Chocolatine

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Image de couverture de Chocolatine

Un bel après-midi de printemps. Il fait bon. Ahmed, en déplacement pour affaires à Bordeaux, se promène tranquillement dans les rues de cette belle ville qu’il ne connaît pas. Il a encore un peu de temps devant lui avant d’aller à son rendez-vous et il en profite pour se délasser avec quelques détours dans le quartier.

En chemin, au hasard d’une rue, l’odeur de pain monte à ses narines alors qu’il passe devant une boulangerie. Une délicieuse odeur de pain chaud, de beurre, de fruits et de compote. Voilà qui est bien tentant, et Ahmed, sans plus d’hésitation, entre dans la boulangerie où tinte la clochette de la porte à son passage.

Une dame, un peu apprêtée, est affairée derrière le présentoir en train d’organiser quelques flans et autres pâtisseries. Elle s’essuie les mains et se redresse pour accueillir son nouveau client.

- « Vous désirez ? » dit la grosse dame, la voix empreinte d’un joli accent bordelais au service d’un ton avenant et commercial comme il se doit…

Ahmed hésite un instant, parcourant du regard les chaussons aux pommes, pains aux raisins et autres viennoiseries appétissantes. Ça lui rappelle les pâtisseries marocaines, son enfance, mais en plus gros. Ça brille, c’est sucré. Ça doit être bon. Il hésite.

- « Je crois que je vais prendre un pain au chocolat s’il vous plaît ! »

- « Un quoi ? »

- « Un pain au chocolat, s’il vous plaît... »

La dame prend un air un peu hautain, presque vexé. Elle a décelé l’allure un peu parisienne de son interlocuteur et, alors qu’un second client vient d’entrer dans le magasin, elle en profite, l’occasion est trop belle, pour le prendre à témoin :

- « Un pain au chocolat ! On aura tout entendu Monsieur Léon, hein ? Moi si je fais un pain au chocolat, je prends un pain et je mets une barre de chocolat dedans comme les enfants à quatre heures ! C’est ça que vous voulez ? Je peux vous vendre un pain et du chocolat, y’a pas de problème !.. et le pain au chocolat vous vous le faites vous même !»

Ahmed sourit, un peu décontenancé. L’homme derrière lui approuve la boulangère d’un ricanement de complicité.

Désignant du doigt la friandise convoitée, Ahmed insiste :

- « ça… un pain au chocolat comme-ça… Ce n’est pas un pain au chocolat ?»

- « ça Môssieur, c’est une Chocolatine ! Vous arrivez d’où avec vos pains au chocolat ? Ils en font peut-être à Babel-oued des pains au chocolat, mais pas ici.»

- « De Paris Madame. Je suis de Paris. Désolé, à Paris on dit pain au chocolat, pas Chocolatine... Je ne connaissais pas le terme.» répond Ahmed un peu vexé.

- « Oui et bien ici faut savoir ce qu’on veut ! Ici on dit Chocolatine, et en plus c’est écrit là… c’est pas compliqué quand même !… Y’a qu’à lire ! Vous savez pas lire ?.. Bon qu’est ce que je vous sers monsieur Léon... » enchaîne la boulangère à l’attention du client derrière Ahmed…

- « Ah mais deux secondes ! C’est un peu fort ça. J’étais avant monsieur tout de même ! »

- « Vous n’avez qu’à vous décider plus vite. On ne va pas y passer la soirée non ?… Alors, Monsieur Léon ?.. »

- « Non, mais Monsieur Léon il va attendre parce que je suis arrivé avant lui et que vous n’avez pas à me traiter comme-ça… Chez moi on dit pain au chocolat et on ne fait pas tant d’histoires ! C’est quoi ces façons de faire ? »

Monsieur Léon hausse à son tour le ton :

- « Oh ça va bien maintenant ! Si il n’est pas content, il retourne à Paris manger ses pains au chocolat et il nous fait pas chier le bougnoule! »

Ahmed sent monter une poussée de colère face à cette coalition insultante et injuste à son encontre et ces propos carrément racistes:

- « Non mais alors vous de quoi je me mêle ? Vous arrivez après moi et vous avez le toupet de m’insulter ? Mais vous êtes qui espèce de vieux schnock pour me parler comme-ça ? »

- « Môssieur j’ai fait la guerre môa ! Un peu de respect ! C’est pas un métèque qui va venir m’emmerder chez moi ! »

- « Chez vous ? C’est chez vous ici ? Non mais je rêve ! C’est quoi cette façon de parler. Monsieur vous êtes un vieux con et je vous emmerde, moi et tout Paris!.. moi et tout babel-oued ! Et puis Allah akbar !» ..ajoute Ahmed dans un élan de défi envers l’homme, avant de se retourner vers la boulangère avec la ferme intention de clore ce débat sémantique stupide… Celle-ci lui fait alors face, bras croisés et, avant qu’il ne lui ait adressé la parole, lui dit :

- « Allez dehors! Rentrez chez vous ! Des pains au chocolat, j’en ai pas, j’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais !... C’est une boulangerie ici, pas une épicerie arabe...»

L’homme dénommé Léon, tire soudain brusquement Ahmed par la manche de sa veste, et celui-ci, surpris et subitement déséquilibré, tente maladroitement de se retenir au plateau du comptoir sur lequel se trouve la caisse, renversant celle-ci dans un fracas épouvantable !

La grosse boulangère se met à crier encore plus fort « au secours ! Au secours ! On veut me voler ma caisse !... » tandis que Ahmed tombe à la renverse entraînant le vieux Léon dans sa chute.

La caisse, arrachée de sa connexion électrique déclenche un système d’alarme qui se met à sonner de façon stridente comme si le feu s’était déclenché, et les stores métalliques de la boulangerie, telle une bijouterie, s’abaissent, automatiquement, tandis que les deux hommes se bousculent, au sol.

Le vieux Léon cogne de ses poings rageurs sur Ahmed qui se débat comme il peut en lui assénant un coup de sa mallette de travail sur le crâne. La boulangère se précipite sur les deux hommes à terre et les trois gesticulent alors dans un pugilat qui pousse violemment le présentoir contre le mur et renverse les pains au chocolat -ou les chocolatines, on ne sait plus- sur le sol.

Sur le trottoir, un passant qui a vu les stores de la boulangerie se baisser avec toute cette confusion à l’intérieur, lance :

- « Appelez la Police : appelez la police ! C’est un attentat ! Il a dit ouala ouakbar, j’ai tout entendu, avant de massacrer le vieux monsieur !... C’est daèche, c’est sûr ! j’ai tout vu !»

Tandis que les stores terminent de se refermer, tel un piège sur la scène, Ahmed parvient à repousser la boulangère d’un coup de coude sur le nez qui la met KO instantanément. Elle s’affale sur le dos au milieu des petits pains et des croissants… puis il tente de maîtriser Léon, toujours animé d’une rage disproportionnée à son encontre… avant de soudain se raidir… bleu.. et de s’affaler à son tour sur les flans dans un râle sourd.

Ahmed se dégage alors de son étreinte et se tient la gorge. Bon Dieu. Le vieux lui a fait mal en tentant de l’étrangler… « Il est fou ce bonhomme ! Ils sont tous fous ici !.. » Choqué, il s’adosse au présentoir dévasté et regarde les deux corps étendus dans la pénombre de la pièce… « Mon Dieu ! Mais qu’est ce que c’est que ce bordel ? » se dit-il en se prenant la tête à deux mains…

En quelques instants une patrouille de Police arrive sur les lieux, puis une autre et une troisième. La rue est bouclée à la circulation. Le témoin est entendu :

- « Il a dit ala ouakbar avant de taper sur le vieil homme ! J’ai tout entendu ! …et il a fermé les stores… c’est épouvantable. Je n’ai jamais vu un tel déchaînement de violence ! »

En quelques minutes, la nouvelle se répand. Quelques badauds sont rapidement évacués mais on eu le temps de filmer avec leur téléphone portable la devanture fermée de la boulangerie.

Une camionnette de BFM TV se gare au bout de la rue, puis d’autres radios arrivent, en même temps que le camions blindés noirs de la BRI et de la brigade anti-terroriste… Les tireurs d’élite se mettent en place. Des appartements sont réquisitionnés pour ce faire. Le quartier est bouclé.

Tout va très vite sur les réseaux sociaux. Twitter et Facebook relayent des vidéos de la boulangerie fermée. BFM tourne en boucle sur les mêmes images, et leur téléobjectifs sont rivés sur la porte du magasin. Les présentateurs tournent en boucle, eux-aussi, sur les suppositions de qui aurait vu ce qu’il aurait vu et que ce serait passé comme ça… une grande violence. On cherche l’identité du terroriste, on s’interroge sur ses complicités, son réseau.

Pendant ce temps là, Ahmed est assis dans la pénombre. Interdit. Tout cela est tellement absurde ! Il n’a rien fait de mal ! ...et tout s'est retourné contre lui… tout ça pour un putain de pain au chocolat !.. et le voilà au milieu de cette boulangerie éteinte parsemée de bouts de verre et de viennoiseries éparpillées avec ces deux corps allongés sur le sol… Il tente de reprendre ses esprits, mais c’est comme si il était KO à son tour. Il est comme paralysé. Tout cela est irréel.

Par l’interstice des stores fermés, clignotent des lumières bleues, les gyrophares des voitures de Police garées au milieu de la rue… Dans le lointain, quelques sirènes ont pris le relais de l’alarme de la caisse qui a finalement cessé de hurler. On perçoit des bruits de camions, d’hélicoptères aussi.

La boulangère reprend connaissance et tentant mollement de se redresser sur son coude, voit sa boulangerie dévastée, dans la pénombre, et elle se remet à hurler à la mort tandis que Ahmed la prend au col et la secoue…

- « Mais vous allez arrêter de hurler comme-ça oui ??? c’est de votre faute espèce de connasse si on en est arrivés là… »

Les deux empoignés sont alors interrompus par une voix, nasillarde, lancée à travers un lointain mégaphone de la Police :

- « Libérez les otages ! Ne leur faites pas de mal… Nous sommes là pour vous aider... » et le policier repose son mégaphone et dit à son collègue :

- « De toutes façons, ça ne sert à rien, c’est des dingues ces gens là. Il va tuer tout le monde, si ce n’est pas déjà fait… Va falloir donner l’assaut. Y’a pas le choix. Si ça se trouve il a une bombe avec lui et il va faire sauter tout le quartier. Moi j’dis, y’a pas à attendre. »

« Breaking news ! » La télé américaine retransmet ces images matinales, pour elle, de cette boulangerie française attaquée par de sombres terroristes. « Combien sont-ils ? Pourquoi ont-ils ciblé ce magasin ? Aucune information pour le moment. La ville de Bordô est une ville tranquille d’ordinaire, près de la mer. Il y fait bon vivre. Les terroristes ont sûrement de bonnes raisons d’avoir choisi ce lieu et cet instant. Nous vous tiendrons informés de la suite de ces terribles événements qui se déroulent en direct sur votre chaîne préférée. Juste après ça… -publicité- Breaking news... »

L’information est relayée en direct sur toutes les chaînes de la planète et des logos en forme de pain avec un liserai noir apparaissent sur les réseaux sociaux, repris sur les chaînes de télé.

À l’Élysée, une cellule de crise est montée et le nouveau président de la république, fraîchement élu, monte au créneau, assisté de son ministre de l’intérieur, le visage sombre.

- « Mes chers compatriotes, l’heure est grave. Une nouvelle attaque terroriste, lâche, a lieu, en ce moment même, dans notre belle ville de Bordeaux. Un individu, peut-être deux, se revendiquant de l’État Islamique, se sont enfermés avec plusieurs otages et menacent de faire exploser une bombe. Sachez, chers concitoyens, que nous mettons tout en œuvre pour neutraliser cet individu. La France ne se laissera jamais intimider par quiconque etc etc… »

Donald Trump, qui vient de voir ces informations relayées sur l’excellente chaîne d’investigations Fox news, appelle illico l’Élysée et « soutient le peuple français dans cette nouvelle épreuve qu’il traverse. Une flotte de l’armée américaine se dirige en ce moment même vers les côtes françaises. Sa flotte en mer Méditerranée est également en alerte et prête à frapper sur le territoire syrien à tout instant… »

Vladimir Poutine s’insurge face aux mouvements militaires américains près des côtes turques et ses troupes se mettent en alerte également… et puis c’est l’escalade, un premier tir américain d’un missile sol-sol nucléaire, ravage tout un territoire sur le sol syrien. Les russes répliquent, et les nord-coréens en profitent pour tester leur arsenal, l’occasion est trop belle pour ne pas se joindre à la fête… Des missiles quittent le sol de tous les côtés vers le ciel qui s’embrase dans un feu d’artifice cataclysmique…

Ahmed est toujours assis dans la boulangerie. Il mange un pain au chocolat en attendant l’intervention de la Police… Il ne sait pas tout ce qui se passe. Il est loin de se douter… et puis tout d’un coup, tout se met à bouger, à trembler dans une lourde vibration qui le secoue…

- « ...Monsieur ? On est arrivé à Bordeaux. Terminus ! Tout le monde descend… »

Ahmed se redresse, confus, les yeux pleins de lumière. Il regarde autour de lui, ce wagon de TGV presque vide, où quelques passagers se pressent avec leurs valises pour quitter le train. Il regarde par la fenêtre, la gare de Bordeaux, le quai, et sourit, soulagé de s’extirper de ce mauvais rêve. Il attrape sa mallette et sort du wagon, de la gare, et reprend peu à peu ses esprits. Une petite marche ne lui fera pas de mal. Son rendez-vous est dans une heure, il a un peu de temps devant lui.

En chemin, au hasard d’une rue, l’odeur de pain monte à ses narines alors qu’il passe devant une boulangerie. Une délicieuse odeur de pain chaud, de beurre, de fruits et de compote. Ahmed s’arrête un instant devant la boutique et regarde les pâtisseries exposées. Une femme apprêtée s’occupe à les aligner. Sa silhouette, brouillée, s’affaire derrière la vitre d’un présentoir. Ahmed sourit de nouveau. « On dirait mon rêve... » s’amuse-t-il… C’est trop drôle. L’impression de déjà vu, de déjà rêvé. Il pousse la porte. Les clochettes au dessus de la porte tintent à son passage.

- « Vous désirez ? » demande la boulangère, d’une voix commerçante, avec sa petite pointe d’accent… Ahmed regarde les divers gâteaux exposés. Il hésite…

- « Je vais vous prendre un… un… une chocolatine s’il vous plaît ! »

- « Une quoi ?... »


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Issu d'un recueil de 10 nouvelles disponibles sur Lulu.com: "Silhouettes"

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Commentaires & Discussions

ChocolatineChapitre7 messages | 6 ans

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