Chapitre 30.3

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Les quartiers privés de l’ancien dieu étaient très différents de sa cellule de travail. Ils étaient composés de trois pièces dont deux étaient minuscules : la salle d’eau, et chose curieuse, une petite cuisine. Dans la plus grande, il y avait un grand lit relégué derrière un magnifique paravent sculpté dans un bois qu’elle ne connaissait pas. Le reste de la pièce, plutôt grande, était occupée par un canapé tout en rondeur, des meubles très anciens de diverses origines, un petit bureau qui devait avoir été scuplté en un seul tenant dans un tronc d'arbre. Sur le sol, il y avait des tapis moelleux qu’elle n’osa pas fouler avec ses chaussures. Elle les retira donc. À son attitude, elle sut que cette attention avait été appréciée par le maître des lieux. Elle trouva que ces quartiers étaient largement plus chaleureux que leur habitant.

Les textes que Baal lui demandait de lire étaient, selon elle, intéressants, et vraiment très anciens. Elle se garda bien de le lui faire remarquer. Sur la Terre, plus d’un linguiste aurait été heureux de les avoir sous les yeux et de les étudier. Même elle, à une certaine époque. Depuis quand, finalement, se désinteressait-elle de ce qui avait été durant la moitié de sa vie ?

La plupart des ouvrages relataient des contes et des légendes issues de civilisation anciennes et probablement disparues. Beaucoup d’entre elles avaient été rapportées par des observateurs directs, et maintes fois recopiées. Certains récits ressemblaient beaucoup à ceux qu’elle avait pu lire sur la Terre. Bien sûr, elle n’en connaissait en majorité que les versions édulcorées, purgées au fils du dernier siècle de tout ce qui aurait pu porter préjudice à un individu, un genre ou un groupe ethnique, à l'exception des extraterrestres curieusement. Contrairement aux textes qu’elle lisait au Phénicien qui, parfois, ne manquerait pas de cruauté.

Pendant qu’elle lui faisait la lecture, Baal écrivait, ne relevant la tête qu’en de rares moments, comme s’il réfléchissait avant de reprendre. Elle se demandait s’il écoutait les mots qu’elle prononçait. Puis, en y réfléchissant, elle se disait qu’elle aussi, elle était capable d’écrire, de lire, ou même de dormir tandis que les réseaux diffusaient des talk-shows, des informations, des films ou autre chose. Elle ratait une partie des visuels, voir tous, mais rarement les contenus sonores. Au contraire, elle le mémorisait plus facilement.

Elle avait remarqué que Baal utilisait des feuilles de papier blanc comme autrefois sur la Terre, et un porte-plume. Il remplissait les pages blanches, les unes après les autres, d’une écriture nerveuse. Prenait-il des notes de ce qu’elle lisait ? Retranscrivait-il le fruit de ses réflexions ?

Will supposait avec juste raison que les Drægans avaient une conception des choses différente de celle des Terriens du fait de leur nature extraterrestre, de leur histoire, de leur environnement. Ce qui était parfaitement normal et même attendu. Toutefois, il n’excluait pas que la nature de l’hôte ait une influence et conditionne, en partie, la personnalité du Drægan et sa vision du monde. Ce qui en soit, les différenciait moins qu’il le semblait, des Terriens.

Il subodorait aussi que l’association de deux espèces, comme les Drægans et les Humains, était propre à développer certaines capacités inhérentes à chacune : l’intelligence, les émotions, les sentiments, et plus encore des qualités physiques.

Au troisième soir de ses lectures, ayant remarqué qu’il utilisait parfois une grosse loupe fixée au bout d’un bras mecanique extensible et amovible, elle ne maqua pas de lui conseiller de faire vérifier sa vue.

— Il y a de très bons ophtalmos sur la Terre. Évidemment, la plupart d’entre eux officient en toute légalité. Mais il en existe aussi qui exercent dans les dispensaires. Ils disposent d'un matériel qui n'est pas du dernier cri, mais les laser chirugicaux restent corrects. en général, du moins. Ces praticiens là ne vous demanderont pas vos papiers, surtout si vous faites un don conséquent pour leurs bonnes œuvres.

Comme souvent, voire toujours, lorsqu’elle lui conseillait quelque chose qui le concernait directement, il ne répondait pas.

— Sur Terre ou ailleurs, ajouta-t-elle. Les lunettes vous iront sûrement très bien si vous ne souhaitez pas passer par la chirurgie bio-optique, avait-elle cru bon d’ajouter.

Ce soir-là, il avait abrégé la séance en lui conseillant d’être à l’heure le lendemain. Il ne l’avait pas dit sur un ton menaçant, comme il savait le faire, ni même de l’agacement. Il l’avait congédiée simplement.

Même s’il ne tenait pas compte de ses avis le concernant, il lui arrivait néanmoins de lui demander son point de vue sur ce qu’elle venait de lire. Elle supposait que c’était purement formel. Comme un maître faisant la leçon à son élève pour voir si il ou elle l’avait bien comprise. Aussi n’y mettait-elle jamais cette passion qui animait les discussions qu’elle avait avec son père, autrefois, ou avec Will aujourd’hui.

Il lui expliquait le sens général et l’importance que certains textes pouvaient avoir dans l’histoire de la civilisation à laquelle ils appartenaient. En comparaison, il lui citait souvent L’Iliade et L’Odyssée de Homère.

Elle était impressionnée par sa culture et sa connaissance des textes anciens. Pas seulement ceux de la Terre. Il ne rivalisait peut-être pas avec les grands universitaires ayant travaillé toute leur vie sur un seul et même sujet, mais il pouvait néanmoins leur tenir la dragée haute et, privilège de l’expérience vécue, leur apprendre quelques petits détails de l’Histoire passés sous silence, effacés, tronqués ou oubliés. Cela dit, connaissant les spécialistes actuels en question, ils s’empresseraient de l’enchaîner et de l’enfermer dans le garde-meuble le plus obscur de leur université avant d’en jeter la clé pour ne plus jamais entendre ses récits non conformes aux canons en vigueur dans les sociétés terriennes.

Elle admirait son intérêt pour les civilisations qui n’étaient pas la sienne et se surprenait à penser qu’il ne pouvait pas en avoir assouvi ou en anéanti certaines. Peut-être que son appétit de connaissance cachait-il un désir de conquête. Peut-être appliquait-il à la lettre cet adage : « Pour le vaincre, apprends à bien connaître ton ennemi ».

Au fur et à mesure que les soirées se succédaient, elle remarqua encore que les écrits de l’ancien dieu envahissaient de plus en plus ses quartiers personnels. Il y avait des feuilles accrochées aux parois de la pièce, d’autres traînaient sur le sol. Elle avait beau essayer d’y regarder de plus près, elle ne parvenait pas à déchiffrer ses notes, et à découvrir sur quoi il pouvait bien travailler.

En tous les cas, ses lectures, ou sa voix, semblait vraiment inspirer Baal. Après une quinzaine de jours, les séances se prolongèrent.

Cela pouvait durer si tard dans la nuit, ou le semblant de nuit que l’Intelligence Artificielle de bord avait instauré dans le vaisseau, qu’elle avait peine à garder les yeux ouverts jusqu’au bout.

Il ne la congédiait désormais que lorsque lui-même avait terminé son travail. Will la laissait dormir dans ses quartiers le matin afin qu’elle puisse finir ses nuits tranquillement avant de se remettre à son travail. Elle se réveillait toujours une bonne heure avant le déjeuner pour courir dans les coursives. Après une brève douche, le corps épuisé comme si elle avait couru un marathon à cause de l'impesanteur et d'un oxygène moins riche que sur la Terre, à force de recyclage, elle rejoignait Will, Baal et Grama au Mess, puis se rendait dans la cellule de travail, ou parfois retournait au Mess avec quelques documents, surtout pour observer les passagers du vaisseau en toute quiétude. Elle y traduisait durant les cinq ou six heures suivantes les textes que Baal avait mis à sa disposition dans la matinée.

Les très rares soirs où elle ne lui faisait pas la lecture, elle jouait de cet instrument qui ressemblait à un violoncelle, sans en être un.

Durant quelques heures, la musique envahissait les coursives du vaisseau. Elle n'ignorait pas que l’instrument avait les mêmes effets que la cornemuse : il fallait avoir au moins un peu de sang écossais pour la supporter, ou énorment de tolérance, ou encore des parois bien étanches. Elle supposa un temps qu'au moins deux de ces conditions étaient réunies. Peut-être même les trois.

Elle fut étonnée lorsqu’un soir, après ses lectures, Baal lui annonça qu’il se passerait de sa présence pour les deux ou trois jours à venir. Il ne l'avait pas exactement dit en ces termes mais cela n'en était pas loin.

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