Catalyseurs

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Le reste de la route se passa en silence, même lorsqu’ils passèrent à côté de l’imbécile qu’elle avait frappé à l’aller et qu’il s’enfuit en courant et rata le trottoir cassé. Il crut voir un sourire étirer ses lèvres et s’étonna de la sentir aussi effrayée que sûre d’elle en des lieux où il n’aurait jamais imaginé la trouver. Cependant, il ne fit rien qui puisse la mettre en colère et la suivit docilement jusqu’à la vieille boîte de nuit désaffectée. Là, il sursauta en la voyant soupirer. Elle le lâcha pour aller droit vers un tabouret, poser sa faux et lui faire signe de s’installer à côté d’elle. Obéissant, il se laissa tomber sur le bois et grimaça.

- Pas très confortable, hein ? grinça-t-elle avec un petit rire sans joie. C’est normal, c’est pas fait pour.

Il émit un petit bruit qu’elle choisit de prendre comme un assentiment plutôt que comme un gémissement. Elle se passa la langue sur les lèvres, cherchant un moyen sûr d’amener le sujet, mais malgré une réflexion qui avait duré tout le trajet, elle ramait. Rien d’élégant, de raffiné, de subtil ne lui venait à l’esprit et elle ne parvenait pas à se souvenir comment celui qui l’avait adoptée lui avait présenté la chose. Elle ne voulait surtout pas la lui jeter comme ça, sans avoir préparé le terrain, mais elle ne voyait pas comment faire autrement et puis, s’il déclinait, il faudrait… Non, elle ne pouvait pas y penser… Elle n’aurait pas le choix… Elle le refusait, mais cette décision mettait des centaines de vies en danger, pas uniquement la sienne et…

Ses poings se serrèrent sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle rouvrit les yeux et se rendit compte qu’elle se mordait la langue. La douleur s’estompa lorsqu’elle relâcha sa prise, mais le goût du sang qu’elle avait fait couler lui resta. Elle jeta un regard en coin pour vérifier que son interlocuteur était toujours là et ne pût s’empêcher de pâlir en voyant qu’il la regardait toujours avec cet air neutre qui la faisait trembler. Il fallait qu’elle dise quelque chose et vite…

- Disons que… commença-t-elle d’une petite voix timide, avalant un peu de sang.

- Oui ?

- Que… Que je ne sois pas celle que tu crois et que je veuille que tu viennes avec moi, pour… Pour te montrer à quel point tu te trompes sur moi…

- Qu’est-ce qu’y t’arrive ? Toi qui donnes des ordres à tout le monde, maintenant tu joues les peluches ? Tu bégaies ?

- Non, je sais juste pas comment présenter les choses ! répliqua-t-elle, encore plus écarlate. Et puis ce n’est pas pareil, sur un champ de bataille, je suis en position de force, ici… C’est compliqué…

- Ce n’est pas si compliqué, pourtant, déclara-t-il comme si de rien n’était, même si ses pieds ne pouvaient s’empêcher de se frapper contre le bois pourri. Tu es Zelda Carmen, tu as assassiné un policier et enlevé un enfant. Après ?

- Je n’ai pas enlevé Kazumi ! C’est cet imbécile de policier qui a tiré le premier !

- Si tu ne m’expliques pas plus clairement, ne viens pas râler après si je n’ai rien compris !

- D’accord, mais je te préviens, ça risque d’être long et pas très joli à entendre, donc pas de commentaires, s’il-te-plaît. Je m’appelle donc Zelda Carmen, je suis…

Elle parla longuement, expliqua en détails son enfance, ses premiers crimes, sa rencontre avec la femme qui régnait sur le monde, celle de Kazumi, les quelques moments qu’ils avaient partagé, l’incident du poste de police, comment ils s’étaient échappés, les mois passés à l’infirmerie, la raison de sa froideur et termina par sa mission et la raison pour laquelle elle l’avait choisi, lui.

- Tu m’avais promis, quand tu m’as trouvé cet appartement, reprit-t-elle tout en évitant son regard, que si j’avais besoin de quelque chose, je ne devais pas hésiter à t’en parler, parce que c’était grâce à moi que tu avais pu atteindre un rang aussi haut et que vu le nombre de fois où je t’avais sauvé la vie, tu te considérais comme redevable à vie… Et puis, on a beaucoup combattu ensemble, alors je crois que je peux dire qu’on se connaît plutôt bien et que tu sais que je ne ferais jamais rien si je n’étais pas persuadée que c’est pour améliorer les choses…

- Oui, mais ça veut pas dire que tu fais pas d’erreurs. Tu viens de me demander d’intégrer une organisation criminelle, voire terroriste, pour offrir à des gens souffrant des ondes et de l’obligation d’être implanté une place dans la société, c’est ça ?

- C’est ça.

- Comment tu peux imaginer que je vais te croire sur parole ? s’insurgea-t-il en secouant la tête. En vingt-quatre ans d’existence, je n’ai jamais entendu parler de cette… Condition ? Maladie ? Je sais même pas comment appeler ça ! Et les raisons que tu crois être à l’origine des manifestations et de la guerre civile d’y a quinze ans, c’est quand-même étrange qu’on ne nous en ait jamais parlé ou qu’on ait aucune trace de ce que tu racontes, non ?

- Tu me demandes des preuves, je vais t’en donner, soupira-t-elle en secouant la tête. Mais pour ça, tu dois me jurer que tu ne diras rien sur ce que tu verras, que tu n’en parleras à personne et surtout pas à quiconque travaillant chez INRIS.

- Pourquoi ?

- Pour éviter qu’on ne se fasse massacrer, pour ne pas qu’INRIS nous retrouve et surtout pour que je garde ma tête à sa place.

- Quoi, on te menace ? Tu es en danger ?

La manière dont il avait sauté sur ses pieds, empoigné son arme et jeté des regards hostiles aux ombres alentours la fit sourire amèrement. Ce qu’il pouvait être stupide…

- Si tu fais n’importe quoi, ajouta-t-elle avec un regard triste, ce sera de ma faute et si je me rate ici, je ne sais pas quelles conséquences ça aura, ni quels dangers vont encore nous tomber dessus et mon père adoptif suit ses règles à la lettre.

- Tu veux dire que tout ça… Tu es vraiment sérieuse ? Tu veux vraiment que je…

Lui-même n’osait pas prononcer ces mots. Elle fuyait ses yeux, son visage, contemplait ses mains qui cherchaient chaque imperfection, chaque morceau de peau qui dépassait pour l’arracher.

- Ça te paraît si inconcevable que ça ? demanda-t-elle doucement.

- Ben, un agent immobilier qui bosse avec… Vous avez un nom ?

- Pas à ma connaissance, sourit Zelda. Entre nous, on parle du travail, donc… Mais je ne vois pas en quoi ça te dérange. Tout ce que je te demande, c’est de nous aider, au moins cette fois.

- Mais si tu es en danger à cause de moi…

- Tant que tu ne fais pas de gaffes, tout va bien. Et si tu en fais, considère tout ce qui pourra arriver ensuite comme ton châtiment. Ce sera de ta faute.

Le regard effrayé qu’il posa sur celle qu’il croyait jusque-là connaître lui prouva qu’elle était bien un monstre. Sous le masque qu’elle portait à l’extérieur se cachait celle qui allait répéter la même tragédie que celle qu’elle avait subie. Elle le regretterait, elle le savait, elle le pressentait. Mais elle n’avait plus le choix, maintenant. Il en savait trop, elle en avait trop dit.

Il cligna des yeux et secoua la tête, tentant de reprendre le contrôle de son visage. Il dut passer une main dessus pour en détendre les traits, avant de prendre sa décision.

- D’accord, j’accepte de te suivre. À une condition.

- Je te préviens, déclara-t-elle d’un ton laconique, si tu me dis de te laisser retourner vivre là-haut, je te tue sur le champ.

- Non, c’est pas ça du tout ! Je voulais juste que tu me laisses… Non, ce n’est pas grave. Je t’expliquerai plus tard…

- Donc tu acceptes ?

- Euh… Oui... Enfin, j’accepte surtout de voir tes preuves, après…

- J’ai besoin d’une réponse claire, Anakin.

- Bon, d’accord…

Elle le regarda étrangement. Un voile sombre était tombé sur son visage et elle semblait contempler la lumière qui se reflétait dans ses yeux. Elle ne doutait certes pas de sa sincérité, mais il n’avait peut-être pas conscience, comme Kazumi, d’être espionné… Ici, il n’y avait aucune connexion, pas même un drone. La zone étant censée être déserte, ils n’étaient pas nécessaires et donc le risque était moindre, mais pas nul. Si elle pouvait voir le reflet de l’écran dans ses yeux, sans aucun doute elle devrait le tuer. Puisqu’il savait tout, c’était la confiance ou la mort.

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