Chapitre 49

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Plusieurs jours avaient passé depuis l’incident. Des mesures de sécurité drastiques avaient obligé Joy à rester loin de son bureau et de sa compagnie le temps que toutes les vérifications soient faites, sans pour autant que ses subordonnés ne l’appellent incessamment pour résoudre ses problèmes. Ce temps privilégié, dans sa résidence privée de luxe dans une campagne environnante, avec les oiseaux et la forêt tout autour, c’était une cure de jouvence. Elle respirait étrangement mieux, maintenant que la question de la pollution avait été réglée. Enfin, il était impossible que ce soit ça, puisque tout avait été fait de sorte qu’elle ne soit pas impactée par un air toxique. Il n’y avait que la pression et la fatigue qui pouvaient autant l’oppresser et les derniers temps n’avaient pas été des plus reposants. Non, ils n’avaient pas été des plus reposants, mais le regrettait-elle vraiment… ?

Un peu, tout de même. Malgré toutes les bonnes choses qui lui étaient arrivées, sa prise de conscience, ses rencontres, il y avait quelque chose qu’elle ne pouvait pas vraiment accepter. C’était un peu de sa faute, si tant de gens souffraient. Un peu…

Elle ne put s’empêcher de sourire tristement. Un peu ? Non, pas qu’un peu. Elle était aussi coupable que ses parents. Elle n’avait pas décidé de leur infliger ces tourments, mais ils les subissaient parce qu’elle avait préféré les ignorer. Tant que personne n’en savait rien, ça ne la dérangeait pas. Mais maintenant qu’elle avait vu ce qu’elle leur avait infligé, elle se demandait si elle n’aurait pas dû descendre bien avant. Si elle n’aurait pas dû réaliser tout ça bien avant. Si une série d’erreurs, une véritable montagne de mensonges qu’elle s’était servie pendant des années sans parvenir à voir plus loin que ce qu’elle considérait comme acceptable, elle n’aurait pas préféré la croire encore un peu.

Depuis qu’elle était rentrée chez elle, elle n’avait pas vraiment eu le temps de se reposer. Enfin, si, mais personne ne pouvait imaginer que psychologiquement, alors qu’elle était surveillée par son propre cerveau, elle était épuisée. Et que personne ne pouvait rien y faire. Le diagnostic de son Optio était formel : trop de stress, pas assez de sommeil, des nuits agitées, sans cesse de l’inquiétude, elle était en déficit de bonheur. Son traitement ? Riez plus, sortez plus, prenez le soleil, allez voir vos amis. Il avait beau sécréter toute la dopamine et l’endorphine qu’il voulait, sa porteuse refusait absolument de faire ce qu’il lui demandait. Elle n’allait que dans des bars, au hasard, pour boire un verre, silencieusement. Elle hantait les coins sombres, un tabouret dans un coin et laissait traîner ses oreilles et ses yeux. Peu lui importait ce qu’ils percevaient, tant qu’ils la divertissaient de ses pensées sombres. Et elle n’avait pas l’alcool joyeux, c’était le moins qu’on puisse dire.

Il lui arrivait de penser que sans elle, sa vie n’avait ni sens ni intérêt. Que loin d’elle, elle ne valait rien. Qu’elle n’était que la fille de ses parents, l’héritière d’un empire qu’elle allait briser parce qu’elle n’était personne d’autre que l’ombre d’elle-même. Une vraie marionnette. Inutile. La représentante d’un peuple de moutons qui n’étaient eux-mêmes que des suiveurs. Qui pouvaient-ils bien suivre ? Les conseils que des ingénieurs avaient implantés dans des pilules métalliques et qui contrôlaient leurs cerveaux. Ils suivaient donc les conseils qu’ils se donnaient eux-mêmes. Ce qui n’avait aucun sens. Si elle pouvait revenir à Paris, croiser ne serait-ce qu’un instant son regard, peut-être qu’elle y verrait la même chose que tous les autres… ? Peut-être qu’elle apprécierait ce qu’elle vendait, ce qu’elle offrait à des milliers d’enfants tous les jours, si celle qui la détestait lui disait le contraire.

Il fallait qu’elle revienne à Paris. Il fallait qu’elle la revoie, qu’elle s’assure de son sourire, de son rire, de la chaleur de ses pupilles, de celle de ses mèches, de la pureté de sa peau… Elle s’arrêta brusquement et croisa son propre regard dans un miroir. Noir. Comme de la suie. Comme ses cheveux. Comme sa peau. Comme son cœur. Noir corbeau. Noir de mauvais augure. Comme sa mère, même s’ils avaient tous les deux prétendu qu’elle ne l’était pas, que peu importait le regard des autres, avoir un parent de chaque la rendait plus proche du café que du noir et cætera.

Elle soupira et se détourna de son reflet. De toute façon, celle qu’elle voyait de l’autre côté n’était pas celle qu’elle était vraiment. Non, son Optio l’avait vu immédiatement, elle était Valkyrie, pas Joy Kafka. Elle était au service d’un ordre dont elle ne comprenait pas toutes les mécaniques mais auquel elle obéissait coûte que coûte, alors que l’autre… Cette femme extraordinaire, ailée, le seul avatar ailé attribué au monde, inspiré de la mythologie nordique, puissante et indépendante… Le choix était vite fait, n’est-ce pas ? Alors pourquoi s’obstinait-elle à ne faire que ce qui l’éloignait de son modèle de perfection ? Hein, pourquoi ? Parce qu’elle était stupide, enfin, c’était logique. La divinité n’excluait pas la stupidité, à ce qu’elle sache.

Pas plus qu’elle n’était divine. Et pour l’instant, tous ses pouvoirs lui avaient été confisqués par mesure de prudence, seuls restaient ses privilèges administrateur, qui lui étaient inutiles dans ce coin perdu. Il fallait qu’elle se rende dans le centre-ville de ce village pour espérer croiser un drone permanant, et encore. Il y avait tellement peu d’habitants que le peu qui vivait aux alentours préférait rester chez lui et laisser la connexion aux plus jeunes, qui faisaient les quelques raids installés dans le coin par ses soins. Elle ne trouvait plus de plaisir dan

s ces combats depuis qu’elle avait compris qu’ils avaient adapté le niveau aux plus jeunes et aux personnes âgées résidentes. Il ne lui fallait donc plus que toucher ses adversaires pour qu’ils disparaissent, ce qui enlevait tout son intérêt au jeu. Enfin, elle pouvait toujours essayer de sortir d’ici, ça ne pouvait pas lui faire de mal. Ce n’était de toute façon pas aux alentour qu’elle croiserait un meurtrier en série ou qui que ce soit de menaçant… De toute façon, rester ici à se tourner les pouces n’avait jusque-là pas été spécialement utile, peut-être que dehors… ? Elle pouvait toujours essayer, ça ne changerait plus grand-chose maintenant.

Elle soupira et secoua la tête, décroisa les jambes et sortit de chez elle, suivie comme d’habitude par un garde du corps en civil et un routeur lui assurant une connexion où qu’elle soit. Elle leva les yeux vers le ciel estival, avant de glisser une main devant ses yeux. Elle avait passé tellement de temps derrière son bureau qu’elle en avait oublié la sensation du soleil sur sa peau. Une sensation si douce, pourtant… Presque aussi douce que celle de sa main dans la sienne. Encore une fois, elle sourit au soleil, bêtement.

Une vieille femme passa à côté d’elle sans la regarder. C’était à peine si elle voyait ce qu’il se passait devant elle et ses marmonnements décrivaient une réflexion de jeu. Elle devait être en train de jouer à un jeu de stratégie comme les échecs et le résultat ne devait pas être très beau à voir.

Du moins, c’était le résultat de diverses études récentes. Chute du nombre d’artistes, d’intellectuels, stagnation de l’innovation et plus généralement, de moins en moins de diplômés, un niveau scolaire en chute libre dès qu’il fallait réfléchir et des scores moindres dans les jeux de guerre et de stratégie traditionnels, un peu partout dans le monde. Que ce soit le shogi, une sorte d’échecs japonais, les échecs eux-mêmes ou les batailles navales, le taux de réussite face à un adversaire ou à une intelligence artificielle était en baisse depuis plusieurs années. C’était inquiétant, mais elle n’y pouvait plus rien. S’il n’y avait pas d’autre cause que le manque de réflexion durant l’éducation et l’assistance constante que leur procurait l’Optio, elle n’était pas la seule en tort. Et puis, elle avait déjà fait augmenter le nombre de points qu’une bonne stratégie et direction des troupes offrait sur Synestya, elle avait fait créer des jeux avec un système d’échiquier au tour par tour, elle avait remis au goût du jour tous les jeux de cartes, de dés, de plateau, les escape-games, en vain. Le taux d’utilisation de ces yeux restait proche du néant malgré la publicité et leur gratuité. C’était à n’y rien comprendre.

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