Vampyr

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Avec le soutien de  Lou<3 
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 Il reposa son verre dans un claquement sec puis se laissa retomber mollement contre le dossier de son canapé drapé de velours. Un sourire cruel ornait ses lèvres craquelées découvrant des dents d'un blanc effrayant. Il était grisé pour l'instant, mais dans quelques secondes, il serait de nouveau assoiffé. Cependant, groggy, il n'y songea pas, et rejeta la tête en arrière en recouvrant ses yeux brun clair de ses paupières fardées. Il se lécha les lèvres, espérant récupérer une infime goutte de cette liqueur qu'il appréciait d'une façon parfaitement indécente. Son cœur entamait une course dans sa poitrine amaigrie, si bien que ses battements résonnaient dans tout son être. Il aimait plus que de raison ce sentiment de plénitude.

  Malheureusement, cette sensation incroyable de bien-être prit fin. Il grogna, mécontent et redressa sa nuque courbaturée. Dès que cela se terminait, il sentait les palpitations de son cœur s'éteindre et ce dernier retournait à son état originel. Mort. Avec un geste rageusement désespéré, il s'empara du verre encore un peu tâché, puis il entreprit de le nettoyer de son index. Quelques gouttes vinrent se poser sur la pulpe de son doigt qu'il s'empressa de lécher. Mais les quelques décharges électriques ne firent qu'accentuer sa frustration. D'ancestrales douleurs articulaires se réveillèrent dans son corps bien plus âgé que son apparence -pourtant déjà spectaculairement décharnée- pouvait laisser croire. Le temps ne cessait de l'agresser quand il se pensait à nouveau immunisé.

  Cette dernière décennie, il était persuadé que la Nature voulait essayer de reprendre ses droits. Ce n'était que légitime, après tout, il était une anomalie dans le cours de la vie, mais cela lui déplaisait quand même. Il souffrait de plus en plus ; les siècles qu'il avait passé à arpenter le monde semblaient s'abattre un à un sur le squelette qui saillait sous sa peau. L'autre jour, une mèche de ses cheveux bruns s'était détachée de son crâne. Une mèche entière ! Il ne savait que faire, et peu importe la quantité du précieux liquide qu'il buvait, dès que ses effets s'estompaient, tout recommençait encore. Caïn était épuisé.

  La nuit était tombée depuis bien longtemps déjà, et il ne savait comment l'occuper. Dès que ses problèmes avaient commencé, un certain désespoir avait décidé de s'emparer de lui, et il ne trouvait plus goût à rien. Il ne retrouvait d'exaltation nul part. Ce n'était pas faute de diversifier ses activités, de se confronter aux dangers de l'existence qui, au final, n'étaient pas si dangereux pour un être immortel. Néanmoins, depuis la perte de cette fameuse mèche de cheveux, Caïn craignait quelque peu l'exaltation. Il craignait pour une vie qui l'avait délaissé depuis déjà... Déjà... Il était incapable de se souvenir de la date de sa mort. Enfin, presque mort. Quoique pouvait-on appeler vie l'état dans lequel il se trouvait depuis si longtemps ? Selon les dernières définitions scientifiques, Caïn n'était pas en vie, mais il n'était pas non plus mort. Il défiait les sciences, et il était un véritable affront à la Nature. Le sourire sardonique qu'il arborait habituellement lorsqu'il se faisait ce genre de réflexion ne parvint pas à se faire une place sur son visage cireux. Lui qui aimait tant se retrouver sur ce fil mince, singulier, réalisant dessus quelques arabesques pour se jouer de la vie comme de la mort, lui avait désormais peur.

  A l'eldorado de sa jeunesse -eldorado qui avait tout de même duré quelques longs millénaires, il faut le reconnaître- il jouait de son charme qui était indéniable ; sa peau hâlée, d'un brun élégant s'harmonisait avec ses yeux d'une jolie couleur noisette aux éclats dorés, ces mêmes éclats étaient rehaussés par le brun presque noir de ses cheveux bouclés qu'il aimait porter longs. Tout cela allait de pair avec un visage aux traits fins -dont Michelangelo s'était inspiré pour ses sculptures-, et un corps long aux muscles dessinés avec parcimonie.

  Mais cette beauté éternelle avait fini par se faner. Était-ce les abus trop nombreux ? Ou le temps trop long ? Un savant mélange des deux ? Était-ce son régime alimentaire drastiquement restreint ? Peu importait la réponse, les faits étaient présents. Son teint s'était affadi, faisant que ce savoureux brun était devenu poussiéreux, l'éclat doré de ses yeux n'existait plus et le noisette était d'un banal marron clair ; ses boucles tombaient mollement, tristement, et quelques mèches semblaient même se décolorer. Ses lèvres jadis pulpeuses se craquelaient au moindre sourire, et son corps d'adonis n'avait plus que les os pour dessiner des courbes, ou plutôt des angles, sous la peau desséchée. En deux mots comme en cent, Caïn dépérissait.

  Durant les premières années de sa vie éternelle, il craignait le soleil. Symbole de la vie même, il appréhendait d'être tué sur le champ par ses rayons. Dans sa religion antique, cousine de celle des Phéniciens, les rayons du Soleil étaient transportés sur un char tiré par quatre chevaux étincelants et ils parcouraient le monde pour l'éclairer, donnant la lumière aux divers peuples, permettant aux plantations de pousser pour ainsi nourrir les Hommes... En s'étant ainsi opposé à la vie telle que les Dieux l'avait créée, il redoutait donc leur colère. Caïn, bien que fatalement orgueilleux, était encore naïf. Il lui avait fallu un siècle entier pour se rendre compte que le soleil ne faisait que l’incommoder sans vouloir sa mort immédiate. Dès lors, sa naïveté enfin envolée, il s'évertua à faire de ses nuits et de ses jours des plaisirs sans fin.

  Il repensait à ces choses-là en se levant enfin de son canapé vieux mais bien entretenu. Les jours et les nuits de plaisir étaient terminées. Ses articulations lui faisaient trop mal, et sa souplesse semblait l'avoir définitivement quitté. Oh, il avait bien essayé de mettre fin à ses jours ces dernières années, mais rien n'aboutissait ; il ne faisait que blesser son corps déjà mort et douloureux. On pouvait d'ailleurs voir à sa gorge fripée un étrange pli, absolument pas naturel -quoi que l'existence actuelle de Caïn était bien loin du naturel- ; c'était le résultat d'une pendaison qui n'a jamais eu l'effet escompté. Il avait oublié que le sang ne circulait plus dans son corps, ainsi le fait que respirer lui était inutile. Parfois, il ne se souvenait plus qu'il était immortel.

  Il se tenait debout, face à sa fenêtre, l'échine courbée par le temps, et il contemplait la nuit constellée des lumières de la ville au loin. Durant tout ces millénaires, il avait eu le temps nécessaire pour accumuler une masse gargantuesque de cet argent dont raffole l'Homme, il possédait donc plusieurs résidences dans le monde. Aujourd'hui, il siégeait à Londres, dans un quartier tranquille et à l'écart de tout. Cette ville lui plaisait, mais dorénavant, il ne saurait dire pourquoi. Ça aussi, il avait oublié. Il fouillait dans sa mémoire, il cherchait ce qu'il avait pu vivre dans cette métropole britannique qui lui avait fait tant aimé cet endroit. C'était tout de même cocasse ! Il était un des seuls hommes, si ce n'était le seul, à avoir eu la chance de vivre les histoires et Histoires du monde, et il oubliait. Il tapa rageusement dans la vitre qui ne se brisa pas. Non, ce ne fut pas la vitre mais sa main qui produisit un craquement particulièrement ignoble et lui arracha un cri de pure douleur. Il recula en titubant et s'adossa à son canapé en jurant dans sa langue natale désormais oubliée.

  Caïn se fit un bandage de fortune pour immobiliser ses longs doigts tordus et sa main enflée. A chaque mouvement, il grimaçait. Voilà que maintenant la douleur persistait. Autrefois, durant ses premières années d'immortel, il ne ressentait plus la douleur, il avait oublié ce que cela faisait. Il avait oublié.

  La rage ne faisait qu'enfler dans sa cage thoracique en même temps que le sentiment de la Mortalité renaissait en lui avec sa compagne, l'Impuissance. Il avait choisi une immortalité qui maintenant le piégeait et le faisait se sentir plus vulnérable que jamais. Il avait oublié ce que cela faisait de se sentir si faible. Mais c'était une chose qu'il ne pouvait se résoudre à accepter. Il pouvait être magnanime envers les sentiments qui l'assaillaient, mais la faiblesse lui était insupportable. Enfin, cela lui était devenu insupportable parce qu'il s'était cru invincible, puis il ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où il s'était senti si petit. Il sentait pourtant que c'était un instant crucial de son existence d'autrefois. Mais voilà encore une chose qu'il avait oublié. Il s'éloigna de sa fenêtre et du paysage qu'elle laissait observer. Il vacillait. Le poids de l'oubli semblait trop lourd pour un squelette si mince.

  Caïn avait désormais le sentiment de ne plus s'appartenir. Au fond, peut-être que cela était vrai. Il n'appartenait à rien, ni aux vivants, ni aux morts, cela était donc une suite logique. Il ne s'appartenait plus depuis le jour où... Depuis le jour où... Depuis ce jour où... Il ne parvenait plus à ce souvenir de ce fameux jour où il s'était abandonné. La frustration lui arracha un cri qui ressemblait fort à une chaise grinçant sur un sol rêche. D'ailleurs, pour quoi s'était-il abandonné ? Son esprit lui refusa de nouveau une réponse qu'il était pourtant sûr de connaître. Il se laissa tomber dans son lit immaculé, grelottant, frêle. Il eût l'impression que ses vieux os s'entrechoquaient, tels un instrument assez original. Tout son être était torturé par une force qui le dépassait. Lui qui pensait avoir dépassé toute l'existence. Son orgueil avait régné en maître trop longtemps, et le voilà qui en payait les frais les plus douloureux.

  Il essayait de toutes ses forces de se souvenir. Mais il ne parvenait même plus à savoir ce dont il voulait se rappeler exactement. Alors une tristesse ineffable s'empara de lui. Il aurait voulu pleurer, mais ses yeux jaunis à l'iris dorénavant blanchâtre le brûlaient, il avait l'impression de verser des larmes de poussière. Ce n'était après tout peut-être pas une impression. Il sanglotait atrocement, et son corps était un grelot étrange qui se secouait par spasmes. Il voulait se souvenir, il le voulait de tout son être, même s'il ne savait plus si ce dernier était éternel ou éphémère.

  Son corps mincissait à vue d’œil, et il pleurait la poussière de ces derniers millénaires. Il disparaissait. Est-ce sa progressive disparition qui provoquait son oubli ou est-ce parce qu'il oubliait qu'il disparaissait ? Les deux hypothèses lui semblèrent chacune valable, mais il oubliait à chaque poussière qui se défaisait de son corps à demi-effacé maintenant. Il avait été le témoin de l'existence et de ses nombreuses autres vies. Il réalisa alors que personne n'avait été témoin de son existence. Peut-être est-ce cela qui engendra sa disparition. Ah, qu'il avait été orgueilleux. En voulant se souvenir de tout, survivre à tout, personne n'allait pouvoir se souvenir de lui et encore moins lui survivre. Sa naïveté avait été mère de son orgueil. A présent, il ne pouvait plus choisir cette mort qu'il avait réussi à déjouer, il en était la victime, et la vie semblait rire de son pitoyable état.

  Il pleura les quelques dernières poussières de son existence et ne devint plus qu'une ombre étrange sur un lit désormais maculé par des millénaires oubliés. Ah, qu'il avait été orgueilleux. Mais cela aussi, il l'avait maintenant oublié.

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