Chapitre 3 — Au restaurant

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« Tu sais, papa, je commence à sérieusement m'inquiéter. Tu ne réponds jamais à mes appels. Tu ne sors pas de chez toi. Regarde-toi, tu sembles exténué ! Depuis que maman est partie, tu vis seul, reclus. On dirait que tu déprimes. Et puis, tu te négliges, non ? Est-ce que tu t'es vu dans un miroir, récemment ? »

Ça a toujours été un plaisir de converser avec mon fils. Avec ses airs supérieurs et avenants et son ton condescendant, il s'amusait constamment à me questionner tel un inspecteur des impôts face au gérant peu scrupuleux d'une société. C'est comme si les rôles s'échangeaient. Une fois que Môssieur eut réussi sa vie, il décida et acta, seul dans son coin, que mon rôle en tant que père prendrait fin. Basta ! Kaputt ! Toutes voiles et amarres dehors ! Désormais, le seul commandant à bord, autoproclamé roi à la place du roi, c'était lui.

« Qu'as-tu fait à ton œil ? s’inquiéta-t-il. Tu t'es battu ? Ou tu t'es inscrit à un Fight Club ?

— Un quoi ? baragouinai-je.

— Laisse tomber, papa... Qui t'a fait ça ?

— Qui a fait quoi ? Je ne fréquentes pas de Night Club.

— Laisse... »

Une once de désespoir emplit ses yeux subitement. Comme si tout ce que j'avais pu représenter dans sa vie s'évanouissait là, devant lui. Dorénavant, il ne me considèrerait plus que comme un fantôme. Une ombre de moi-même.

« J'ai parlé de toi à des amis, tu sais ? » déclara-t-il.

Il stoppa son discours bien malgré lui ; un serveur l'avait interrompu pour prendre notre commande. J'entendais ses paroles résonner longuement. Elles s'insinuaient en moi. Se moquaient de moi, encore et encore et tournoyant, longtemps, si longtemps que les mots perdaient tout leur sens.

L'écho d'un écho d'un écho.

... J'ai parlé de toi à des amis...

... de toi...

à ... amis...

C'est toujours comme cela que ça fonctionne, après tout. D'abord, votre femme vous quitte. Ensuite, vous voyez des petits monstres partout. Ils vous mènent la vie dure. On vous prend pour un fou. Et, enfin, votre fils parle de vous à un ami.

Le processus habituel.

Je devinais déjà la prochaine étape.

Il allait me diriger vers un spécialiste de la mémoire qui me diagnostiquerait un Alzheimer, comme le font tous les spécialistes lorsqu'ils sont à court d'imagination. Ensuite, on discuterait maison de repos, vente de mon appartement, acquisition d'un cercueil en acacia bon marché et, qui sait, assurance vie ?

Petite parenthèse de septuagénaire, mais Dieu sait qu’il en existe, des diagnostics caducs à propos de cette foutue maladie. Déjà, dès que vous franchissez les deux tiers de siècle, un petit vertige et hop ! on vous colle une étiquette. On vous jette un « Alzheimer » en pleine face, comme on vous balancerait n’importe quelle insulte, sans réfléchir. On vous met au placard. Vous oublie aussi vite que vous êtes censé oublier. Pourtant, même les vieux poisseux dans mon genre peuvent avoir de la chance et passer entre les mailles du filet. Mais le fait de la contester à cor et à cri nous rend étrangement moins crédibles encore.

« Laisse-moi deviner, gloussa Paul, quelque part dans la réalité, à des années lumières de mes pensées. Tu as encore pris une entrecôte, n'est-ce pas ? Comme autrefois. »

Le fait qu'il ne savait pas ce que j'avais choisi prouvait qu'il ne manifestait pas la moindre attention à mon égard. En outre, il arborait un air hautain que je ne lui avais jamais enseigné. Exacerbé, je ne trouvai pour seule réponse qu'un violent besoin de le provoquer davantage. Je répondis :

« J'ai pris le même plat que la semaine dernière, dans le même restaurant que la semaine dernière et avec le même fils que la semaine dernière ! Crois-moi, si je devais te donner un ordre de préférence parmi tout ça, tu serais fort étonné ! »

La messe était dite. Tout le monde descend et Arrivederci !

Une fois encore, mon fils me fixa d'un air songeur. Inquiet. Soit il avait vraiment vu un fantôme, soit il avait avalé quelque chose de travers ; ce qui paraissait peu probable puisque les plats n'avaient pas été servis. Il tourna plusieurs fois sa fourchette dans sa main, la regardant intensément. Ça l'aidait sûrement à réfléchir. Il se racla la gorge bruyamment.

« Tu sais, papa..., confessa-t-il avec une pointe de sanglot dans la voix. On n'est pas venus ici depuis quoi... sept ans ? »

Voilà donc qu'il recommençait à sortir des âneries, comme à la grande époque de l'adolescence.

« La dernière fois, c'était avec maman, insista-t-il. Vous vous étiez disputés, comme sou... enfin, vous vous faisiez la tête et aucun de vous n'avait engagé la moindre conversation.

— Ta mère m'a toujours fait la tête. Et ça ne change pas, aujourd'hui. »

L'espace d'une seconde, je laissai au serveur le soin de nous servir, tout en feignant la sérénité. Je repris :

« Est-ce que tu l'as revue, toi, celle-là, depuis qu'elle m'a lâchement abandonné ?

— Tu es sûr qu'elle t'a abandonné, papa ? me contredit-il.

— Tu plaisantes, j'espère ? »

Cette fois, je ne sus contenir ma colère. Je hurlai :

« Partir du jour au lendemain, sans prévenir, sans même prendre la peine de se justifier. Tout ça sans donner la moindre raison, la moindre nouvelle par la suite ! Elle n'en a rien à faire, de ce que j'en pense. Et tu ne trouves pas qu'elle est lâche ?

— Je ne sais pas, papa. Je ne veux pas...

— Tu ne vas pas prendre sa défense, maintenant ? »

Ma colère montait. Je ne parvenais pas à me raisonner. Mon cœur battait au travers de mes tempes. Paul m'avait poussé à bout... Comme ces sales bestioles invisibles et comme Lydie avant lui !

Dans la poche de mon pantalon, je sentis un picotement léger. En le grattant, je compris qu'un mini s'y cachait.

« Tu n'as pas répondu à ma question, Paul. Est-ce que tu la revois, ta saleté de mère, oui ou non ? »

Une étincelle de compassion dans ses yeux trahit la terrible vérité. C'était sûr... Ils se voyaient encore.

Les picotements sur ma cuisse s'intensifièrent. Profitant de ce début de querelle avec mon fils, je partis sans demander mon reste, bien que je n'eus rien avalé. Me rattrapant de justesse par le bras à la sortie du restaurant, ce dernier m’implora :

« Attends, s'il te plaît, papa. Dis-moi... est-ce que... est-ce que tu as déjà entendu parlé... du Clos des Libellules ? C’est un établissement très respectable, tu sais ? »

Faites des gosses, dit-on… D’abord, ça demande de l’affection et ça vous aime. Ensuite, ça grandit et vous déteste. Et, pour le peu que vous ne frôliez la vieillesse de trop près, ça s’improvise médecin, vous diagnostique un Alzheimer et vous envoie en maison de repos… Mais oui, faites des gosses !

Le Clos des Libellules… Manquait plus que ça. Je tâchai de ne pas réagir, bien que l'envie de bondir ne manquât pas de se faire ressentir. La mèche brûlait depuis un moment, mais la dynamite n'explosait pas. Ma colère avait escaladé plusieurs étages, certes, mais je ne laissais rien paraître. J'inspirais, expirais, souriais. Je n’entrai pas dans son jeu. J’étais son père. Je respectais mon rang.

Mon absence de réaction laissait Paul pantois. Je le repoussai gentiment et sortis illico, regardant ce qui se tramait dans ma poche. J'en retirai non pas un, mais deux minis. Carole et Ghislain, les deux tourtereaux...

« Que faites-vous ici ? murmurai-je. J'avais dit pas de sortie. Surtout pour toi, Ghislain ! »

Curieusement, les deux petits êtres restèrent de marbre, préoccupés par un problème bien plus important que mes remontrances inutiles. Carole, la petite amie de Ghislain (petite petite amie, si j'ose dire) avait un teint inhabituel. Elle virait du vert au bleu. En langage corporel de mini, je ne savais absolument pas ce que cela signifiait. Peut-être une fièvre, un début de pandémie, un étouffement, une constipation ou une MST. Il valait mieux ne pas savoir...

« Carole, elle va avoir un bébé ! avoua Ghislain. Je vais être papa !

— Et alors, c'est un problème, ça ? m’étonnai-je.

— Oui, c'est un problème. Car il lui faut absolument un bain de fleurs, des Hypotheasea Luminis, sinon...

— Sinon quoi ?

— Sinon... couic... »

Hypotheasea Luminis... qu'étaient-ils en train de m'inventer, encore ?

Pour la première fois, je sentis une tristesse véritable émaner des petites bêtes. L'atmosphère devint lourde. Le poids de l'air fit trembler mes épaules. Je décidai de prendre la situation en mains.

« Ne vous inquiétez pas, lançai-je avec aplomb. On va les trouver, ces foutues fleurs. Parole d'humain ! »

Au loin, derrière la porte ouverte du restaurant, mon fils me regardait. Ses yeux brillaient. Les larmes coulaient. Son attitude respirait l'incompréhension et la pitié. Il m'accablait en silence.

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