3. Des yeux bizarres

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Au bout de quatre heures, on avait enfin pu sortir de cet amphi qui commençait sérieusement à puer la mort. Balance bien deux-cent étudiants dans une pièce sans fenêtres en pleine chaleur, ça faisait un combo mortel. Et le connard de prof avait pas voulu nous accorder de pause. La raison ? Parce que j’étais arrivé en retard, que je nous avais fait perdre du temps qu’il lui fallait rattraper, sur le temps de pause. Quelle blague. Merci connard, grâce à toi je dois avoir la moitié de la promo à dos. En une matinée.

Deux trois gars me bousculèrent même en sortant. Y avait un troupeau de pétasses derrière qui se marrait. Qu’est-ce que j’avais envie de leur faire bouffer leurs dents à ces espèces d’ados qui sortaient à peine du lycée et pensaient être les rois du monde maintenant qu’ils étaient à la fac.

Une clope, un café, ça ira mieux.

Pour le café, je dus me résigner à abandonner quand je vis les trente personnes qui attendaient devant la machine. Alors je me rabattis sur la cigarette. Adossé à un mur, à l’ombre, je galérais à l’allumer. Même ça, ça me faisait mal. Une première bouffée de tabac me fit soupirer. Je fermai les yeux quelques secondes. Je sentais poindre le mal de crâne et la journée était pas finie. Pourquoi j’avais été assez con pour vouloir me lancer dans des études ? J’aurais pu trouver un petit taff pas qualifié dans le sud et vivre ma vie tranquille, rapper un peu quand j’en avais l’occasion et j’aurais pas eu à vivre toute cette merde. Mais non. J’avais décidé de monter à Paris.

— Excuse-moi, est-ce que tu aurais du feu ? me demanda une voix claire.

Je rouvris aussitôt les yeux et tombai sur une petite meuf souriante qui devait bien faire deux têtes de moins que moi. J’arrivais pas vraiment à savoir si elle était rousse ou brune. Peut-être un peu des deux. Le soleil se reflétait dans ses cheveux et dans ses yeux vairons. Ça me fit bugger d’ailleurs. Un vert, un bleu. C’était bizarre.

— Euh, ouais… Tiens.

Je lui tendis mon briquet et la regardai allumer sa clope en louchant sur la flamme. J’en profitai pour la détailler un peu plus, histoire de savoir à qui j’avais à faire. Des bijoux qui avaient pas l’air en toc aux doigts et aux poignets, un style plutôt classique, un maquillage très discret. Elle était mignonne, sans trop en faire.

— Merci, me sourit-elle. Belle entrée, ce matin.

— Ouais je… me suis perdu, marmonnai-je, honteux.

— Si ça peut te rassurer, tu n’as eu que trente minutes de retard. Mon premier jour ici, j’avais toujours pas trouvé au bout d’une heure trente. En fait, je m’étais trompée de bâtiment. Je suis venue là, alors que je devais aller à Tolbiac, résultat, je suis arrivée cinq minutes avant la fin du cours.

J’esquissai un sourire amusé. Elle me racontait ça comme si on se connaissait depuis toujours. Elle avait l’air bavarde, elle serait vite déçue avec moi. Je savais pas quoi dire. J’avais même pas vraiment envie de parler en fait.

— Bon, ravie d’avoir fait ta connaissance, Mikaël Castelle, s’exclama-t-elle tout à coup. À plus tard.

Elle m’adressa un petit signe de main et repartit en sautillant jusqu’à une meuf et un mec qui devaient être en cours avec nous aussi. Ils m'observaient bizarrement : entre le sourire sympa et le regard méprisant. Je sentais que ça allait être difficile, s’ils se comportaient tous comme ça.

Elle m’a pas dit comment elle s’appelle.

Je jetai mon mégot à mes pieds et me décidai à bouger. J’allais pas rester là deux heures à la regarder de loin en attendant de me perdre à la recherche de la prochaine salle. Autant faire un repérage, pour éviter de me faire remarquer une seconde fois.

Mon ventre gronda. J’avais la dalle, sauf que j’avais rien prévu à bouffer et qu’avec mes conneries de repérage de mes deux, il me restait que trente minutes de pause avant le début du cours. J’allais jamais avoir le temps de sortir de la fac, de me trouver un sandwich et de revenir. Tant pis, j’allais prendre mon mal en patience.

La deuxième partie de journée fut plus calme. Je m’étais encore mis tout en haut de l’amphi, pour avoir la paix et observer ce qu’il se passait autour de moi. J’aimais bien avoir une vue sur tout, étudier les gens qui m’entouraient quand je me lançais dans un nouveau groupe. À côté de moi, un vieux de cinquante piges. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Il discutait avec une meuf un peu plus jeune, mais pas non plus de première jeunesse. Devant moi, la horde de pétasses de ce matin. Elles gloussaient, elles piaillaient, bref, elles écoutaient rien et moi non plus par la même occasion.

Elle est vraiment en train de se remaquiller, là ?

Le quinqua' finit par en avoir marre et lui tapota sur l’épaule pour lui demander, très gentiment de se taire. Valait mieux que ce soit lui que moi, parce que j’aurais été bien moins aimable. J’étais monté à Paname pour faire des études, je supportais la violence de mon daron et celle que je m’infligeais depuis presque un an, c’était pas quatre pauvres meufs insouciantes et immatures qui allaient m’empêcher d’y arriver.

Je continuai à regarder autour de moi, à la moindre pause que faisait le prof, entre deux phrases ou diapos. Une main se leva et fit cliqueter les bracelets qui étaient accrochés à son poignet. Puis, une voix féminine s’éleva. La même que ce matin. La meuf avec les yeux chelous. Je compris rien à ce qu’elle disait, même le prof semblait perdu. Elle faisait le parallèle entre l’histoire et la géographie. Elle avait l’air de connaitre masse de trucs. Et tout à coup, je me sentis con. J’étais le seul à rien capter ? Tout le monde était aussi intelligent qu’elle ? Parce que j’allais me ramasser, si c’était ça, le niveau requis.

— Merci pour votre intervention, mademoiselle ?

— Devin. Céleste.

Céleste. Bah j’espère que tu te rachèteras pas de briquet d’ici demain.

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