Épilogue

6 minutes de lecture

Il l’aurait reconnue entre mille.

D’abord parce qu’il l’avait déjà rencontrée à l’AMSEVE. C’était avant la vague. Celle qui avait à nouveau tout changé.

Il se trouvait dans une base située au beau milieu de l’Antarctique et s’inquiétait alors pour le devenir de ses chiens et quelques heures plus tard, il se réveillait dans un nouveau monde, dans sa petite maison de Ketchikan, dans son lit, à côté d’une femme endormie, rencontre passagère de la veille, peut-être un peu plus.

Ce n’était pas la première fois pour lui, mais depuis quelques temps, c'était toujours là qu'il revenait. Il avait même connu de plus grands bouleversements que celui-ci. Cela dit, il ne s’était encore jamais réveillé dans un monde où les extraterrestres venaient se réfugier, et où le moindre habitant de la planète était au courant de leur existence.

Il lui avait fallu quelques jours pour se synchroniser, et pour découvrir qui il était devenu. En général, il n’y avait pas de grands changements le concernant.

Avant la vague, il était un simple musher indépendant dans une base de l’AMSEVE en Antarctique. Là, il travaillait toujours comme musher, et conseiller scientifique en milieu hostile détaché à l'AMSEVE par l’ATIDC. Il avait monté en grade, d'une façon certaine, même s'il ignorait comment. Il bénéficiait de quelques jours de congés avant son départ pour l’Antarctique d’ici deux jours. Ses chiens étaient l'attendaient là-bas.

Ils n’étaient pas beaucoup comme lui à passer au travers de la vague, ou de l’onde comme l’appelaient certains. Il ne connaissait personnellement que quatre personnes. Deux extraterrestres, une Terrienne et Tom. Penser à ce dernier lui serrait toujours autant le cœur, même après tellement d’années.

Il ignorait pourquoi, tous les cinq, ils passaient à travers, et s’il y en avait d’autres qu’il n’avait pas encore rencontrés. Il venait d’avoir une réponse : oui.

Au début, lorsqu’il s’était cru seul, il pensait que c’était à cause du don que lui avait fait la reine Yam-nas. Mais lorsqu’il avait rencontré le dieu antique et sa compagne, il avait découvert que ce n’était pas le cas. Ce dernier lui avait expliqué ce qui provoquait les vagues : c’était les voyageurs. Ceux qui remontaient le temps... ou ceux qui le traversaient. Selon toute vraisemblance, malgré eux.

Aujourd’hui, c’était ces deux-là. Ils venaient à peine de s’en rendre compte. Il y en avait donc bien eu d’autres avant eux. Des êtres qui avaient modifié consciemment ou non l’histoire. Des êtres que le dieu antique pourchassait depuis des siècles. Des êtres extrêmement dangereux qu’il avait lui-même rencontrés et qu’il avait dû aussi éliminer.

Il l’aurait reconnue entre mille parce qu’il l’avait rencontrée des décennies plus tôt, par deux fois et à chaque fois physiquement différente. Mais il y avait tout de même cet air de famille qui persistait chez sa descendante. Il aurait dû la tuer, mais le dieu ancien l'en avait dissuadé et lui avait demandé de la surveiller simplement et de la protéger au besoin tant qu’elle serait aux côtés de l’homme aux yeux bleu azur.

Il le connaissait aussi. Il ne lui avait jamais parlé. Tout au plus, s’était-il contenté d’observer ses différentes versions alternatives qui s’étaient succédée. La plupart d'entre elles avaient eu un destin funeste avant même que la vague ne les rattrape... Qu'en serait-il de celui-ci ?

Il était le seul à se rendre compte des changements. Il en avait vécu pas moins de sept. À chaque fois, il avait dû se réhabituer à un monde qui avait évolué sans lui. Il s’était plus d’une fois demandé s’il y avait eu d’autres vagues dont il n'avait pas perçu l'existence avant sa rencontre avec la reine Yam-nas… Il n’y avait pas de réponse à cela.

La femme, une citadine pur jus, était entrée dans le bar. C’était une très jolie femme, les cheveux colorés en blond neigeux, les lèvres rouges, et les yeux charbonneux desquels ressortaient deux iris d’un bleu ciel artificiel. Elle était grande, charpentée, et son raincoat thermique transparent ne cachait rien de ses formes voluptueuses moulées dans une combinaison en NeoDamart blanc. Le genre de vêtement que les chercheurs d’or du coin, et d’autrefois, mettaient sous leurs habits usuels, mais qui lui allait plus à elle qu'à eux. Il se souvenait même en avoir vu dormir et prendre leur bain avec. Mais ce n’était pas la femme qui était la plus remarquable, à son grand regret. C’était plutôt son Pinscher nain.

En dehors du couple qu’il surveillait depuis qu’il était entré dans le bar, et du Terrien qui avait passé plus de temps dans l’espace que n’importe quel autre sur la planète, les ayant rejoints, Lafferty – c’était le nom qu’on lui donnait autrefois, et qu’il avait repris tout récemment – était l’unique être singulier de ce bar. Avec l’arrivée de la blonde, il y avait désormais le chien, complètement biosynthétique. Une parfaite imitation de la réalité. Celui-ci s’était tout bonnement dirigé vers lui et avait commencé à aboyer en le fixant et en grattant furieusement le sol.

Encore un extraterrestre qui s’était imaginé que les chiens étaient non seulement l’espèce dominante de la planète, mais qu’ils parlaient un langage universel. Il s'était donc fabriqué une enveloppe physique en conséquence. Certains d’entre eux devraient vraiment réfléchir avant de se choisir un corps de villégiature.

Lafferty commença à déplier sa grande carcasse pour donner un sucre à la bestiole, signe de paix avant toute chose. Découvrant la taille de l’adversaire qu’il venait de tenter de provoquer, le Pinscher nain artificiel et extraterrestre belliqueux trottina aussitôt auprès de sa maîtresse. Elle au moins, il savait comment la vaincre pour obtenir ce qu’il souhaitait.

Un instant, Lafferty avait pensé que l’une des trois personnes qu’il surveillait l’avait repéré. Ce ne fut pas le cas.

En réalité, il ne les espionnait pas. Pas vraiment. Ce n’était pas un hasard si, d’une manière ou d’une autre, il s'était trouvé à Ketchikan. Il devait s’y trouver pour les attendre. Pratiquement un siècle d’attente…

Bizarrement, il avait senti que cette vague serait la bonne. Pas qu’il les retrouverait aussi rapidement. Depuis presque trois semaines, il prenait son déjeuner tous les jours dans ce bar, seul. La délicieuse découverte du réveil, à ses côtés, s'était éclipsée quand elle avait découvert qu'il ne se souvenait plus de son prénom. Cela dit, il n’y avait vraiment pas de mal à se faire du bien. Il comptait bien mettre à profit ces trois semaines de congés sans trop se compliquer la vie.

Lorsque sa compagne était partie, il s’était habillé rapidement. Il n’était pas un adepte de la mode du XXIIe siècle. Un vieux jean, une chemise et un pull qui lui donnait un air un peu suranné lui suffisaient. Ensuite, il était allé déjeuner. Les jours étaient passés tranquillement, les femmes aussi parfois. Il ne se sentait pas particulièrement séduisant, pourtant il n'avait aucun mal à faire des rencontres. Dire qu'il avait mené une vie d'ascète, autrefois, il y avait bien longtemps, lui semblait-il. Puis il les avait vus.

Dès l’instant où ils étaient entrés dans le bar, il les avait reconnus, sans le moindre doute, tels qu’Adad Melqart les lui avait décrits. Mais même sans cela il les aurait reconnus : Esmelia Danatess Evihelia et Will Mac Asgaill. Il n’avait rien perdu de leur conversation au bar, notamment à propos du vaisseau, puis il les avait discrètement suivis dans les rues de la ville et jusqu’à la maison du Phénicien. Dans sa tête, il échafaudait déjà un nouveau plan. Il savait où se trouvait le vaisseau, mais jamais il n'avait pu y pénétrer. Maintenant il savait. Si l'AMSEVE possédait bien une Bouche, comme l'appelait l'ancien dieu, alors tout serait possible. La partie serait relancée, et peut-être qu'ils auraient une chance de vaincre l'ennemi.

Il devait retrouver le Phénicien et l’avertir de leur présence. Mais cela faisait déjà quelques décennies qu’il ne l’avait plus revu. Peut-être que sa compagne, elle, saurait comment le joindre. S’il ne parvenait pas à la contacter, il devrait s’adresser au Celte. Cette perspective lui déplaisait, car le bonhomme vivait reclus depuis trop longtemps, et cela n’avait pas arrangé son caractère.

Annotations

Vous aimez lire Ihriae ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0