19. Petits-pois

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Après la pause, Céleste avait retrouvé sa place près de moi, en silence. On avait pas reparlé de la journée, mais on était au moins ensemble. Alexis comprenait pas notre comportement. Au bout de la dixième question sans réponse, il avait fini par abandonner l’espoir de savoir pourquoi on était devenus muets.

Dans le métro, pareil. Pas un mot ne nous échappa. Quand on arriva à sa station, elle me lança un regard interrogateur. Est-ce que je la suivais ? Non, c’était pas une bonne idée. Je lui en avais déjà trop dit, je voulais pas prendre le risque de passer encore plus pour une petite merde. Alors, elle embrassa de nouveau ma joue, avec délicatesse, me sourit et disparut. Cette meuf était vraiment incroyable.

J’avais décidé de pas céder à la tentation de faire demi-tour. J’avais quelque chose à me prouver. C’était ridicule, mais dans mon esprit, dépendre de Céleste, ça m’affaiblissait encore plus. Pourtant, j’aurais été nettement mieux avec elle que chez mon enculé de daron. Mais j’étais fidèle à moi-même : une vraie tête de mule, d’après ma mère. Comme là fois où je m’étais tapé les quinze étages à pied, juste pour prouver à Céleste que j’en étais capable et pour la contredire.

Pas possible d’être débile à ce point.

Enfin… quand mon père m’accueillit encore avec son poing, mon entêtement disparut aussitôt. Je m’enfermai dans ma chambre, la gueule en sang et ne pris même pas le temps de réfléchir. J’envoyai un message à Céleste. J’allais m’en mordre les doigts, mais tant pis. Adieu mon image de mec viril, j’étais qu’un pauvre gosse qui allait chouiner dans les jupes de sa mère, enfin de sa pote en l’occurrence.

Une demi seconde plus tard, mon portable sonnait. Elle était toujours hyper réactive. Fallait dire qu’elle avait toujours son téléphone à la main. J’eus pas le temps d’en placer une qu’elle me donnait déjà son adresse et le code. J’allais lui demander si son frère était toujours absent, mais elle me devança.

— Il est chez sa copine pendant toute la semaine, m’informa-t-elle.

J’esquissai un sourire amusé. Ma Céleste, comme disait ma mère, si elle existait pas, il aurait fallu l’inventer. Tout le monde aurait dû en avoir une dans sa vie. Je le compris quand j’arrivai devant sa porte, une heure plus tard, et qu’elle m’ouvrit, le sourire aux lèvres, comme toujours. Elle déchanta bien vite lorsqu’elle remarqua la blessure encore sanguinolente sur mon nez. Je m’étais trimballé dans le métro avec une poche de petits pois surgelés sur la tête, ça avait au moins empêché de gonfler.

— Mon Dieu… Qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’affola-t-elle.

— T’es sûre que je peux squatter chez toi cette nuit ?

— Non, non, maintenant que tu es là, je te demanderais de partir, s’il te plait, ironisa-t-elle.

Ouais, c’était particulièrement con comme question.

— Allez, viens.

Elle enroula sa petite main autour de mon poignet, m’arracha le sac de sport que je me trimballais, avec de quoi subvenir à mes besoins quelques jours, et m’entraîna dans son grand appartement. On arriva dans une grande pièce à vivre aux murs immaculés. J’avais jamais vu un salon aussi bien rangé, aussi sobre de ma vie. Il n’y avait rien qui traînait, tout était parfaitement placé et aligné, même les trois magazines posés sur la table basse. La seule touche un peu originale qui attirait l’œil résidait dans une gigantesque tête d’éléphant sculptée avec soin dans du bois sombre, fixée sur le plus large pan de mur. Elle avait dû ramener ça d’Afrique du Sud.

— Tu comptes les manger, ou… ?

Je fronçai les sourcils. De quoi elle me parlait ?

— Tes petits pois, rit-elle.

Ses joues rosirent, elle plaqua une main sur sa bouche et plissa les yeux. Elle avait l’air nerveuse, gênée. À cause de moi ?

— C’était pour mon nez.

— Ça saigne quand même vachement, grimaça-t-elle.

Elle se rapprocha de moi, les sourcils froncés, les lèvres pincées. Ce fut à mon tour de me sentir gêné quand elle m’examina avec le plus grand sérieux, sur la pointe des pieds. D’ordinaire, elle dégageait un parfum très fruité, mais, là, j’étais pas capable de sentir quoi que ce soit. Ses yeux vert et bleu me scrutaient avec insistance, louchaient même un peu sur l’arrête de mon nez, tailladé par le poing de mon père.

— Tu as désinfecté, au moins ?

Je tournai la tête. Ça m’était même pas venu à l’esprit, j’avais jamais fait ça sur aucune de mes blessures. Elle s’en offusqua et se précipita dans une pièce voisine, l’air catastrophé. Je n’eus pas mon mot à dire, elle me poussa sur le canapé et me tendit une compresse imbibée de produit, qu’elle m’ordonna d’appliquer sur la coupure causée par le choc.

— Tu veux en parler ? bredouilla-t-elle.

— Pas vraiment, marmonnai-je. Putain, c’est froid ton truc !

— Il faudra que tu remettes de la glace dessus, si tu ne veux pas ressembler à Rocky demain. Enfin… je crois que c’est trop tard de toute façon.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Elle m’appelait souvent comme ça. Et comme un con, je pouvais pas m’empêcher d’aimer qu’elle me donne des petits surnoms du genre. Elle m’appelait Mika aussi, depuis quelques temps. Tout le monde m’appelait comme ça, mais je savais pas, avec elle ça avait une autre dimension.

— Tu pourras dormir dans la chambre de mon frère, il faut juste que je change les draps, me dit-elle, en se levant d’un bond.

— Attends, je vais t’aider.

— Non ! Hors de question. Tu n’as pas à m’aider, je t’invite, tu ne fais rien.

Elle m’engueulait en plus ! Les poings sur les hanches, elle m’adressait un regard sévère. J’avais l’impression d’être un gamin pris en flag’ par sa daronne. J’avais pas le choix, visiblement. Alors je m’enfonçai dans les coussins du canapé, la tête rejetée en arrière, avec la compresse appuyée sur mon nez. Il avait dû me péter un truc, ce connard.

Les yeux clos, j’essayais de faire le point sur ma vie. Tout avait été bouleversé si vite. Céleste ne devait pas être au courant, et je me retrouvais à me réfugier chez elle pour échapper à mon père. Comment j’avais pu merder à ce point ?

Ce furent les cheveux de Céleste qui me ramenèrent à moi. Elle venait de s’écraser sur le canapé et s’était pelotonnée contre moi avec plaid. C’était vrai qu’il faisait froid chez elle. Bref, ses longues mèches cuivrées ou dorées, en fonction de la lumière, me chatouillaient le menton. Je soufflai doucement dessus. Elle s’éloigna. Merde, elle avait dû penser qu’elle me gênait. Mais pas du tout.

— Ça fait longtemps que ça dure ? me demanda-t-elle, d’une voix hésitante.

— J’ai pas trop envie d’aborder le sujet...

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit la première fois qu’on a passé la soirée au jardin des plantes ? Tu peux tout me dire, je ne te jugerai pas.

— Je sais, soufflai-je. Mais j’aime pas en parler.

Elle hocha simplement la tête et se blottit de nouveau contre moi. C’était la première fois depuis bien longtemps que je me sentais aussi apaisé à la fin de la journée. Pas de menaces de mon père, pas de rats ou de cafards, pas de combats et de cris. Juste Céleste, qui tripotait ma gourmette sans trop y faire attention. C’était agréable, ce calme.

— Je suis désolé de m’être montré aussi… agressif, hier, murmurai-je, honteux.

— C’est déjà oublié.

— Merci d’être là… ajoutai-je, d’une voix à peine audible, tant j’en revenais pas de lui dire ça. Je sais pas ce que j’aurais fait sans toi.

— Sans moi, tu aurais encore ton argent et tu serais dans ta chambre d’hôtel, tu n’aurais pas le nez cassé, couina Céleste.

— T’as raison.

Elle se figea. J’avais réussi mon effet.

— En plus, sans toi, j’aurais personne pour me voler mon feu, plaisantai-je.

Elle écarquilla les yeux, outrée, et frappa mon épaule de son petit poing. Son sourire rayonna, comme toujours. J’attrapai sa main avant qu’elle ne tape de nouveau. Un frisson me parcourut encore. J’avais aucune idée de ce qu’il se passait, mais fallait que ça s’arrête. Ou que ça continue. J’arrivais pas à savoir ce que je voulais. Elle me déstabilisait trop. C’était comme ça depuis le premier jour, de toute façon. Quand j’avais croisé ses yeux bizarres, que je trouvais plus si étranges que ça, à force de les côtoyer. Le temps avait beau passer, j’avais beau mieux la connaître, cette sensation de trouble ne se dissipait pas. Ça n’arrangea rien quand elle s’endormit sur mon épaule, au beau milieu d’une discussion qui durait depuis trois heures, ses doigts agrippés aux miens.

Bordel, Céleste, qu’est-ce que tu m’as fait ?

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