Prologue 01.3

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Il s’avérait être, finalement, beaucoup plus surprenant qu'elle ne s'y attendait.

Rares étaient ceux qui se rendaient compte de ses incursions dans leur esprit. Uniques demeuraient ceux qui parvenaient à résister en la repoussant, ou carrément en l’expulsant…

Non, il n’était pas un Immortel.

Les Éternels étaient des imbéciles prétentieux, imbus de leur puissance, drapés dans leurs expériences limitées et leurs convictions d’un autre âge.

S’il en restait encore, alors, honteux de leur défaite passée, ils se terraient, oubliés de ceux qui les avaient vénérés avant de les chasser…

Il n’appartenait pas à ceux-là. Elle le sentait.

Blessé, un être suprême se guérissait grâce à ses pouvoirs de régénération, à ses connaissances médicales et aux avancées technologiques de sa civilisation ou de celles avec lesquelles il était en contact.

Lui, il n’avait pas eu accès à la technologie des Drægans, ou à leurs remèdes médicaux. Sa propre magie semblait l’avoir abandonné au point qu’il en était venu à chercher de l’aide sur la Terre.

Certains jours, il ne trouvait pas la force de marcher, et il dormait beaucoup.

Les dieux ne sommeillaient pas. Ils ne rêvaient pas non plus.

Ses sommeils à lui étaient profondément agités.

De sa chambre, voisine de la sienne, elle l’entendait gémir la nuit.

Enfin, ils ne relataient pas à des gamines comme elle les aventures de héros aux prises avec des monstres.

Que comprenait-elle aux Êtres divins ? En avait-elle déjà rencontré ?

Elle secoua la tête. Non. Pourtant...

Charles et Emma l’appelaient Adad.

Elle trouvait ce prénom très doux pour quelqu’un qui ne voulait précisément pas l’être.

Qui était-il réellement ? D’où venait-il ?

Elle pouvait répondre à ces deux questions : un voyageur venu des étoiles. Mais à aucune autre.

Pas encore…

Il n’était pas un dieu. Pourtant...

Pourtant, il incarnait bien plus qu’un souverain céleste comme tous les dragons… Une chimère… Une créature impossible… Une espèce disparue… Un Drægan…

Plus qu’une légende, il représentait un mythe.

Leur rencontre ne pouvait pas être due au hasard. Elle l’avait enfin trouvé…

Ou il l’avait retrouvée, elle…

Trop tôt. Beaucoup trop tôt.

— Pardon, tu peux répéter, jeune demoiselle ?

Elle secoua de nouveau la tête pour dire non.

Il se méprit sur son geste.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne suis pas un dieu ?

Elle aurait pu descendre du fauteuil où elle se trouvait assise, aller poser son doigt dans l’une de ses plaies et appuyer suffisamment fort pour le faire pester comme à chaque fois que l’oncle Charles venait changer ses pansements.

Quelle aurait été l’utilité d’un tel geste, hormis lui infliger davantage de souffrance ?

Elle voulait qu’il se rétablisse. Il devait guérir, car elle aurait besoin de lui.

Après avoir entrevu tous les avenirs possibles, elle savait qu’il avait un rôle à jouer dans plusieurs d’entre eux.

Pour le meilleur ou pour le pire.

Elle ignorait quel serait son rôle exact dans l’avenir de cette galaxie ?

Personnifierait-il celui qui mènerait la bataille finale, ou serait-il de ceux qui se sacrifieraient pour que la vie subsiste ? Participerait-il à la destruction totale ? Deviendrait-il un obstacle qu’il faudrait éliminer avant la fin de l’histoire ?

Plusieurs existences seraient indispensables avant de le découvrir. Obtiendrait-elle ce temps ?

Il soupira.

Il ne la quittait pas des yeux, guettant une réaction sur son visage ou dans son attitude. Il attendait qu’elle prononce ses premiers mots d’humaine tout en se demandant si les pouvoirs de Mead’ pouvaient la guérir de son mutisme.

Elle fit un gros effort pour ne pas sursauter de frayeur.

Il lui refusait l’accès à ses pensées, farouchement. Mais lui ne se gênait pas pour pénétrer dans les siennes. Il connaissait son secret le plus intime et voulait qu’elle le sache. Il savait exactement qui elle était, ce qu’elle était.

C’était aussi sa façon de lui interdire de recommencer. Son esprit était son territoire à lui, et personne n’en franchissait les frontières sans son autorisation, ou sans en subir les conséquences. Il n’hésiterait pas à la tuer si, à nouveau, elle passait outre son refus.

Aucune menace n’avait bruissé avec autant de clarté dans son esprit. Elle la reçut avec une telle force. Elle sentit sa volonté de lui implanter cet avertissement comme une marque inaltérable.

Il fallait des années d’apprentissage pour arriver à un tel niveau de dextérité, à condition de faire partie de ceux qui en étaient capables, et d’être particulièrement doué pour cet exercice.

Il lui avait littéralement lacéré l’intérieur du cerveau avec une telle facilité, sans bouger un cil, sans cesser de l’observer. Il n’avait pas cherché à aller plus loin, à fouiller plus son esprit, contrairement à elle.

Il avait pris soin de ne pas se montrer plus menaçant que nécessaire. Il lui suffisait de savoir qu’elle retiendrait la leçon. Il garderait leurs secrets, elle ne s’inquiétait pas pour cela. Pourtant, depuis son réveil dans cette chair, elle ne s’était jamais sentie si ébranlée, si désemparée.

Oui, il était extérieur à cette planète. Oui, il était un être surprenant. Pas humain malgré son apparence, et il la connaissait. C’était une curieuse impression.

Elle évita de le regarder. Assise dans son fauteuil, près de l’une des deux fenêtres de la grande pièce, elle tourna la tête en direction du jardin anglais qui sortait de l’hiver. Elle l’observa comme si c’était la première fois qu’elle le voyait depuis le début de son séjour chez les Darwin.

Très haut dans le ciel, passait un zeppelin gris sombre.

Il volait en direction de l’aéroport. Vu de près, il devait être énorme. Il transportait environ trois cents passagers en provenance de Paris ou de New York, elle ne chercha pas à le savoir.

Il en passait au moins quatre ou cinq par semaine au-dessus de la propriété des Darwin.

D’après, les travaux entrepris au cours de ces derniers mois, selon Charles, le trafic allait sûrement s’intensifier. Il se demandait s’ils n’allaient pas devoir déménager parce que toutes ces "grosses baudruches" qui passaient au-dessus de leur tête, ça l'inquiétait.

Elle retint un soupir. Bizarrement, elle ne se sentait pas si mal d’avoir été prise en faute. Au contraire. Elle avait l’impression que ce partage de secrets, bien qu’inopportun, la soulageait d’un poids. Par ailleurs, elle ne se sentait plus aussi seule qu’avant dans son étrangeté.

Mais une question lui vint alors à l’esprit :

L’avait-il déjà rencontrée ?

Dans une autre vie, peut-être. Une vie dont elle ne parvenait pas à se souvenir.

Où était-ce seulement son instinct et une très bonne connaissance des âmes ?

S’il était vraiment ne serait-ce que la moitié de ce qu’il prétendait être…

Voilà ce que lui soufflait la partie humaine de son être.

L’autre lui disait qu’il était bien plus que ce qu’il lui montrait.

Un sentiment en remplace souvent un autre...

Elle eut soudain le sentiment d’être déchirée, coupée en deux, entre le passé et le présent, entre ce qu’elle était au plus profond d’elle et ce qu’elle était en surface, ce qu’elle devait être dans ce monde. Si seulement sa mémoire ne lui faisait pas défaut et lui montrait autre chose que de vagues rémanences du passé.

Il ne restait que les vestiges de l’âme qu’elle avait été avant la translation, des pensées fantomatiques, des lambeaux de sentiments, des impressions de déjà-vu… Ceux-ci disparaîtraient petit à petit en grandissant…

Elle oublierait.

Elle parvenait déjà difficilement à différencier ces deux parts d’elle-même. Elles se fondaient l’une dans l’autre, s’amalgamaient.

Non, pas exactement…

Sa mémoire non-humaine serait dissimulée sous un voile. Le moment venu, elle remonterait à la surface et elle poursuivrait sa mission…

D’ici-là, elle rassemblerait les souvenirs épars d’une enfant reprenant vie après la disparition de ses proches. Elle apprendrait à ressentir, à comprendre ce monde et ces êtres qui l’entoureraient désormais dans les décennies à venir.

Il en serait ainsi, au fur et à mesure des futures translations, jusqu’à l’accomplissement de sa mission.

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