Chapitre 8 — Sous la pluie

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En y regardant de plus près, entrer dans un cimetière en pleine nuit était sûrement une idée des plus farfelues. Cependant, vu les événements récents de mon existence, elle paraissait tout à fait normale ; dans l’ordre des choses, si je puis dire.

La porte d'entrée entrouverte donnait l’impression de m’accueillir amicalement. Malgré toute la pénombre recelée en cet endroit, je ne ressentais aucun danger dans l’air.

Une fois à l’intérieur, la pluie cessa brusquement, comme si un microclimat s’y était installé. Un bruit lointain m’attira. Des sons rythmiques, de faible intensité, semblables aux percussions légères annonçant un concert imminent, s’insinuaient en moi. Dans le noir complet, je ne distinguais plus ce qui était réel de ce qui ne l’était pas.

J’écoutais ces cymbales hésitantes. Ces tambours silencieux. Ils m’appelaient doucement. Ils ne demandaient qu’à être écoutés. Le concert se faisait attendre pour mieux se dévoiler ensuite. Au loin, je vis une minuscule silhouette filer à toute allure, se fondant dans les ombres à l'horizon.

« Ghislain, attends-moi ! » hurlai-je, persuadé que c'était lui.

Il semblait porter quelque chose, un objet bien plus gros que lui.

Je me mis à courir à mon tour, le plus rapidement possible. J’usais de mes faibles ressources physiques. J'étais plus vigoureux que ce que je croyais. J’avançais plutôt vite, même si, comparé à la petite bête me devançant et prenant de plus en plus ses distances, les dés semblaient pipés. Aucune chance de l’atteindre. Éreinté, je capitulai au bout de quelques mètres. Je n’en pouvais plus. De quoi me rappeler malheureusement mon âge avancé. Je finis même par tomber, tête première, dans une énorme flaque de boue.

Me relevant avec difficulté — encore la fatidique preuve de mon âge... —, je ne pestai pas, contrairement à mes fâcheuses habitudes. Je restais plongé dans mes doutes.

J’étais tiraillé entre mon harassement quant à ma constante incapacité à rattraper les êtres que j’aime et cette joie infime d’avoir justement su reconnaître que je les aimais. J’avais mis à jour mes sentiments, en quelque sorte, mais cette subite découverte me rappelait combien je demeurais dans l’erreur auparavant. Pourquoi se rend-on compte de ces choses-là quand il est trop tard ?

Pendant que je reprenais mon souffle, et mes esprits, une nouvelle bestiole, minuscule, escalada mes chaussures en un éclair pour ensuite en sauter et s’évanouir dans les ombres lointaines.

« Ghislain ? criai-je. Ghislain, c’est vraiment toi ? »

Les sons rythmiques s’emballaient de plus en plus. Je me rapprochais encore de ces derniers, certain d'y retrouver les minis.

« Hector ? c’est peut-être toi ? » lançai-je sans conviction.

De nombreux souvenirs m’assaillaient. Ils s’affichaient devant moi, en panorama, comme un montage photo surprise dévoilé un soir de mariage.

Première image : ma rencontre avec les minis, qui avait eu lieu par hasard, lorsque je m’étais aperçu un beau matin que mon stock de confiseries diminuait de jour en jour. De minuscules traces de pas, couvertes de crème vanille, me mirent la puce à l’oreille…

Seconde image : Ghislain et Luma m’accompagnaient, pour la première fois, à l’extérieur. Direction la boulangerie. J’avais acheté un pain au chocolat. Le temps de revenir à mon appartement, il était devenu un pain sans chocolat. Ils l’avaient avalé en quelques instants et me regardaient, l'air de rien, tenant leurs ventres bombés ; signe de leur fierté et de leur « victoire ». Furieux dans un premier temps, j'avais toutefois fini par en rire.

Troisième image : les minis mirent en place un « campement » de fortune, à l'aide de petites boîtes en carton trouvées dans l'appartement. La plupart du temps, ils réutilisaient les emballages des bonbons qu'ils mangeaient. Ils déchiraient aussi quelques feuilles de mon imprimante pour se constituer de fines couvertures.

Ces souvenirs joyeux contrastaient avec ma tristesse présente. J'esquissai un léger sourire à leur évocation.

Le bonheur ne doit pas rester derrière moi, pensai-je. Je dois avancer.

Soudain, une autre silhouette me dépassa. Elle trébucha sur mes pieds en essayant de sauter par-dessus. C’était moins une, un peu plus et je l’écrasai.

« Ghislain ? » m’enquis-je en m’approchant rapidement de la petite bête.

Une fois accroupi près d’elle, je remarquai qu’il s’agissait de Luma. Elle tenait son genou gauche dans ses mains et pleurait abondamment en gesticulant dans tous les sens.

« Tu m’as fait mal, tu m’as fait mal ! s’écria-t-elle. Je suis sûre que tu l’as fait exprès ! Tu veux tous nous tuer ! »

Dans sa chute, elle avait perdu un objet au moins trois fois plus gros qu’elle. C'était d'ailleurs grâce à celui-ci que j'avais réussi à la percevoir dans la nuit. Il avait roulé vers l’avant, s’enfouissant à son tour dans la pénombre.

« Je ne l’ai pas fait exprès, Luma. Je suis désolé », m'excusai-je.

Je cachais au mieux ma joie, mais j’étais heureux de la retrouver. Cette courte période de solitude avait pesé sur moi comme jamais. Je retrouvai un mini ; je retrouvai de l’espoir. Et ma réalité réapparaissait enfin !

« Mon réacteur ! s’égosilla Luma. J’ai fait tomber mon réacteur !

— Ton quoi ? baragouinai-je.

— Mon réacteur, je te dis ! T’es sourd ou quoi ? Il est tombé où ?

— Il a roulé par-là ! »

Je tendis le doigt vers l’endroit en question. À cet instant précis, une nouvelle averse éclata.

« Oh non, il pleut des gouttes grosses comme des smarties ! hurla Luma. On n’a pas pris nos parapluies, on va mourir !

— Viens dans ma poche, proposai-je en la prenant dans les mains. On ferait mieux de retrouver les autres. Tant pis pour ton réacteur !

— Non, contesta-t-elle. Il faut le ramener à Ghislain. Sinon, nous ne pourrons plus sauver Carole et son bébé ! »

Ce discours semblait de plus en plus incohérent. D'ailleurs, si j'avais dû énumérer les événements de ces derniers jours, il y avait de quoi douter de leur véracité : d’abord des minis invisibles étaient apparus de je-ne-sais-où ; ensuite Ghislain était entré dans une quête de paternité improbable, à la recherche d’une Hyptoheasea Luminis — fleur qui n'existait peut-être même pas — ; et enfin, Luma me parla, à cet instant précis, d'une histoire de réacteur dont je n’avais jamais entendu parler. Tout ça était digne d'un mauvais scénario de science-fiction façon Romain Niam ; un enchaînement de situations sans queue ni tête dont on ne connaîtrait jamais le fin mot de l'histoire. Je me demandais ce qu'allaient m'inventer ces sales bêtes après ça.

L’averse étouffait nos paroles, ainsi que les percussions lointaines qui s’étaient assoupies. Pour se faire entendre, Luma cria de toutes ses forces :

« Plan d’urgence ! Lancé par Hector ! Si on ne peut pas trouver d’Hypotheasea Luminis sur ta planète, et si toi, tu ne veux plus nous aider, alors on doit retourner sur Neptune.

— Mais je veux vous aider, me justifiai-je, tel un enfant se faisant gronder.

— Non, me contredit-elle. Tu ne veux pas nous aider ! Tu as dit que tu t’en foutais de la survie de notre espèce ! Alors, maintenant, on doit assembler les morceaux de notre vaisseau pour repartir dès que possible. Hector et Ghislain les avaient démontés pour les cacher près d'ici, après notre atterrissage sur Terre.

— Vous avez atterris dans ce cimetière avec un vaisseau ? m’insurgeai-je.

— Bah oui, tu croyais quoi ? Qu’on s’était téléportés ? »

La pluie s’intensifia. Je maintenais une main au-dessus de ma poche pour m’assurer de la protection de Luma. Apparemment, son genou ne la faisait plus souffrir.

« À quoi il ressemble, ton machin ? m'écriai-je.

— Bah, à un réacteur, gros nigaud, fit-elle. Pourquoi tu veux nous aider, maintenant ? Je ne comprends plus rien, moi !

— J’ai fait le point sur moi-même, expliquai-je, essayant d’élever la voix plus haut que le vacarme causé par la pluie. Maintenant, c’est décidé… je vais vous aider !

— Tu vas nous aider à repartir sur Neptune ? s'étonna-t-elle.

— Je veux faire ce qu’il y a de mieux pour vous, pour le bébé… et aussi pour moi », avouai-je.

De la pluie s’écoulait sur mes joues, s’engouffrait puis s'évacuait de mes lèvres, avant de s’effondrer sur le sol. Mes cheveux trempés se collaient sur mon visage. Le tonnerre gronda, faisant sursauter Luma, qui reprit :

« Vous, les grands z’humains, vous ne savez jamais ce que vous voulez. Vous êtes vraiment bizarres ! »

Je tâtais le sol, constitué de cailloux et de feuilles mortes, à la recherche du machin-réacteur des minis. C’était peine perdue. Impossible de le trouver. Le temps passait, sans succès.

« Dépêche-toi ! hurla Luma. Ghislain doit nous attendre. Je suis sûre qu’il a déjà assemblé le reste du vaisseau. Il va être fou de rage ! »

Puisque, a priori, rien ne se trouvait sur le sol, je regardai rapidement sur une pierre tombale, située face à nous. J’écartai quelques plantes — en fit tomber une —, mais ne trouvai rien.

« Je ne vois pas clair, nom de Dieu ! criai-je.

— Il te faut de la lumière, souffla Luma. Tu dois bien pouvoir trouver ça quelque part, non ?

— Mais où veux-tu que je trouve de la lumière dans un cimetière, toi ?

— Dans l'attaché-case, vieux schnock ! reprit-elle. Ghislain y a déposé plein de trucs super cool ! Il y a sûrement une lampe quelque part. »

Je m’exécutai docilement, farfouillant entre parapluies, lances, épées et autres confections des plus étranges. En un éclair, je trouvai un assemblage de deux cure-dents rafistolés qui formaient une torche, avec tout un système de câblage méticuleux et une petite ampoule led à son sommet.

« Tu n’aurais pas pu me le dire plus tôt ? grommelai-je. Comment on l’allume, cette saleté ! »

Je tenais cette minuscule torche entre deux doigts, et cherchai un interrupteur. Je ne le trouvai pas. Passablement énervé, j'étais sur le point de la détruire.

« Il faut secouer, vieux scnhock… faut tout te dire, à toi ! » rouspéta Luma.

Je secouai ce bidule-torche, et la lumière fut.

En moins de deux secondes, je mis la main sur le réacteur. Il ressemblait au barillet d'un vieux pistolet, à ceci prêt qu'il comportait d'innombrables rouages semblables à ceux d'une horloge. Mais alors, d'une horloge très — très — ancienne.

Trouver ce petit objet avait été facile, une fois la lumière activée. On y voyait clair, désormais. Il m'épatait toujours autant, ce Ghislain !

« Donne le réacteur, cria Luma. Je dois le ramener aux autres ! »

Elle sauta violemment sur moi pour le saisir. Par réflexe, je le conservais solidement, tels un enfant qui ne souhaiterait pas partager son jouet. Dans un mouvement brusque, je la fis tomber sur le côté. Atterrie dans une parcelle d'ombre, j'espérai qu'elle avait réussi à amortir sa chute.

« Luma, murmurai-je, inquiet. Je ne t'ai pas fait mal, j'espère ? »

Je rapprochai la torche vers l'endroit où elle était tombée. Elle se tenait debout, sur une plante posée sur la pierre tombale. Pas de bobos, visiblement.

À ses côtés, une photo funéraire m'envoyait un sourire qui brisa une part de moi, à l'intérieur.

« Cette plante ! s'enjoua-t-elle.

— Cette tombe, sanglotai-je.

— C'est une Hypotheasea Luminis !

— C'est celle de... »

Je ne parvins pas à terminer ma phrase.

À la lumière de la minuscule torche, le nom du défunt et la date de sa mort se dévoilèrent un instant, à côté de la photo.

Un instant très court. Juste le temps de lire les lettres, de les assembler. D'en saisir le sens. De comprendre.

Un instant durant lequel le monde bascula. Un instant qui me frappa en plein cœur .

Un instant qui dura une éternité.

Ainsi, mon monde s’effondra.

Les minis, eux, avaient enfin trouvé ce qu'ils étaient venu chercher.

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