Chapitre 35.2

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Ce lien ancestral que les Drægans entretenaient avec les portes s’était donc raréfié avec le temps. Esmelia se demandait quelles les raisons avaient donné lieu à la perte de cette capacité au fil des générations, et pourquoi, certains Drægans avaient été épargnés par cette perte. Était-ce un de ces processus naturel destiné à éviter toute forme de stagnation de l’espèce ? Sans les portes pour se déplacer rapidement d’un système à l’autre, les utilisateurs s’étaient vus obligés de trouver d’autres moyens de transports aussi performants, ou presque : des vaisseaux plus rapides, des systèmes de téléportation, l’utilisation des trous de vers…

D’une certaine manière, les espèces, arrivées à un sommet d’une évolution, ne pouvaient que stagner ou régresser avant reprendre leur essor, lorsqu'elles le pouvaient. Les Drægans dont les membres avaient régné en tant que dieux sur des milliers, peut-être des milliards, de civilisations, avaient sûrement suivi ce schéma. L'espèce avait régressé sur certains aspects de leurs société, en l’absence des ponts. Leur monde s’était écroulé. Peut-être était-ce le terme de toute civilisation.

Ou bien le don de suivre les ponts leur avait-il été retiré par ceux-là mêmes qui le leur avait offert ? Ces derniers avaient-ils modifiés le réseau d’une manière ou d’une autre pour empêcher la plupart des anciens dieux de l'utiliser ? Elle se demanda quelle était la faute, parmi celles d'une très longue liste, ils avaient pu commettre pour se voir infliger pareille punition... Ou bien, cette disparition était-elle programmée, comme une sorte de bail qui aurait pris naturellement fin ?

Il se pouvait aussi qu’en gagnant ou en développant certaines facultés, les Drægans en aient perdu d’autres. Par exemple, leur polymorphisme leur avait certainement permis de vivre plus longtemps en tant qu’espèce, mais aussi en tant qu’individus. Qu’il s’agisse de l’une ou l’autre de ces hypothèses, l’évolution, le temps, avaient forcé les Drægans à faire des choix, volontaires ou non, artificiels ou naturels, et chaque choix, par nature, était significatif de l'abandon d'une autre voie.

Et quand bien même, ils auraient conservé la faculté de voyager grâce aux portes et seraient restés engoncés dans un savoir et un pouvoir millénaristes, l’univers, lui, ne les aurait pas attendu. Les planètes avaient continué à tourner autour de leur soleil, certains de ces derniers s’étaient éteints, d’autres étaient nés, et les systèmes planétaires de la galaxie continuaient à s’éloigner les uns des autres et de leur noyau central. Il y avait donc peu de chance que le réseau de ponts entre les portails n’en subisse pas les conséquences. Une partie avait même dû s’effondrer depuis longtemps.

Les Drægans n’étaient pas à l’origine des bouches, et ils en ignoraient totalement l’aspect matériel, la technologie avec laquelle elles avaient été conçues. Sauf à acquérir le savoir de la civilisation qui les avait mises en place, ou à dompter les créatures qui vivaient à l’intérieur des passages, qui étaient peut-être les bouches ou les ponts, ou les deux, ils s’avéreraient incapables de reconstruire le réseau, toutes divinités qu’ils furent.

Le seul qui s’en était préoccupé était Baal, même s’il ne semblait pas avoir trouvé une solution au problème. Mais sa faculté à ouvrir les portails et à connaître les réseaux donnaient des raisons supplémentaires aux autres Drægans de tenter de mettre la main sur lui.

Elle comprenait maintenant pourquoi il avait fait le mort durant tant d’années. Cependant, les recherches de Will l’avaient sorti de sa tanière.

Les cartes, d’après ce que lui avait raconté l’exobiologiste, contenaient des coordonnées que Baal ne possédait pas, et certaines d’entre elles pouvaient le conduire en dehors de la galaxie. C'était sûrement pour cela qu'il aurait voulu mettre la main dessus le premier. Si tel était le cas, alors cela pouvait être la clé de leur survie et de celle de toutes les créatures de la Voie Lactée. Se réfugier dans une galaxie voisine n’était sûrement pas la solution du siècle, surtout lorsqu’on ignorait ce qui y vivait. Mais faute de mieux…

Elle avait vu trois de ces cartes stellaires. Will avait commencé à les déchiffrer. Il avait conscience que les découvertes les plus récentes de l’AMSEVE étaient loin d’égaler ce que Baal savait sur les bouches et les ponts, et pas seulement sur celle-ci, d’ailleurs. Will comptait bien rattraper son retard sur le sujet.

Le savoir de Baal sur ce sujet était un véritable mystère pour elle. En tous les cas, il avait gardé en mémoire des coordonnées et, surtout, il avait mis au point un système pour que Will puisse ouvrir les portes sans son aide. Ce qui prouvait qu'il les avaient étudiées. Restait à vérifier si les données étaient suffisamment fiables pour ne pas les envoyer sur une planète brasier, dans le vide spatial, ou fond d’un océan.

Les connaissances de l’ancien dieu étaient à la fois une bénédiction et une malédiction. Il ne l’ignorait sûrement pas. S’ils parvenaient, un jour qui pouvait ne pas être si lointain, à les lui extorquer, la plupart des Drægans, et les individus comme Jor Pʘnyl ne s’embarrasseraient pas de paperasse administrative pour faire un usage des ponts des plus personnels, notamment afin de reconquérir leurs anciens royaumes perdus. Contrairement à l’AMSEVE qui, en tant qu’organisme subventionné par plusieurs institutions privées et publiques de différents pays, subissait le poids de la lourde bureaucratie terrienne.

Et à supposer que, dans l’avenir, la technologie permette à leurs équipes d’exploration de voyager aussi facilement que Baal, cette possibilité ne resterait qu’un rêve, faute de moyens financiers, de cadres juridiques et éthiques. Sauf à considérer que les lois terriennes n’avaient un champ d’action limité qu’à la planète. En soit, cela ne semblait pas compliqué, mais pour des Terriens dont les croyances étaient bâties sur des dogmes légaux ou religieux, cela se révélait insurmontable. C’était comme demander à un prêtre ayant été le témoin de miracles de renoncer à sa foi pour explorer l’inconnu.

Cela dit, lorsque l’Humanité prendrait conscience du danger qui planait sur le système solaire, sur la Terre et sur tout ce qui y existait, le sens des priorités changerait radicalement.

Il eut un nouveau coup de semonce.

Le vaisseau se consumait de l’intérieur. Sans personne aux commandes, il résistait autant qu’il le pouvait, mais il ne tiendrait plus longtemps. Baal devait à présent se résigner à le quitter.

Son navire et les hommes qu’il commandait étaient les derniers vestiges de sa grandeur passée. Leur perte, ou leur éloignement, devait être douloureux. Pourtant, il n’en laissait rien paraître. Il vérifiait les chemins à travers les bouches que Will lui avait soumis, puis il lui fit opérer quelques modifications avant de lui prendre la tablette des mains. Il posa l’une des deux cartes phosphorescentes qu’il avait gardé sur l’écran. Une série de données s’afficha. Il les parcourut rapidement et sembla satisfait.

Il demanda ensuite à Will de les enregistrer et de faire la même chose avec l’autre carte sur son propre pad, un modèle ressemblant aux téléphones portables de la première moitié du XXIe siècle, qu’il remit au Terrien avant de retourner auprès du Portail qui venait de s’ouvrir.

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