Chapitre 19.1

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Une nouvelle semaine passa avant que Baal prenne à nouveau ses repas avec Will et elle. Esmelia ne savait qu'en penser. Ils avaient patiemment attendu que le Drægan se décide à leur faire part de ses projets. Mais celui-ci était resté silencieux. Il s’était contenté de l’observer, elle, longuement, sans prendre la peine de le cacher.

Elle en avait d’abord été troublée, avant de faire mine de ne plus y accorder la moindre attention. Mead’, lovée dans la chaleur moelleuse de son hôte, aurait apprécié connaître ses pensées, mais elle ne savait que trop bien quelles en seraient les conséquences. Enfin, Will subit douloureusement, mais bravement cette épreuve, se rappelant régulièrement ce que disait le dicton : la curiosité tue le chat.

Il n’avait qu’une hâte : retrouver la sécurité de sa bibliothèque, parmi les livres anciens ou d'autres dont les formes, la nature et les supports lui étaient inconnues jusqu'alors, où il se sentait désormais plus à l’aise que n’importe où ailleurs dans le vaisseau.

Il n’en revenait toujours pas de la quantité d’écrits qu’il était parvenu à rassembler. Et il n’avait sans doute pas tout récupéré. Les deux tiers provenaient des équipages qui s’étaient succédé à bord de ce qui s’appelait encore un navire spatial. L’autre appartenait aux labirés ou venait des réserves du précédent vaisseau de Baal. L’endroit pouvait passer pour une petite annexe de la bibliothèque d’Alexandrie tant les ouvrages qu’il contenait paraissaient anciens, et exotiques. Il y avait aussi des cubes holographiques, des plaques de verre, des barrettes et toutes sortes d'objets dont il ne connaissait pas le nom, et encore moins le mode d'emploi, comme cet espèce de hamac en lacets de différentes tailles et couleurs supposé raconter une vieille légende.

Mead’ passait ses matinées à s’entraîner aux différents arts du combat, et Esmelia ses après-midis à lire sans jamais parvenir au bout de ses pages. Bercée par le léger vrombissement du vaisseau, elle finissait toujours par s’endormir.

Elle ne se réveillait qu’au bout d’un long sommeil, souvent en sueur. Elle se sentait aussi rompue qu’après une longue séance d’entraînement sportif, avec l’impression qu’elle venait tout juste de passer sous une de ces douches à brumisateurs qui se trouvaient dans les lieux d'hygiène. Sur ce point, elle avait dû s'habituer à la promiscuité. Les labirés, hommes ou femmes, officiers, ou serviteurs, de même que les invités visiblement, étaient tous logés à la même enseigne. Ils avaient le culte du corps ancré dans leur culture, appréciaient les moments de partage sexuels comme elle avait pu le constater, mais ils séparaient systématiquement les deux. En cela, la nudité devenait un aspect naturel de leur individualité. Elle exposait ce qu'ils étaient et ce qu'ils avaient fait de leur existence au travers de leurs tatouages, mais elle n'exprimait en rien un désir sexuel.

Will trouvait que cela facile pour des individus dont la quasi perfection était identique.

Esmelia ne songeait plus beaucoup à ce mal qui la rongeait, à ce poids dans sa poitrine, à la forge dans ses entrailles. Elle ne s’en inquiétait plus. Rien de tout cela n’avait disparu, mais cela restait moindre par rapport à son corps qui lui semblait tout entier douloureux.

Elle passait peu de temps avec son compagnon de voyage. Elle craignait le moment où ils seraient lassés de leurs activités au sein du vaisseau et aspireraient à plus de liberté, et surtout à retrouver la terre ferme. Pourquoi pas la Terre elle-même. Elle y songeait de plus en plus souvent, et elle savait pour en avoir discuté avec lui, qu’il en était de même pour son compagnon de voyage. Ils appréciaient l'un et l'autre leurs retrouvailles lors du déjeuner ou en fin de journée, mais à force de vivre en milieu confiné, ils finiraient sans doute par se taper sur les nerfs.

Le plus tard serait le mieux. Aussi n’abusaient-ils pas de ces moments. D’autant que le vaisseau n’était pas si grand, surtout comparé à la maquette d’un autre, exposée sur l’une des étagères du bureau de Baal. Elle l’avait montrée à Will.

En le comparant à la maquette d’une frégate, Will avait calculé que celui-ci devait bien faire un bon kilomètre de largeur, à peine plus de hauteur, voire plus à certains endroits, et quatre de longueur, peut-être même cinq. La taille d’une grosse comète en forme de cigare, plus ou moins, ou de l'un de ces énormes paquebots qui sillonnaient les mers terrestres, autrefois.

Elle aurait pu traduire le nom du vaisseau et le texte qui l'accompagnait, mais Will l’avait fait pour elle : le Bucéphale. Elle trouva la coïncidence troublante, mais venant d’un ancien dieu phénicien, cela pouvait ne pas en être une.

Baal avait vécu au temps d’Alexandre le Grand. Il n’était encore qu’un enfant lorsque son père et ses frères aînés s’étaient opposés au conquérant aux côtés de Darius III. Mead’ le savait et avait inscrit l’information dans l’esprit d’Esmelia. Cela lui faisait tout drôle de penser que le maître du vaisseau avait été un enfant d'une part, et un enfant il y avait deux millénaires au moins de cela, d'autre part.

D’après le scientifique, le texte qui accompagnait le nom mentionnait que le Bucéphale avait un double, identique en tous points, l’Ozymandias. Tous deux étaient des créations de Baal l’Ancien et de ses fils. Baal le Vénérable, le père du premier selon toute probabilité, y était aussi mentionné... Mais son nom avait été raturé.

Les deux vaisseaux étaient à la fois des ensemenceurs, et des bâtiments de guerre capables de prendre la tête d’armées de cuirassés. Des vaisseaux-vie avec des crocs, ironisa Will.

Deux jours plus tard, ce fut au détour d’un petit déjeuner, que Baal leur confirma son prochain départ. Il ne précisa pas sa destination, mais Esmelia se douta que cela devait avoir un rapport avec la réunion des Chanceliers drægans. Celle dont il lui avait parlé quelques mois plus tôt. Parce qu’elle se doutait qu’elle ferait partie du voyage et ne voulait pas que son compagnon s’inquiète pour elle, elle n’en avait pas parlé à Will.

À l’annonce du départ de Baal, le scientifique ne prit même pas la peine de jouer la surprise.

— Vous avez l’intention de faire sauter un autre de vos partenaires commerciaux, ou bien une autre ville ? lui avait-il demandé, sarcastique.

Le Drægan ne broncha pas. Il se contenta de répondre sur un ton badin que Will serait de nouveau cantonné dans ses appartements durant son absence.

Celui-ci avait protesté, bien entendu. Voyant qu’il n’arriverait à rien, il avait demandé à pouvoir travailler dans la petite bibliothèque, sur les traductions des ouvrages qu’il avait trouvés, comme il l’avait fait ces derniers jours. Au moins, là, il n’avait dérangé personne.

Baal avait paru surpris, soit par ses propos, soit parce que Will avait protesté un trop court moment. Toutefois, l’ancien dieu était resté inflexible à la demande de l’archéologue.

Will avait fulminé à nouveau lorsque Baal avait ajouté que sa compagne, Esmelia, l’accompagnerait dans son voyage.

Craignait-il qu’il la revende sur un autre marché aux esclaves ?

Bien sûr, Baal avait deviné son inquiétude. Il avait eu l’un de ces fameux sourires de vieux roublard.

— Ne vous inquiétez pas pour elle, je vous la ramènerai entière. Du moins si tout se passe comme je le prévois.

Ce qui n’avait pas rassuré Will. Rien ne se passait jamais comme prévu avec le Phénicien dans les parages.

Esmelia n’avait pas ressenti d’intentions malhonnêtes de la part du Drægan. Son instinct ne lui indiquait rien. Mais elle avait commencé à en douter lorsque, quelques heures plus tard, une labirée lui avait apporté des tenues de voyage.

Cela ne ressemblait en rien à des combinaisons spatiales pressurisées, ou de quelque chose de plus classieux et humain. Les goûts de Baal en matière de vêtements portaient sur des tenues plus que minimalistes, apparemment. Preuve qu'il la trouvait suffisamment montrable à ses pairs, mais un peu trop à son goût à elle.

Elle avait fait savoir à la labirée, une grande femme timide, qu’elle ne porterait jamais une tenue qui avait moins de tissus que celle de la princesse Arden prisonnière de l’empereur Ming-Shu, les personnages d’un célèbre vieux film de science-fiction sino-américain de la fin du XXe siècle*.

Encore moins si le but était de favoriser quelques tractations commerciales, ou autres, entre Baal et ses potentiels partenaires financiers. À supposer que ceux-ci soient sensibles aux charmes d’une terrienne humanoïde.

* Ne cherchez pas. Imaginez seulement que Flash Gordon ait eu autant de succès que Star Wars dans un monde parallèle... et que Star War n'ait jamais existé ou ait été un film des plus médiocres, sans suites ni préquels / antépisodes...

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