Chapitre 47

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Le moral sous terre était au plus bas. Depuis vingt ans qu’ils se battaient sans relâche pour avoir un peu de visibilité, c’était la seule fois où ils avaient réussi à se persuader que tout changerait, que ça ne pouvait pas être autrement. Comment ignorer une femme qui vous parle, qui vous fait face, que vous connaissez, dont vous avez entendu parler, dont le visage est placardé à chaque coin de rue ? Comment relativiser ses propos, ses menaces, alors même que tous ses mots, que tous les faits auxquels elle faisait référence étaient l’essence même de leur société, le contenu de leurs cours d’histoire, la vérité qu’ils connaissaient depuis leur naissance ? Comment nier des vies, des centaines, des milliers de vies piétinées, alors même qu’elles sont en face de vous ? Pour eux, c’était inconcevable.

Alors, il leur parut que le monde auquel ils souhaitaient appartenir était en réalité inatteignable. Il n’existait pas. C’était un rêve. Il ne pouvait être qu’un rêve. Personne ne pouvait atteindre un tel stade de folie. Une telle stupidité ne pouvait pas être humaine, c’était impossible. On ne pouvait pas domestiquer l’espèce humaine, pas au point d’en faire un troupeau de moutons, juste bons à croire ce que la bergère leur dit et à rejeter le reste. On ne pouvait perdre à ce point son libre-arbitre, pas jusqu’à ne plus savoir douter. Être humain, ce n’était pas ça. Ce n’était pas simplement suivre les ordres, vivre, faire semblant d’exister, croire être libre, sans jamais se poser la moindre question.

L’image qu’offrait l’extérieur n’était en aucun cas différente de celle de leurs plus beaux rêves. Tout était si propre, si sain, les gens si heureux, si vivants… Le monde autour d’eux, les grands immeubles recouverts de fleurs, les cascades qui ruisselaient entre deux maisons et jusque dans leurs jardins, les dizaines de milliers de pigeons, de corbeaux, de perruches qui se perchaient sur les arbres plantés dans les trottoirs, les papillons qui volaient de bosquet en bosquet, de cours en jardins publiques, les familles assises sur les bancs, une glace à la main, riant et prenant des photos, le grand ciel bleu brillant au-dessus de leurs têtes, tout était si beau, si parfait !

Et pourtant, on avait beau être convaincu que rien ne pouvait aller mal dans ce genre de décor, il suffisait de s’approcher un peu pour réaliser à quel point on avait tort. Ces familles, qu’on croyait heureuses, soudées, unies par des liens éternels, surpuissants, de tendresse, d’amour, ne se regardaient même pas. S’ils riaient, c’était parce qu’ils regardaient une de ces vidéos stupides qui n’avaient d’intérêt que sous l’emprise de l’alcool. Les mots cohésion, esprit d’équipe, unité n’avaient de sens que sur les champs de bataille, parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Lors des sessions de jeux, un boss pouvait couper en deux l’avatar d’un enfant sans que ses parents ne s’en inquiètent outre mesure. Si des joueurs plus qualifiés leur demandaient de ne pas intervenir, de les laisser avec leurs enfants et de rentrer chez eux, ils le faisaient, sans même se poser de questions. Laisser leurs enfants sans surveillance, avec des inconnus, n’était plus un problème, ni même un sujet d’inquiétude.

À vrai dire, les sujets d’inquiétude étaient tellement rares que c’en était risible. Le mot même aurait pu disparaître, personne ne s’en serait aperçu. À vrai dire, à part le stress des examens, qui avait grandement diminué maintenant que tous étaient passés au contrôle continu, rien ne semblait pouvoir ébranler les cœurs ou les esprits. Les films, quels qu’ils soient, étaient devenus plus violents, plus explicites, sans que la moindre limitation. Même les restrictions d’âge avaient été revues à la baisse, alors même que le contenu n’avait cessé d’empirer. Et personne n’avait protesté. Pas une voix ne s’était élevée contre cette nouvelle brutalisation de la société. Tout était devenu plus violent.

Les gens aussi. Des combats des débuts, passionnés, stratégiques, avec des groupes soudés, qui se réunissaient pour abattre un monstre surpuissant, il ne restait que des souvenirs. Désormais, c’était chacun pour soi, et on composait son équipe avec ce qu’on avait sous la main. Si un bouclier se trouvait en arrière garde, inutile de lui demander de jouer son rôle de tank et de passer en première ligne, il faisait ce qu’il voulait. Seuls les joueurs réputés stratèges, comme Renouveau, pouvaient se le permettre et toujours à leurs risques et périls. Il fallait être capable de contrôler un grand nombre de gens et de se faire obéir, tout en ménageant les sensibilités de chacun. Personne ne pouvait être sûr de ce qu’il fallait faire, de comment les autres allaient réagir, ni même de qui étaient vraiment les personnes auxquelles ils s’adressaient. Et l’accord tacite que tous les joueurs semblaient avoir passé ne les aidait pas à le savoir.

Alors dans une société aussi étrange, on aurait pu s’attendre à ce que la moindre étincelle fasse tout exploser, mais non. Non. Aucun de ces êtres exposés à la violence depuis leur plus jeune âge n’avait songé à se rebeller. En période de crise, alors que n’importe quelle créature dotée d’une conscience aurait étudié toutes les possibilités, notamment celle de croire la personne qui se mettait en danger pour lui expliquer sa vision des choses, ils s’étaient repliés sur eux-mêmes, ils en avaient appelé aux Dieux, à leur représentante de la toute-puissance, la Présidente Kafka. Et malgré son mutisme, son refus systématique des conférences de presse et les rares réponses évasives qu’ils obtenaient, ils se refusaient à croire qui que ce soit d’autre. Ils n’écoutaient personne, et ce n’était pas le silence qui les décourageait d’attendre un mot de leur idole.

Au contraire, le silence paraissait être une réponse convenable, comme un signe de retour au calme. Ils entendaient sa voix leur répéter qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter, que si elle ne bougeait pas, c’était parce qu’il n’y avait aucun danger. Ils ne pouvaient pas se douter, non, c’était encore pire que ça, ils refusaient d’imaginer la moindre faille chez celle qui les guidait. Jamais ils ne songeraient qu’elle ait pu les trahir, les abandonner, leur mentir. Jamais elle ne passerait à l’ennemi.

Jamais.

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