Chapitre 38.3

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Son absence était comme un manque. Le savoir mort aurait été un soulagement, mais le croire quelque part, omniprésent, à travers le temps, quelque part dans l’Histoire le rendait plus proche d’une divinité qu’il ne l’avait jamais été. Finalement, c’était bien les peuples ou les civilisations qui faisaient les dieux, pas les dieux eux-mêmes ou ceux qui se prétendaient comme tels.

— Si ça se trouve, c’est lui qui a vendu la mèche à la Présidente Carter ou au français, envisagea soudain Will. Sa présence et les informations sur l'existence d'autres formes de vie pensante dans la galaxie qu’il a fournies ont pu modifier l’Histoire. Il n’aura pas pu s’en empêcher, histoire de refaire le monde à sa façon. Ça lui ressemble bien.

— Ça fait une sacrée remontée dans le temps, fit remarquer Grama. Est-ce possible ? Pourquoi aurait-il voulu changer le monde ?

— Peut-être qu’il ne l’a pas fait consciemment, ou peut-être qu’il a cru bien faire. Qui sait ?

— Le battement d’ailes du papillon, lâcha Esmelia comme s’il s’agissait d’une évidence.

Will battit des paupières en se demandant pourquoi il n’avait pas pensé à une telle évidence avant qu'elle ne l'évoque.

Grama les regarda sans comprendre.

— Ou l’effet domino, si vous préférez, Grama. Faites tomber un domino, et tous ceux qui sont alignés derrière lui suivront.

— Je vois l’image, comprit Grama. Mais je doute que mon maître en soit responsable.

— Grama, vous étiez sur la Terre dans les années 1970 ou 1980, non ? l’interrogea Will après un rapide calcul.

L’ex-Second acquiesça.

— Will est né dans la seconde moitié du XXIe siècle, plutôt vers la fin, comme moi, dit Esmelia suivant le raisonnement de Will.

Will acquiesça à son tour avant de demander :

— Est-ce que l’un de vous se souvient comment les Américains ont colonisé Mars dans les années 2050, cent ans après être allés sur la Lune dans le seul but de montrer leur supériorité à leur ennemi soviétique contre lequel ils étaient en froid depuis la Guerre Mondiale ?

Esmelia répondit que oui, mais Grama secoua négativement la tête.

— Et cette Seconde Guerre Mondiale, quand a-t-elle eu lieu ?

Cette fois, Esmelia ne répondit rien.

— À la fin des années 1930, dit Grama. Elle a duré sept ans environ. Ma mère n’arrêtait pas de me dire qu’elle était née dans un camp parce qu’elle était malentendante, et muette... Pas assez parfaite pour l'occupant.

— Quand même ! fit Will ébahi. Je veux dire… Sept années de guerre !

Will était abasourdi. Il venait de comprendre que son propre monde avait déjà changé avant sa naissance. Quelque chose avait fait qu’il n’y avait pas eu de Seconde Guerre mondiale, juste la Première, à peu près à la même époque qui avait duré seulement quatre ans.

— Ici, elle a duré quatre ans, dit Esmelia. De 1939 à 1945. C’était la Seconde Guerre Mondiale. La première a eu lieu entre 1914 et 1918.

— Pourtant, si on regarde ce monde, ce présent ici même, je n’ai pas l’impression qu’il soit si éloigné du vôtre, Grama… Ou du mien, fit-il.

— C’est exact, attesta Esmelia. Les gens vont travailler – quand ils ont un travail – tous les jours. Ils payent leurs factures, nourrissent leur famille malgré les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, vivent plus ou moins bien... Ils ne perçoivent aucun changement. Pour nous, la véritable différence est que l’univers s’est considérablement agrandi. Nous allons devoir nous adapter tant que nous y resterons.

Elle marqua une pause, cherchant ce qui différenciait son monde de celui de Will et de l’autre Esmelia. Elle aurait pu dire que celui-ci avait presque de cent ans de retard sur certains aspects technologiques, mais par sur d’autres.

Cependant, entre ce qui avait été pour Will et Grama, et ce qui était désormais, une chose avait particulièrement évolué : la conquête de nouveaux espaces vitaux.

Elle ajouta :

— Certains Terriens sont devenus des extraterrestres en allant vivre ailleurs que sur la Terre, et les Terriens doivent désormais partager leur monde avec des êtres venus d’au-delà de leur système solaire. Sans pour autant en être tous absolument certains parce la majorité d'entre eux n'en a jamais eu la preuve tangible. Ils l’admettent par conviction ou par confort, ou ils n’y croient pas et font comme si de rien n’était face aux exactions.

— Du moins la plupart d’entre eux, reconnut Grama. Certains savent et agissent, dans un sens ou dans un autre.

Esmelia l’entendit à peine. Elle réfléchissait. Jusqu’à présent, elle n’avait pas imaginé que le monde d’où venait Grama n’avait jamais été le leur, mais une autre réalité… Le fait qu’il l’ait quittée avait forcément impacté l’avenir, créé une altérité, une nouvelle réalité. Mais les changements étaient antérieurs à son départ, apparemment. Quelqu'un avait dû remonter le temps avant la seconde moitié du XXe siècle, ou en être extrait. Quant à elle, depuis qu’elle était ici, elle avait bien senti que des détails ne collaient pas avec sa mémoire. Ils lui avaient paru si infimes qu’elle n’y avait pas prêté une réelle attention. D'autant qu'avec la fusion des doubles, cela lui avait paru moins important.

Comme tous les habitants de ce monde, l’Esmelia-Mead’ qui y vivait n’avait jamais remarqué à quel point il avait changé. Chaque changement devait donc être assimilé, absorbé par les individus, pensant ou non, de la manière la plus naturelle dans la trame du temps.

Will avait plus ou moins suivi le même raisonnement, pour une conclusion différente cependant.

— Baal pourrait être dans un espace-temps différent, avec d’autres nous, alors que nous sommes bloqués dans celui-ci.

— Pas exactement. C’est plutôt comme un repentir dans un tableau, le corrigea-t-elle aussitôt.

— Pardon ? firent les deux hommes d’une même voix.

Elle chercha un court instant la meilleure façon de le leur expliquer.

— À chaque fois, c’est un peu comme si on effaçait la surface d’une toile, leur expliqua-t-elle. Le peintre change la scène, les couleurs, les formes, les matières. Il retire ou ajoute des objets, des plantes, des animaux ou des personnages. Ce qui existait alors avant l’intervention de l’artiste est oublié, perdu à jamais, aux yeux du commun des mortels.

Seul un spécialiste, avec les outils adaptés pourrait être capable de retrouver l’ancienne trame, songea-t-elle. Mais elle se retint de l'énoncer à voix haute.

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