13. Question de principes

6 minutes de lecture

Le vendredi suivant, j’avais eu un combat. Je m’étais entrainé toute la semaine à la salle, malgré la douleur imposée par les blessures que mon père m’avait infligées. Et ça avait payé. Je m’étais fait un paquet de thune. C’était le seul avantage à me faire défoncer plusieurs semaines de suite avant une nouvelle victoire, j’étais un outsider, ma côte était énorme. Ça me laisserait le temps pour me retaper un peu, me reposer et être prêt à gagner à nouveau. Alors j’avais retrouvé un semblant de bonne humeur.

— Oh, Mika, t’es avec nous ? m’interrogea Céleste.

Je clignai des yeux. Mes mains retombèrent sur la table. Alexis était assis face à moi, l’air grave.

— T’en penses quoi ?

— De ?

— De monsieur connard.

C’était comme ça qu’on nommait tous notre prof d’histoire moderne, et de plein d’autres matières en fait. Celui qui se foutait de ma gueule dès qu’il en avait l’occasion. Il y arrivait moins en ce moment. J’avais quitté l’appartement de mon père et j’avais pas fait de combat depuis trois semaines. Mes bleus disparaissaient et j’avais plus mal. Tant mieux, parce que Céleste passait son temps à pouffer de rire à côté de moi et à me mettre des petits coups de coudes, volontaires ou non, dans les côtes. Elle me rendait ouf. Elle était jamais concentrée en cours, mais, pourtant, elle était capable de te réciter très exactement ce que le prof avait dit.

— Alors ? insista Céleste.

Je comprenais pas ce qu’elle me demandait. Ce que je pensais de ce type ? Bah c’était un con. Mais ça, elle le savait déjà.

— Il a tripoté Lydia l’autre fois, après un cours, me réexpliqua Céleste. T’es à l’ouest aujourd’hui !

— Et ?

J’avais rien trouvé de mieux à dire. Céleste me fusilla du regard. Elle devait penser que je m’en foutais que ce vieux pervers harcèle une étudiante. C’était pas le cas, ça confirmait juste ce que je pensais déjà de lui. Mais je voyais pas où elle voulait en venir, j’attendais juste qu’elle poursuive.

— Elle veut porter plainte. Et on se disait que ça pourrait être pas mal si tu parlais de la façon dont il te traite aussi. Ça en rajouterait à sa réputation. Peut-être que ça permettrait de changer les choses. Et Lydia serait pas toute seule face à lui.

Je savais même pas qui était cette meuf. Apparemment, elle était dans notre groupe de TD. De toute façon, je m’étais intéressé à personne. Y avait que Céleste qui trouvait grâce à mes yeux. Les autres, je m’en foutais royalement. Même Alex’, je le trouvais sympa, mais je préférais quand il était pas là.

— Je t’ai dit, je veux pas faire de vagues. J’ai assez d’emmerdes comme ça.

C’était peut-être égoïste de ma part, mais je voulais pas risquer d’attirer l’attention sur moi, qu’on me demande de dire pourquoi j’avais cette sale gueule. J’aurais été obligé de dire que mon père me cognait, que je participais à un truc complètement illégal juste parce que ça me donnait l’impression d’être fort.

— Et Lydia alors, elle en a pas assez ? Ce mec est un pervers, il est dangereux. Il doit être puni ! s’énerva Céleste.

Pourquoi elle me forçait la main comme ça ? J’allais passer pour un enculé individualiste. Je l’étais un peu, mais j’aimais pas qu’elle me voie comme ça.

— Mika… geignit-elle. Tu peux essayer de faire un effort, s’il te plait.

Elle battait des cils devant moi, m’adressait un sourire charmeur. La traîtresse ! Elle savait que ça marchait à tous les coups quand elle faisait ça. Un peu plus d’un mois qu’on se connaissait et elle avait déjà réussi à me piéger un paquet de fois comme ça. Nan, cette fois-ci, je me ferais pas avoir ! Là, c’était pas juste une question sans importance. Je risquais gros. Mais ça, elle pouvait pas le savoir, parce que je lui en avais pas parlé et que je lui en parlerais sûrement jamais.

— T’es relou.

— Grave ! renchérit Alex.

— Je veux pas m’attirer de problèmes. C’est tout. Je suis là pour étudier et c’est tout. Le reste, j’en ai rien à foutre.

Céleste ouvrit la bouche. Je l’avais déçue. Merde. Le reste, j’en avais rien à foutre. Mais pas de toi, hein ! Trop tard. Elle était vexée. Elle attrapa son sac et se leva d’un bond. Elle jeta son gobelet de café et traversa le hall à grandes enjambées. Alexis leva les yeux au ciel. Je savais pas si ça m’était destiné ou si c’était pour la réaction de Céleste. Mais il ne bougea pas et resta assis face à moi, perdu dans ses pensées.

— Laisse tomber, finit-il par dire. Elle prend tout trop à cœur. T’as le droit de pas vouloir en parler.

— Elle va faire la gueule longtemps comme ça ?

— Probablement toute la journée, mais, demain, elle aura oublié.

— Tu la connais depuis longtemps ? lui demandai-je.

Je réalisai que je savais pas grand-chose de Céleste, à part que l’Afrique du Sud lui manquait. Et qu’elle avait un lion comme meilleur ami. Elle était quand même pas banale, cette meuf. Et Alexis avait l’air de la connaitre par cœur, comme s’ils étaient frangins.

— Trois ans. J’ai rencontré son frère en seconde, il débarquait de là-bas. Leurs parents les ont envoyés là à partir du moment où ils sont rentrés au lycée. Céleste est arrivée en France à douze ans.

— Attends, elle est entrée au lycée à douze ans ? m’étonnai-je.

— Je t’ai dit que c’est une intello. Et du coup comme elle était déjà en France depuis cinq ans, il vivait avec elle et… bah je l’ai connue comme ça. Je te dis, elle est pas rancunière, demain, elle aura tout oublié, t’inquiète pas.

J’hochai la tête, peu convaincu. Elle avait quand même l’air hyper vénère. Elle me le fit bien comprendre quand on arriva en cours, l’après-midi, et qu’elle laissa trois chaises entre nous. Et le soir, elle ne m’attendit pas pour aller choper le métro. Ça avait ruiné ma bonne humeur. J’aimais pas quand elle me souriait pas de temps en temps, quand nos regards se croisaient. J’avais vraiment été con.

Alors, à la sortie de la fac, je tapai un sprint pour la rejoindre sur le chemin de la Place d’Italie. Fallait que je lui explique, au moins en substance, pourquoi je voulais pas parler. Elle comprendrait. Mais elle s’inquiéterait. C’était pas une bonne idée. Mais en même temps, si elle savait pas, elle m’en voudrait. Putain de dilemme.

— Céleste ! Attends-moi…

— Non.

— Arrête, tu vas pas me faire la gueule pour ça, soupirai-je, en la rattrapant enfin. Laisse-moi au moins t’expliquer pourquoi je veux pas en parler.

Elle s’arrêta et me lança de nouveau des éclairs. Les bras croisés sur sa poitrine, elle était crispée.

— Si j’en parle, ils vont me demander pourquoi il me fait des remarques et on va me demander comment je me suis retrouvé avec cette sale gueule.

— Et alors ? En quoi c’est mal de faire de la boxe ? s’agaça-t-elle.

— C’est pas “mal”, quand c’est légal… marmonnai-je.

Elle fronça les sourcils. Elle devait rien comprendre, la pauvre. Et je savais pas comment lui expliquer sans qu’elle se dise que j'étais fou.

— C’est… compliqué, soupirai-je. Ça me mettrait dans la merde d’en parler, c’est tout.

— Est-ce que c’est pour ça aussi que tu aimes pas rentrer chez toi ?

— Oui. C’est compliqué…

— T’es pas obligé de m’en parler, murmura-t-elle, lorsqu’elle prit conscience de ce que je disais. Excuse-moi d’avoir insisté.

Alors, c’était tout ? Je m’attendais à devoir tout lui déballer, mais, en fait, non. Comme d’habitude, elle était compréhensive et adorable. Elle se contenta de me sourire et d’enrouler son bras autour du mien pour reprendre la route, en silence.

Annotations

Vous aimez lire Elora Nipova ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0