Chapitre 1 — Des minis et des hommes

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Mon histoire commence un jeudi ; le jeudi le plus long de mon existence.

« Quand la vérité devient trop complexe, ou que vous ne voulez simplement pas l'accepter, vous usez de votre imagination afin de vous en détourner. Vous vous inventez une vie qui n'existe que dans votre esprit, et nulle part ailleurs. Vous cherchez une échappatoire, mais aucune issue n'existe vraiment. La vérité est là, devant vous, et il faudra un jour vous en accommoder. »

Pendant que mon psychiatre grattait les innombrables monticules de peau flétrie surmontant son crâne, il me sermonnait comme s'il avait eu face à lui un môme qui n'avait pas révisé ses leçons. Et, alors que les croûtes blanches et sèches dudit psychiatre glissaient lentement dans l'air, virevoltant tels de gros flocons opaques, Ghislain, jusque-là avachi sur le bureau, déploya son parapluie, enthousiaste.

« Il neige en été ! Il neige en été ! » s'exclama-t-il tout en sautillant vers Luma, sa petite sœur.

Ghislain et Luma étaient deux petits êtres pas plus hauts qu'un orteil — qui plus est avec l'ongle coupé. Par je ne sais quel mystère, ils étaient tous deux, ainsi que l'ensemble de leur espèce, invisibles pour le commun des mortels. À part moi, et quelques bestioles mal intentionnées, tel qu'ils me l'avaient indiqué tantôt, personne ne les avait jamais remarqués. Bien que de chair et de sang, en apparence, ils auraient pu remuer ciel et terre, créer une nouvelle guerre mondiale, s'emparer de la bombe nucléaire ou même pousser mémé dans les orties que personne n'y aurait prêté la moindre attention.

La panade ! avais-je pensé à notre rencontre, persuadé de la bénédiction que représentait une telle invisibilité.

Aujourd’hui, je le crois encore.

Les deux petits êtres se chamaillaient sans cesse. Leurs visages verts, hideux et difformes, surmontés d'un seul œil excentré et d'un nez aussi long qu'une trompe, avec une peau huileuse, voire baveuse, m'empêchaient d'imaginer leur âge. Ils étaient bien trop moches pour que je m'attarde sur la question. Pour ainsi dire, ils ressemblaient à des haricots plats auxquels on aurait greffé la tête d'un gnome cyclope. Quand je les questionnais sur ce sujet épineux, à savoir quel était leur âge, ils me répondaient béatement qu'ils ne savaient pas compter, mais qu'ils pensaient avoir à peu près trois cents ans.

Ils s'appelaient Ghislain et Luma et étaient le fruit de notre discussion, à mon psychiatre et à moi. Sous prétexte que lui, cet homme frustré, insipide et vieillissant, ne pouvait pas les voir, derrière les dix centimètres de verre formant sur ses lunettes un effet zoom des plus désagréables, alors c'était moi, et indubitablement moi, qui devait être catalogué comme fou. Il allait me ranger dans une case spécifique du grand agenda de la démence. Placer mon dossier en haut d'une pile chancelante d'autres documents, classés par nature de folie : désordre mental ; distorsion de la réalité ; penchants schizophrènes, voire même, qui sait, fanatisme religieux ? Il me « suivait » depuis un certain temps, certes — un an, pour être exact —, mais cela ne lui donnait pas le droit de ne pas croire à ce qui, pour moi, paraissait complètement réel.

D’une voix neutre, il me donna quelques indications que je n’écoutai pas. Il rédigea ensuite une ordonnance, dessinant par-ci par-là quelques vagues ; vagues censées représenter des mots ; mots censés désigner des médocs ; médocs censés soigner mon « déséquilibre passager ». Parole de docteur !

« Il y aura des smarties ? s'enthousiasma Ghislain en essayant de lire les esquisses incompréhensibles sur l'ordonnance.

— Pas de smarties, Ghislain ! » rétorquai-je.

Tournant son regard vide vers moi, le psychiatre ôta ses lunettes, en essuya lentement les verres, tout en me dévisageant attentivement comme il l'aurait fait avec un singe à deux têtes dans un zoo de l'espace. Ensuite, il reposa doucement ses culs de bouteille en appuyant fermement la monture sur son nez protubérant. Elle semblait creuser un énorme fossé sur son arête.

« Ghislain... », commenta-t-il, circonspect.

Il reprit l'ordonnance, griffonna deux nouvelles vagues, plus rapidement encore que les premières, et me la tendit.

« Ça y est, il a rajouté des smarties ? insista lourdement Ghislain.

— On achètera des smarties au supermarché », m'agaçai-je, tout en essayant de rester discret.

Manque de chance, le psychiatre m'avait entendu, si j'en crus son regard de chien battu — vu sa lenteur d'esprit et l'absence de la moindre étincelle vivante dans ses yeux, je dirais même qu'il s'agissait du regard d'un chien mal empaillé pourrissant en pleine chaleur.

« Prenez un peu de repos, Monsieur Robert, avisa-t-il. Vous en avez besoin après tout. Si vous ne dormez pas plus, vous allez finir par perdre la raison. Surtout à votre âge... »

Luma, levant subitement sa tête difforme vers le psychiatre, lui répondit aussitôt, d'un air moqueur :

« Toi-même ! »

Et les deux frères et sœurs invisibles se bidonnèrent, comme à leur habitude.

Je pliai bagages à cet instant, direction la pharmacie du coin. J'étais curieux de vérifier la capacité du pharmacien à déchiffrer les oscillations tachetées sur l'ordonnance que j'allais lui donner.

Sur le chemin, Ghislain et Luma se chamaillaient encore. Assis sur le rebord de mon attaché-case, ils profitaient du balancement de ce dernier pour s'amuser, tout en se tenant à la poignée que j'avais moi-même en main. Conséquence, ça chatouillait beaucoup. Vraiment beaucoup. À un tel point que je lachai l'attaché-case, renversant les deux petits-êtres. Après une chute libre d'au moins huit mètres, proportionnellement parlant, ils retombèrent violemment contre le cuir du sac, qui s'ouvrit, déversant des tonnes de documents en tout genre.

Ils se regardèrent en chiens de faïence pendant un court instant. Le silence régna deux secondes durant lesquelles un ange passa furtivement.

Et ils éclatèrent de rire. Ils hurlèrent, pleurèrent de joie. Tels deux enfants. Ils rouèrent le sol de coups de poings, s'employant à rire de bon cœur. Se forçant même un peu.

« Il n'y a rien de drôle ! », m’écriai-je, passablement énervé.

Mais rien n'y fit. Ils rirent encore et encore. D'un rire si prenant, si communicatif, que je finis, moi aussi, par esquisser un léger sourire.

« Que vais-je faire de vous, petits diables ? grommelai-je en rangeant mes affaires dans mon sac.

— Tu vas nous ramener à notre maison ! » chantèrent-ils en chœur.

Les ramener à leur maison... je l'avais oublié, ça.

Depuis qu'ils étaient apparus, eux et toute une ribambelle de petits êtres de leur espèce, ils n'avaient cessé de répéter la même chose. Tout ce qu'ils voulaient, c'était rentrer chez eux. Dans leur monde. Là où les hommes n'existaient pas. Là où ils vivaient avant d'atterrir dans ce coin paumé et aveugle : la Terre.

« On rentre chez nous, mais tu nous donnes des smarties ! maugréa Ghislain. Tu nous l'as promis ! »

Les smarties... il en raffolait. Ils en raffolaient tous, en réalité. Cependant, il faut dire que je les trouvais pratiques. Héberger une quinzaine de ces minis, tels que je les appelais, aurait pu être un fardeau plus difficile à porter, financièrement parlant. Au lieu de ça, quelques unes de ces confiseries devenaient un festin pour l'ensemble de leur troupe. Ils se servaient même des boîtes pour dormir à l'intérieur.

Ils ne pouvaient pas mieux tomber que chez moi. Mon appartement, rempli de bonbons en tout genre, possédait de quoi les émerveiller pendant des années. Il n'y a qu'à me voir ou me peser pour y croire. Sous prétexte qu'ils étaient réservés à mes petits-enfants, j'en avais comblé chaque tiroir, chaque recoin, chaque mètre carré plus ou moins vide de mon appartement. Surtout depuis que Lydie, ma femme, avait quitté notre foyer après l'une de nos innombrables disputes.

Toutefois, depuis que les minis avaient élu domicile chez moi, il fallait que je me débrouille seul pour les éduquer, ces petites canailles. Quand on sait qu'éduquer un simple chien me donne un mal de chat, et inversement, autant dire que ce n'était pas une mince affaire.

Lorsque je sortais, je décidais d'en prendre deux avec moi. Ni plus, ni moins. Ils étaient suffisamment encombrants comme ça, alors, il ne valait mieux pas en trimballer plus. Il ne fallait toutefois pas sortir trop longtemps, car ces petites bêtes-là étaient capables de transformer mon appartement en chantier s'ils venaient à patienter trop longtemps. Pas vraiment autonomes, du moins dans ce monde qui leur était étranger, ils me rappelaient au bon souvenir de l’éducation de mon fils, Paul, des années plus tôt. Mais, s'ils se régalaient avec quelques bonbons, ils avaient tout de même besoin d'une alimentation plus adaptée à leur minuscule métabolisme. Et sur Terre, ils ne la trouveraient pas, a priori.

« Nous, ce qu'on mange, c'est des vers de Neptune ! déclara un jour Luma, alors qu'elle s'enfilait un carré de chocolat presque aussi gros qu'elle.

— Il n'y a pas de vers sur Neptune ! contestai-je, terre à terre.

— Vous, les grands z'humains, vous pensez tout savoir, répliqua-t-elle aussitôt. Et pourtant, vous ne savez pas grand-chose... Vous ne savez même rien du tout de notre planète.

— Mais on sait faire du chocolat... », rétorquai-je, taquin.

Ils aimaient le chocolat, certes, mais le chocolat, lui, ne le leur rendait pas bien. Depuis leur intrusion sur notre planète, plus particulièrement chez moi, j'avais l'impression qu'ils gonflaient à vue d’œil. Leur bidoche devenait molle et gélatineuse au fil des jours, et j'entendais parfois de drôles de sons en émaner. Des sons presque métalliques, probablement le signe d'une digestion difficile.

« Mon ventre grossit tellement que j'ai l'impression que je vais exploser, remarqua Ghislain qui était remonté sur l'attaché-case. Si ça continue, je ne rentrerai plus dans ma boîte pour dormir !

— Dans ce cas, je vous achèterais des M&M's, avec des grosses boîtes pour de gros minis, proposai-je, amusé.

— C'est quoi, des M&M's ? s’enquit-il, après avoir grimpé sur mon nez en un éclair.

— Oui, c'est vrai ça, enchérit Luma, c'est quoi, dit ? »

Elle s'accrochait à ma paupière pour être sûre que je la regarde bien, ce qui faisait un mal de chien — ou de chat, je ne sais plus.

« Les M&M's, gémis-je en la repoussant, c'est du poison, plein de sucre, comme vos foutus smarties ! »

J'éjectai les minis de mon visage d'un revers de manche, tout en les insultant, de rage.

À cet instant, une vieille dame passant à côté de moi sursauta ! Tenant fermement son sac à main sans me quitter du regard, elle se mit à marmonner des paroles incompréhensibles. Je ne sus et ne saurai jamais s'il s'agissait de remontrances, d'insultes, de prières ou autres lamentations ; toujours était-il que, comme à l'accoutumée, traîner avec moi des minis m'attirait des ennuis. Mes injures ne lui étaient pas destinées, mais aurais-je pu lui expliquer cela ?

« Qu'est-ce qu'elle nous veut la dame ? s’énerva Luma, les poings levés. Elle veut se battre ?

— Ouais, je suis sûr qu'elle cherche la bagarre, ajouta Ghislain, prêt à bondir. T'as vu comme elle nous regarde avec ses gros yeux ?

— On ne peut regarder qu'avec nos yeux, Ghislain, le repris-je. Ne sois pas jaloux parce que nous en avons deux là où vous en avez un seul...

— Vous, les z'humains, vous possédez beaucoup de choses inutiles et vous ne vous en rendez même pas compte, s'égosilla Luma. On s'en sort très bien, nous, avec un œil !

— Bien sûr que vous vous en sortez bien, avouai-je. Mais il en faut au moins deux pour vous surveiller, vous... Même qu'il m'en faudrait peut-être un supplémentaire, tant vous me filez le tournis ! »

Les deux minis éclatèrent de rire à nouveau, à leur manière bien à eux, me forçant une fois encore à décocher un léger sourire.

La vieille dame, qui n'avait pas cessé de m'observer depuis tout à l'heure, écarquillait les yeux à un tel point qu'ils étaient prêts à sortir de leurs orbites. À n'en pas douter, notre rire innocent devenait une moquerie, pour elle. Ou une forme de joie inopinée et agressive...

« Est-ce que... c'est de moi que vous riez, Monsieur ? » s'offusqua-t-elle, alors qu'elle avait empoigné un objet dans son sac.

Probablement une bombe lacrymogène, pensai-je.

La dame ne voyait pas les minis tels que je le les voyais. Je passais pour le fou de l’histoire.

Elle avait l'air sur ses gardes depuis quelques secondes. Comme si, d'une manière ou d'une autre, je la persécutais par ma présence. Peut-être la connaissais-je, après tout. Elle m'en voulait pour quelque chose que je lui aurais dit ou fait, mais dont je ne me souvenais absolument pas. Ou alors était-elle simplement paranoïaque, religieuse, ou les deux, et voir un vieil homme discuter seul faisait de lui un rejeton de Satan ou un fou.

« Cette fois, c'est sûr, elle veut se battre ! rugit Ghislain en sautant vers elle.

— Stop ! » hurlai-je en me jetant sur lui pour le retenir.

Manque de chance, c'était bien une bombe lacrymogène dans le sac de la vieille dame. Et je peux en témoigner depuis ce jour, une bombe lacrymogène... ça fait mal.

« Elle t'a battu ? » vérifia Luma pendant que je me tenais les yeux. Des larmes coulaient abondamment sur mes joues.

« Elle était armée, c'est pas du jeu ! rouspéta Ghislain.

— Arrêtez de me parler, bon sang ! » criai-je, colérique, ce qui conforta probablement la dame quant à son avis bien rangé sur ma folie présumée.

Je frottais longuement mes yeux ; l’œil droit était très atteint. Il restera gonflé et rouge près d'une journée. Je mis même deux jours avant de l'ouvrir parfaitement à nouveau.

« Finalement, avoir deux yeux, c'est peut-être utile, gloussa Luma, visiblement enjouée. Au moins il t'en reste un !

— Me voilà à votre niveau maintenant... un seul œil pour voir... de mieux en mieux ! »

Encore une fois, les minis s’époumonèrent dans leurs rires incessants.

Encore une fois, ces rires m’apaisèrent très rapidement.

Après une demi-heure de marche et de bagarre, donc, nous arrivâmes à la pharmacie. La vie avec les minis n'était pas de tout repos.

Elle ne faisait que commencer.

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