Chapitre 41.3

5 minutes de lecture

— Un problème ?

— Non, mentit-il.

Il y eut un court silence avant qu’il se décide à dire ce qui lui pesait sur le cœur.

— J’ai essayé de savoir si ma mère était encore de ce monde…

Intéressant, même si, à sa tête, elle devinait la suite.

— J’ai fait un truc stupide. Je lui ai téléphoné. C’est ma grand-mère qui a répondu. Elle doit avoir presque quatre-vingt-dix ans. Je… je ne l’ai pas connue. J’ai prétendu que je menais une enquête sur les familles nombreuses. Je lui ai dit que je souhaitais parler à la mère des enfants. Elle m’a dit que parler avec elle, c’était tout comme. J’ai insisté. Elle ne l’a pas très bien pris parce qu’elle a raccroché. Depuis, je ne cesse de me demander : si elle est encore en vie, pourquoi n’est-elle pas avec ses enfants ? Ici, il n’y a pas de communautés matriarcales comme celles que j’ai connues, parce que dans ce présent alternatif, les enfants continuent à naître et à grandir. Il n’y a pas de problèmes de fertilité ou de mortalité infantile élevée. Je ne cesse de me dire que, malgré cela, elle a peut-être trouvé une communauté, ou une secte, ou bien qu’elle est partie vivre avec un autre homme. Cette femme est peut-être la même que celle que j’ai toujours connue.

Elle avait écouté Will sans l’interrompre. Elle était profondément triste pour lui.

Ce n’était pas la seule chose qui le tourmentait.

Elle savait qu’il s’inquiétait pour elle, qu’il avait peur de la perdre, même s’il avait l’impression que c’était déjà le cas. Elle préféra n’en rien dire. De la même manière, elle avait renoncé à lui expliquer ce qui lui était arrivé.

Will sentait qu’elle était différente de ce qu’elle était avant d’arriver sur la Terre. Elle était même distante avec lui après des mois d’intimité. Il ne lui avait posé aucune question alors qu’il en mourrait d’envie.

— Dans cet univers, je n’existe probablement pas non plus, dit-elle.

Ce n’était là qu’un demi-mensonge.

Will laissa passer un court moment avant de parler à nouveau :

— Dans mon passé, avant qu’il avale sa satanée potion pour se déconnecter les neurones, Neil Doyle avait une théorie sur les univers parallèles : il prétendait que tout se répète à l’infini, que le temps n’existe pas. Passé, présent et futur se jouent simultanément. Il disait que le temps était une création humaine, et que, sur la Terre, cette conception n’existait que chez les êtres humains, pas chez les autres êtres vivants, ou pour les objets inanimés qui pouvaient se trouver au même instant en plusieurs endroits à la fois.

Il s’arrêta un moment pour se souvenir et reprit :

— Il avait aussi une théorie très bizarre : il était persuadé que les chats pouvaient être capables de traverser les différentes trames de la réalité, ce qui expliquait les cultes dont ils étaient les objets dans l’Antiquité, et leur opprobre au Moyen-Âge. Certains artefacts ou certaines créatures seraient des pivots permanents de l’espace-temps. Ils lui permettraient de maintenir sa cohésion, de ne pas se diviser, se multiplier. Ces axes seraient les garants de la cohésion de l’univers et, accessoirement, de notre existence. Je me demande si cela pourrait être notre cas à nous aussi. Si nous sommes devenus des sortes de pivots. Neil serait sûrement heureux de savoir que cela peut s’appliquer aux humains.

N'ayant aucun avis sur la question, elle ne répondit rien.

Will reprit sur un ton qui se voulait plus léger :

— Pour en revenir à Carnaham, il est imbu de sa personne, fainéant, borné et totalement inconscient dans ses actes, mais s’il y a un peu du Carnaham que j’ai connu, alors il est loin d’être stupide. Lorsqu'il a compris que nous recherchions quelqu’un dans cette base, il a dû deviner de qui il s'agissait. Il devait sûrement le savoir. Si c'est bien Baal, il ne va pas être facile à faire sortir de là.

— Je n’en doute pas.

Et, à cette heure, elle devait être attendue par une bonne quinzaine de gardes armés, en planque dans le bâtiment que Will et elle surveillaient.

Esmelia regarda sa montre.

— Cela va bientôt être la relève. Ils vont allumer les lumières dans dix minutes.

Ils se relevèrent tous les deux.

Terminé la surveillance ! songea-t-elle.

Elle baissa sa visière qui ne laissa apparaître que le bas de son visage. Sanglée dans sa tenue sombre, armée jusqu’aux dents, elle avait l’air d’une guerrière décidée à en découdre sur le champ de bataille. Elle n’en demandait pas tant.

Ces derniers jours, elle s’était reposée, et n’avait pas utilisé son pouvoir. Will lui avait fait répéter de nombreux exercices respiratoires pour prévoir les nausées, ou au moins les atténuer. Elle était maintenant préparée à se téléporter dans la base. Elle ne maîtrisait pas encore totalement ce pouvoir. Elle devrait redoubler de prudence. Bizarrement, les petites distances s’effectuaient plus difficilement que les grandes. Elles étaient plus épuisantes pour son organisme.

Will la retint doucement par le bras.

— Si tu rencontres la moindre chose anormale, le moindre danger, tu fais marche arrière, compris ? Pareil si tu ne te sens pas bien. Baal n’accepterait pas que tu risques ta vie pour lui. Il nous le ferait payer à tous les deux, et à Grama aussi.

Elle en doutait, cependant, elle appréciait sa sollicitude.

— Nous avons besoin de lui, autant qu’il a besoin de nous, dit-elle simplement.

— Même s’il s’est toujours efforcé de nous démontrer le contraire, ricana Will. Au championnat amateur de la roublardise, il serait disqualifié pour professionnalisme.

— Tu fais de l’humour à propos d’un dieu drægan, Will. Il y a du progrès.

— Je pense simplement que les chiens ne font pas des chats, même s’il a pu nous prouver qu’entre les rumeurs et la réalité, il y a un large fossé.

— Tu penses que les gens ne peuvent pas changer ?

— Si, et je pourrais te raconter l’histoire de Kilani-Stah-Etm ou celles de Castil Tenso-Me et de son compagnon… En ce qui concerne Baal, je pense qu’il a montré, à chacun de nous, une facette de sa personnalité. Nous sommes loin de l’avoir saisie dans sa totalité, et de découvrir qui il est réellement.

En quelques mois, il avait appris à l’apprécier. C’était exactement ce qu’elle avait espéré lorsqu'elle avait rencontré Will pour la première fois et, dans le même temps, retrouvé Baal. Elle voulait qu’ils soient alliés. L’admiration non feinte de Will pour l’ancien dieu allait au-delà de ses espérances. Baal avait trouvé en lui un véritable soutien.

Ce n'était pourtant pas aussi simple. Une autre l'épreuve les attendait avant que cette alliance ne soit scellée de façon immuable.

Elle le rassura :

— Nous ferons ce qui doit être fait, Will. Quoi que nous pensions de lui. Sortons-le d’ici, et après, nous verrons.

Répondit-il quelque chose ? Si c’était le cas, elle ne l’entendit pas.

Annotations

Vous aimez lire Ihriae ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0