lui l'épuisait.

« Pourquoi faut-il toujours que je détruise... tout ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas m'accorder un seul instant de beauté, lorsque je l'aperçois ? Je suis sans doute un des seuls à l'apercevoir... »

« Parce que tu ne le mérites pas. »

La réponse de son esprit claqua, nette et dure. Drago ferma les yeux. Incapable de supporter ce qu'il y avait en lui, il les rouvrit et se jeta dans l'espace, y cherchant une consolation, une réponse. Il laissa l'espace le remplir et obturer tout le reste. L'infiniment grand tua l'individu, ne laissa de lui que les sensations, le vertige, la conscience de faire partie d'un tout, loin des attaches charnelles, du passé et des remords. Drago Malefoy cessa d'exister. Il se perdit dans la beauté monstrueuse qui l'avalait.

Les premiers rayons du soleil l'éveillèrent au petit matin. Torse nu, il était pétri de froid. Ses muscles lui semblaient aussi durs que de la pierre, et une pellicule de rosée recouvrait le duvet blond de sa peau glacée. C'était comme si un voile délicat était tombé sur lui pendant la nuit, l'intégrant au paysage, l'accueillant dans cette clarté figée.

« C'est ainsi que les morts doivent se sentir, les matins de cimetière... », songea-t-il.

Et dire qu'il n'avait jamais été aussi serein de toute sa vie... Quelle ironie.

Très vite, le monde se rappela à lui, et Drago maudit son esprit qui se remettait en marche. Il savait qu'Astoria avait dû se réveiller une nouvelle fois seule dans leur lit déserté. Ce n'était pas la première fois qu'il lui faisait le coup. Depuis deux ans maintenant, c'était même presque systématique.

Il chassa sa femme de ses pensées, comme il aurait voulu la chasser de sa vie. Si seulement cela pouvait être aussi facile...

Forçant sur son corps ankylosé, il rentra à l'intérieur et évita les quelques domestiques qui travaillaient encore à leur service. Gagnant sa penderie – heureusement séparée de la chambre – il s'habilla devant le miroir en pied, s'attardant sur son corps et les cicatrices que la vie y avait laissées. Ses yeux étaient encore pleins du vide qu'il avait contemplé. Il ne se regardait plus comme un être humain, ce matin. Il portait un regard différent sur ces marques qu'il subissait, les restes du Sectumsempra de Potter, et cette chose immonde, noire, vibrante, sur son avant-bras droit. Quelques fois encore, il la sentait battre au rythme de son cœur, mue d'une vie propre, s'agitant comme une anguille au fond de ce qu'il y avait de plus noir en lui. Ce matin plus que jamais, sa Marque le dégoûtait. Il n'était rien. Il n'attendait que la nuit pour pouvoir à nouveau oublier.

L'espace et le sommeil étaient devenus sa drogue, et pour survivre au jour, tel un vampire, il n'avait qu'un seul moyen. Il y avait des bouteilles de gin au fond de son placard à chaussures. Drago but un verre, toujours torse nu devant le miroir dans la lueur surnaturelle de l'aube, et ses yeux devinrent rouges des vaisseaux qui éclataient. Il vit les ravages du malheur sur son corps, la Mélancolie qui le rongeait jusqu'à l'os, et la partie de lui qui se haïssait s'en réjouit.

Il sortit de la pièce dans son costume impeccable, ajusté au millimètre près. Le grand Drago Malefoy. Regardez ce qu'il est devenu. Le grand Drago Malefoy va classer ses dossiers. Le Ministère ne pourra pas le sanctionner pour s'être trop bien habillé...

Cette petite blague-là aussi le faisait toujours rire. Quand il s'apitoyait sur lui-même, il finissait toujours par se détester. Alors, mieux valait faire comme les autres. Rire. Se moquer. Il était une source inépuisable de vannes cyniques.

Astoria lui coupa très vite l'envie de rire. Elle l'intercepta dans le couloir qui passait devant la chambre, et qu'il n'avait évidemment pas le moyen d'éviter...

– Drago..., appela-t-elle.

Elle avait revêtu cette petite chemise vaporeuse qui laissait deviner ses formes tout en les estompant. Une esquisse laissée à l'imagination... Drago se demanda brièvement si elle apprécierait de savoir qu'à cet instant, il la comparait à de la peinture impressionniste. Probablement pas. Aussi passa-t-il près d'elle pour prendre les escaliers sans lui adresser la parole.

– Drago, attendez !

« Attendez... Tu ne peux toujours pas me tutoyer, sale conne ? »

Ça y est, dès le matin, la société venait de jeter sur lui le premier code, la première convention, la première chaîne. D'ici la fin de la journée, il serait lesté d'entraves, un esclave, une pelote de laine percée d'aiguilles.

Drago n'était pas croyant. Mais cette image lui rappela soudain le martyre de saint Sébastien, condamné à être criblé de flèches. Evidemment, Sébastien était un saint. Il n'était pas mort de ses blessures. Drago était pareil, à ceci près qu'il n'était pas un saint. Tous les jours, il se levait pour revivre le même supplice. Que ne pouvait-on l'exécuter une bonne fois pour toutes ?

« Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ? »

« La ferme. »

« Lâche. »

Drago ferma les yeux, au beau milieu des escaliers. Il lui fallut toute la maîtrise de son éducation pour se reprendre. Il était grand temps qu'il parte.

Drago transplana jusqu'au Ministère et reprit son poste en ignorant ses collègues, qui lui rendirent cordialement la pareille. Tous savaient très bien qui il était, et se demandaient sans doute depuis des années ce qu'il foutait là. Les Malefoy étaient peut-être en disgrâce, mais ils n'étaient pas pauvres.

Drago s'assit avec la raideur qui était la sienne et reprit le classement de ses dossiers là où il l'avait laissé. C'était un travail idiot. La lecture des noms monopolisait son esprit, juste assez pour l'empêcher de penser sans pour autant lui éviter de s'ennuyer. Ennui n'était pas un mot assez fort...

Quelques fois, souvent même, Drago appréciait ce voile aveugle qui bâillonnait son esprit. Après tout, penser l'avait toujours rendu malheureux. Avant la guerre, il ne pensait pas. Après la guerre, il n'avait fait que penser, et chaque pensée l'avait poignardé. Peut-être aurait-il dû penser plus tôt. Alors, il aurait pu faire les bons choix. Choisir le bon camp. Être heureux. Mais il était trop tard. Son travail au Ministère se chargeait bien de le lui rappeler. En fait, il lui renvoyait un reflet assez concret de sa propre vie. Inutile, insignifiante, monocorde et ridicule.

Alors pourquoi s'embêter à travailler ?

(Pourquoi s'embêter à vivre ?)

« C'est une punition que tu t'infliges... »

Non, ce n'était pas ça. Du moins, pas seulement. Drago s'était battu pour avoir ce poste. Le pays tout entier cherchait à l'enterrer depuis la fin de la guerre, mais cette fois, il avait gagné. Il l'avait eu. Il le devait entièrement à Daphnée, bien sûr. La sœur d'Astoria. Son mari travaillait au Ministère, un respectable Sang-Mêlé haut placé.

Drago retint le rictus familier qui se formait sur ses lèvres. Daphnée avait sans doute dû déployer tous ses charmes pour convaincre son mari de se porter garant pour lui... Elle lui devait bien ça.

« C'est un sujet dangereux, Drago... »

« Oui, je sais. »

Drago égalisa une nouvelle pile de sorciers dont le nom de famille commençait par « V », et s'attaqua aux « W ». La vérité était simple, en fait. Il préférait passer ses journées à trimer ici pour rien, plutôt que de rester enfermé entre quatre murs avec sa femme. Tout, n'importe quel Enfer, n'importe quel suicide intellectuel, plutôt que de subir la présence d'Astoria.

Ses regards larmoyants, ses mains avides des siennes et pourtant si froides, cette caricature de Sang-Pur parfaite... Astoria était le symbole de sa capitulation. L'incarnation de sa lâcheté, de tout ce qu'il haïssait en lui. Astoria, c'était son père et sa mère qui lui murmuraient chacun à l'oreille : « Sois un bon fils ».

Drago se raccrocha aux lettres pour ne pas trembler.

« W ».

« W » comme... « Weasley ».

Cette sale fouine de Weasley. Drago avait beau s'être adouci côté convictions foireuses, il n'y pouvait rien. Ronald Weasley, il ne pourrait jamais l'encadrer.

« Quand je pense que Granger doit le supporter tous les jours... »

« Tiens, ça te change de tes sujets de noirceur habituels... »

« La ferme. »

Il fit tourner son stylo entre ses doigts tandis que ses pensées forçaient son esprit. Il ne pouvait pas aimer Weasley parce que c'était un gentil. Un petit saint. Un héros proclamé, dont le nom s'imprimait déjà dans les livres d'histoire, du bon côté de la marge.

« Et Granger, alors ? Pourquoi tu ne la hais pas, elle aussi ? »

« Je l'ai déjà haïe pendant trop longtemps. »

« Mais... tu t'es excusé devant elle... »

Drago eut un pauvre sourire, pour lui-même :

« C'est peut-être la seule chose bien que j'aie jamais faite de ma vie... »

Il continua à classer, laissant ses pensées dériver sans trop les surveiller car pour une fois, elles ne lui semblaient pas trop insupportables. A mesure que le temps passait, que les « W » défilaient, il comprenait peut-être un peu mieux l'origine de ses sentiments contrastés. Même du temps où il n'était qu'un petit con, il avait toujours estimé Granger pour son intelligence. Ses œillères n'avaient jamais pu lui retirer ça. Aujourd'hui, et surtout après leur face-à-face étrange dans le métro, Granger lui apparaissait d'autant plus brillante et... digne de valeur.

Or, pour ce qu'il en savait... Weasley, lui, n'avait jamais rien fait pour lui apparaître estimable.

« Qu'est-ce qu'il en a à foutre de toute façon, que tu l'estimes ou pas ? »

Cette pensée amère referma son esprit sur tout le reste. Drago serra les dents. Ces gens-là n'en avaient rien à faire qu'il vive. Pas un seul instant il ne traversait leur esprit dans leurs petites vies parfaites. Il était en train de se torturer pour rien.

« Patience, Drago. Tu es tranquille ici. Et le gin t'attend en rentrant. »

Vers 19h ce soir-là, Drago commença à remballer ses affaires. Il n'avait pas grand-chose à emporter. Comme d'habitude, il était le premier arrivé, le dernier parti. Ses collègues et employeurs avaient pris le pli à présent et ne lui demandaient plus rien. Ils le laissaient éteindre et refermer derrière lui sans lui payer ses heures supplémentaires. Il n'en avait rien à faire. En un sens, il était l'employé modèle... S'il ne s'était pas appelé Malefoy, il aurait peut-être eu une promotion.

Drago verrouilla la salle d'un léger coup de baguette, se demandant où était la magie à présent dans sa vie. Il se retourna, et le déjà-vu le crucifia. Ce n'était pas possible. Pas deux fois en une semaine.

– Qu'est-ce que tu fous là, Granger ?

Les mots avaient quitté ses lèvres par réflexe, avant même qu'il n'ait eu le temps de comprendre ou d'analyser quoi que ce soit.

Comprendre, analyser... Typiquement Malefoy. Déjà, ses paroles revenaient à lui, et il se maudissait de les avoir dites :

- Excuse-moi, je... Et puis merde. Excuse-moi.

Tout pour ne pas la brusquer, pitié... Il ne savait pas ce qu'elle faisait là, mais il s'en foutait. Il ne voulait pas être un connard...

Granger ne bougea pas. Elle l'attendait appuyée contre la rambarde de l'escalier d'entrée, les bras timidement croisés sur sa poitrine. Elle le regardait comme si elle avait peur qu'il s'enfuit d'une seconde à l'autre. Ça lui aurait bien ressemblé... A vrai dire, l'idée lui avait déjà traversé l'esprit. Voyant qu'il était cloué par la surprise, Granger osa s'avancer d'un pas :

– Deux excuses d'affilée... Si on me l'avait dit, je n'y aurais pas cru.

De l'humour. Voilà qu'elle faisait de l'humour. L'esprit de Drago devint blanc, une page lisse et vierge, et il avait peur de ce vide, car il savait à quel point il pouvait se montrer stupide, mesquin et gratuit. Mais il avait aussi reçu une éducation stricte. Pas seulement celle de ses parents. Celle du Seigneur des Ténèbres. Il avait appris à se maîtriser pour survivre. Alors, Drago revêtit sa plus belle voix placide, et, ayant recouvré son emprise sur lui-même, il redemanda :

– Qu'est-ce que tu fais là ?

Granger évita son regard. Bizarre. Elle était sur ses gardes, et Drago n'avait pas de mal à comprendre pourquoi.

– Je t'attendais, dit-elle enfin.

– Oui, de toute évidence.

« Putain, tu vas arrêter de répondre comme un con ? »

Drago se mordit la langue. S'il continuait, il allait virer schizophrène. Mais en face de lui, Granger ne se formalisa pas :

– J'ai beaucoup pensé à ce que tu m'as dit dans le métro, et... j'ai pensé qu'on devrait peut-être... parler.

– Parler ?

« Ne te fais pas plus bête que tu ne l'es, Malefoy... »

« Pour l'instant, c'est la seule défense qui me vienne. »

« Pourquoi aurais-tu besoin d'une défense ? »

« Tu déconnes là ? »

– Oui, parler. Il y a un café à deux pas d'ici, on pourrait juste s'asseoir et... discuter.

A mesure qu'elle parlait, Drago sentait la panique le suffoquer. Granger était comme un iceberg grossissant à l'horizon, une promesse de souffrance qui se jetait sur lui. Il devait à tout prix l'éviter :

– Nom de Dieu, Granger..., articula-t-il. Je ne comprends rien à ce que tu racontes !

– Le métro ! s'exclama-t-elle.

Elle s'avança vers lui et instinctivement, Drago recula. Il se rendit compte qu'il avait peur qu'elle le frappe. Personne, à part son entourage proche, ne s'était approché de lui d'aussi près depuis la fin de la guerre.

– Tu ne vas pas faire semblant d'avoir oublié ! Tu t'es excusé ! Tu t'es excusé, devant moi, et devant tous ces gens ! Tu ne peux pas me sortir une chose pareille et t'enfuir sans me laisser le temps de te répondre...

– Si tu veux m'insulter, vas-y, défoule-toi. Je ne te le reprocherai pas. Quoi que tu puisses dire ou faire, je sais que je l'aurai mérité. Mais si ça ne t'ennuie pas de m'insulter pendant que je m'éloigne...

Il tenta de la contourner, mais elle tendit la main pour le retenir. Elle interrompit son geste avant de le toucher. Sans doute se rendait-elle compte elle aussi de l'irréalité de ce qu'elle faisait. Drago, lui, s'était pétrifié. Granger sembla perdue pendant quelques secondes, cherchant ses mots, puis elle accrocha son regard et il y lut une ferveur qu'il ne comprenait pas. De la sincérité :

– Je n'ai pas l'intention de t'agresser, Malefoy... Je te le promets. Je veux juste discuter.

Incapable de trouver un sens à cette discussion, Drago parvint juste à balbutier :

– Si on me voit avec toi, je...

Granger recula, et il vit qu'il l'avait blessée. Pendant quelques secondes absurdes, il ne comprit pas pourquoi. Puis son esprit se décida à se rallumer :

– Non, je veux dire... Je ne veux pas dire que tu n'es pas digne de t'asseoir avec moi.

« Bravo, Malefoy, tu pourrais être moins subtil ? »

Il ignora son esprit et reprit :

– Si on me voit avec toi... On pensera que ça cache forcément quelque chose de mauvais. On pensera que je veux te faire du mal. On me le fera payer.

La méfiance diminua dans les yeux de Granger, un peu.

– Je comprends, dit-elle. Allons dans un café Moldu alors.

Elle se retourna, et Drago sentit son corps la suivre. Il ignorait pourquoi. Il envisagea un instant de partir, mais tout son corps protestait à cette seule idée. C'était comme s'il s'était embarqué dans un long voyage, de gré ou de force. Il était forcé d'en voir la destination. S'il rentrait chez lui maintenant... il se saoulerait probablement jusqu'à ce que mort s'en suive.

Granger le conduisit à travers les rues agitées de Londres, ensoleillées à l'approche de l'été. Drago évoluait dans un monde irréel. A l'heure qu'il était, il n'était plus rien. Les boucles de Granger s'illuminaient de reflets cuivrés, et formaient le point central de son univers. Il y avait du danger. Il le savait, il le sentait. Il marchait volontairement sur la route qui le conduisait à l'échafaud. Il suivait la source de ses tourments, comme pour s'infliger une nouvelle gorgée de remords. Ça y est, il était officiellement devenu maso.

Granger dut quasiment le faire asseoir, tant il était perdu. Paumé. Dès l'instant où il se retrouva attablé, Drago voulut déguerpir.

« Un peu de courage dans ta misérable vie, espèce de loque ! »

« Le courage, c'est pas pour moi... »

– Tu veux boire quelque chose ?

Drago fixa son attention sur Granger. Après tout, c'était pour elle qu'il était là. Sa gentillesse le perturbait. Drago n'avait jamais connu de gentillesse qui ne dissimulait pas un dessein.

– Non, je... Dis-moi ce que tu avais à me dire.

C'était maladroit ; elle était surprise, mais à ce stade-là il n'avait plus la force de s'en soucier. Tout en lui voulait s'enfuir de ce café. Tant pis pour la subtilité, tant pis pour les beaux idéaux. Il n'était pas prêt, Granger.

« Désolé, je ne suis pas prêt... Laisse-moi tranquille avant que je ne te fasse du mal. »

– Je voulais te dire que j'ai été touchée par tes excuses, dit-elle d'une petite voix.

Elle agissait avec lui comme avec un animal blessé. Elle avait peur de lui. Et en même temps, elle avait peur de le blesser. Bien. Au moins, ils étaient deux à tourner en rond.

– Je n'ai pas arrêté d'y penser..., poursuivit-elle. Je n'aurais jamais cru...

Drago se tint prêt.

« Vas-y, dis-le. Tu n'aurais jamais cru qu'un salaud comme Drago Malefoy s'abaisserait à te faire des excuses. »

Granger dit :

– C'était très courageux.

Alors, il se passa une chose extraordinaire. Une chose qui dépassait l'imagination de Drago. Granger plongea ses yeux dans les siens, puisant dans ce courage Gryffondor qui était le sien, et elle murmura :

– Je te remercie. Tu n'imagines pas le bien que tu m'as fait. J'accepte tes excuses, avec joie.

Elle tendit de nouveau la main sans oser le toucher :

– Tu méritais de le savoir... Je voulais te le dire en face.

– Mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?

Drago était terrorisé. Toute la souffrance à laquelle il s'était préparée, tout ce qu'il avait anticipé, tout avait disparu. A la place, il y avait Granger et ses mots, son absolution. Il y avait ses yeux posés sur lui, sans haine ni rancœur. Et Drago ne comprenait pas. Il rejetait tout en bloc ; il ne le méritait pas.

– Je ne veux pas de ton pardon, cracha-t-il.

Il savait qu'il regretterait ses paroles dès qu'il mettrait un pied dehors, mais pour l'heure, l'instinct destructeur en lui le poussait à se défendre, à contrer la déstabilisation par l'attaque. Surtout pas d'espoir, il ne fallait pas espérer. L'espoir le torturait sans le laisser mourir.

– Ce n'est pas vrai, dit Granger. Sinon, pourquoi tu aurais...

– Je n'ai pas besoin d'une séance de psychanalyse !

– Malefoy !

Trop tard, il s'était déjà levé.

– Je t'assure que je suis sincère... Tu ne vas pas bien, ça se voit. Laisse-moi comprendre.

– Comprendre ? C'est ça qui t'intéresse ? Drago Malefoy, le mental torturé ?

– Non ! Je veux t'aider !

– Pourquoi ?

Drago était hors d'haleine. En nage sans avoir fait le moindre effort. Pourtant c'était un combat, contre Granger et contre lui-même.

Où était-il dans tout ceci ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas lui foutre la paix ?

Granger le dévisagea, sans lui répondre tout de suite. Il vit de la pitié dans ses yeux et cela le dégoûta.

– Tu as déjà lu « Sa Majesté des Mouches », Malefoy ?

La question sortait tellement du contexte que tout d'abord, il ne fut pas sûr d'avoir bien entendu. Granger, elle, s'accrocha à cet instant de faiblesse :

– C'est un roman de William Golding. Un Moldu. Ça parle de...

– Je m'en fous, Granger. Laisse-moi tranquille.

Drago s'échappa enfin. De l'air, par pitié. Le vide dans son esprit. La solitude, l'indifférence du monde. Etait-ce vraiment cela qu'il voulait ?

Le lendemain matin, Drago transplana à son travail encore plus tôt. Il n'avait pas dormi, et il était si saoul qu'il n'était pas sûr de pouvoir réciter son alphabet. Mais ce n'était pas grave. Personne ne vérifierait ce qu'il faisait. Il était même sûr que s'il sortait une bouteille, là, au beau milieu de la salle, personne n'interviendrait. Tout plutôt que de penser. Se rappeler, réfléchir. Tout plutôt que de revoir les grands yeux de Granger posés sur lui.

« Je ne suis pas une cause pour toi, Granger. Désolé si l'heure des héros te manque. Je suis damné et je l'accepte. »

« Tu l'acceptes ? Pourquoi ? »

Drago n'eut pas le temps de s'étonner devant cette pensée révolutionnaire. Un employé lambda lui apportait déjà ses dossiers du jour. Au sommet de la pile, Drago aperçut un petit volume relié. Il le prit, le fit tourner entre ses doigts, aussi sonné que si on lui avait donné un coup de poing en pleine figure.

Sur la couverture, on pouvait lire en capitales d'imprimerie : « Sa Majesté des Mouches ».

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