Eclats de Verre

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Ils sortirent éreintés de cette réunion, le plus jeune tenant à peine sur ses jambes, les plus expérimentés simplement tremblants de tous leurs membres. Celui qui venait à peine d’arriver faisait bonne impression, même s’il ne menait pas large, appuyé sur les épaules de Zelda de toutes ses forces pour ne pas s’écrouler.

- Les gars… Comment vous faites pour supporter ça ? leur demanda-t-il, tandis que Zelda passait son bras par-dessus ses épaules.

- C’est pas toujours facile, amigo, sourit Victoria, décidément fatiguée. Il y a des réunions qui durent plus longtemps que ça.

- C’est sûr que ce n’est pas à la portée de tout le monde, mais tu as fait tes preuves, lui assura Mamoru. Tout le monde ne parvient pas à rester debout en sortant de cette pièce. Même si Zelda t’aide, tu ne t’es pas évanoui au milieu comme une certaine personne…

- Je sais que tu aimes bien ressortir cette histoire, muchacho, mais tu n’en menais pas large non plus, la première fois, hein ? Tu veux que je te rappelle de quelle couleur était ton pantalon ? ¿Quieres? ¿No?

- Laisse, soupira Zelda en décrochant son bras de son épaule, un sourire léger au bout des lèvres. Ils sont comme ça dès qu’il y a un nouveau. Et puis, ne te fais pas de souci pour Swan, tu finiras par t’habituer… Je suis sûre que tu lui as laissé une bonne impression, c’est tout ce qui compte, pour l’instant. Tu restes là ce soir, ou tu préfères rentrer chez toi ?

- Après tout le temps qu’on a passé là-dedans, il doit au moins être vingt-deux heures, non ? Si je rentre pas…

- Pas besoin de t’inquiéter de ce côté-là, il n’est même pas dix-neuf heures, lui assura Zelda. Si tu pars maintenant, tu pourras arriver pour dîner avec tes parents…

Il y eut un silence. Gênant. Et deux grands éclats de rire. Aucun des lieutenants ne s’attendaient à ça de leur futur collègue, qu’ils avaient vu comme quelqu’un de fort, parfaitement capable de se débrouiller tout seul et même plutôt comme l’un des leurs, un homme comme eux, au regard parfaitement jovial et dont la part d’ombre restait cachée au fond des yeux. Et puis, ils réalisèrent que celui dont ils se moquaient, même s’ils n’avaient aucune intention de le blesser, avait quelque chose qu’ils n’avaient plus et qu’ils regretteraient toujours.

Les sourires se figèrent. L’enfant déjà fatigué, qui se tenait à côté de sa grande sœur, avait serré les poings et se mordait les joues pour ne pas pleurer. Sa main était bloquée par l’étreinte de fer de Zelda, qui avait dans les yeux des larmes qui n’avaient que trop coulé. Derrière eux, l’asiatique et l’espagnole s’étaient tus et contemplaient leurs pieds, reniflant de temps à autres. Certains souvenirs faisaient plus mal que les mots qui avaient été prononcés. Celui d’une flamme, par exemple, ou une détonation lointaine. L’éclat d’une lame. Une giclée de sang. L’odeur de la chair brûlée. Tant de choses qui remuaient en eux comme si le diable lui-même se cachait dans leur peau. Tant de choses qui refusaient de sortir de leur esprit. Tant de choses qu’ils vengeaient d’une pression du doigt, d’un revers du poignet, d’un souffle dans leur poitrine.

Tant de choses qu’ils tentaient d’éviter à d’autres.

Leurs pas les amenèrent, presque comme une évidence, au bar, où Wallace les salua et posa le verre qu’il était en train de nettoyer. La mèche qui dissimulait son œil aveugle retomba pour dissimuler la cicatrice qui barrait son visage. Il ne put s’empêcher de laisser son regard traîner sur le nouveau venu. Celui-ci avait vu retomber les cheveux et ne pouvait s’empêcher de fixer l’endroit où se trouvait la blessure. Alors lorsqu’ils s’installèrent, il n’eut pas besoin de demander ce qu’ils voulaient et leur servit quatre Faucheuses et une grenadine.

Le silence s’était fait pesant, au fur et à mesure du chemin. Cependant, s’il avait trouvé son apogée, c’était ici, dans cette galerie close, aux murs recouverts de mosaïque reflétant la lumière jaune d’une ampoule faiblissante. Toutes ces couleurs n’avaient fait qu’accentuer le mal-être des orphelins réunis, dont les souvenirs s’étaient faits plus douloureux avec le temps. S’ils étaient ici, à combattre, c’était pour cette raison. Ils étaient seuls au monde, seuls à lutter pour un secret trop bien gardé, seuls, puisqu’abandonnés par leurs parents, par la société, par les dirigeants de ce monde. Ils n’avaient trouvé refuge ici que parce qu’ils étaient rejetés partout ailleurs. Ils en gardaient rancune au monde. Ils gardaient cette douleur au fond d’eux.

- Je suis désolé, je voulais pas…

- Tu n’y es pour rien, c’est moi qui devrait m’excuser, le coupa Zelda d’un ton un peu trop tranchant, amer.

- C’est de notre faute, Louis, tu n’as pas à t’excuser, murmura Mamoru après avoir reposé son verre. Tu n’y peux rien.

- Et nous non plus, ajouta Victoria dans un soupir.

Ils avalèrent tous deux la moitié de leur verre d’une gorgée, tandis que les autres n’y avaient pratiquement pas touché. Même Kazumi, dont les épaules disparaissaient presque derrière la roche sculptée qui servait de comptoir, avait gardé les mains sur ses genoux et ses yeux rosés laissaient couler des larmes silencieuses. S’il semblait concentré sur son verre, il n’y avait même pas pensé un instant. À côté de lui, Zelda l’avait vidé d’une traite et s’apprêtait à faire la même chose avec le deuxième. Elle était cependant loin de sa camarade espagnole, qui se faisait resservir pour la sixième fois, le rouge commençant à lui monter aux joues, mais étrangement, elle ne parlait pas. L’inhabituel de cette scène empêcha bon nombre de gens de se joindre à eux et ceux qui étaient déjà installés quittèrent les lieux plus rapidement qu’ils n’en avaient l’intention.

Ils étaient seuls depuis plus d’une heure, lorsque Zelda prit la parole. L’alcool n’était sans doute pas innocent dans cette démarche, mais il fallait bien que quelqu’un le fasse.

- Mes parents, j’les rencontrerai jamais, mais j’suis sûre qu’c’étaient des gens formidables, qu’ils ont été tués y a quinze ans pendant la guerre civile. Et moi j’ai pris le relais. Je r’grette pas que Swan m’ait adoptée, non, mais j’dis simplement qu’y s’ra jamais vraiment mon père. Mais j’suis sûre qu’mon frère il est très bien là où il est et qu’il a des vrais parents, des gens qui l’aiment et qu’il aime.

- Ça s’voit - hic !- qu’tu les as pas connus, les tiens, bougonna une Victoria dont le nez s’était très violemment empourpré. Pasqu’les miens, c’étaient d’vrais - hic !- cabrones, on en a vu d’toutes les couleurs, en mi - hic !- familia, si ! Entre mi padre qu’aimait - hic !- l’alcool et les femmes et mi madre - hic !- qui s’croyait bailarina de flamenco au lieu de plongeuse dans le bar pourri du coin, en este tugurio, c’tait pas beau à voir… Évidemment, ils étaient pas capables d’payer les soins pour ma folle de mère, ni d’payer le loyer, ni d’entretenir leurs enfants. D’toute façon, ils voulaient pas de nous. J’suis même pas sûre qu’on soit tous d’eux, vu que chez nous, ça r’ssemblait plus à un bordel qu’aut’chose. Pis un jour, y’a c’mec qu’est v’nu, avec sa cigarette et qu’a foutu l’feu. Avec tout l’alcool, y’a tout l’quartier qu’a flambé, puf, adiós… Mais si y’a bien une chose dont j’suis sûre, c’est d’avoir entendu un coup d’feu…

- Au moins, tu sais c’qui s’est passé, toi, cria brusquement Mamoru, faisant sursauter tout le monde. Moi j’suis né là. Mes parents ? Tués. Dix coups d’couteaux chacun, défigurés, dés-implantés, p’têt même déshonorés, à c’que j’en sais… Aucune chance de survie, meurtre planifié, ils ont tout pris, ils ont brûlé tout le monde, eh, tout c’qu’on a retrouvé d’leurs corps, c’est un tas de cendres et la plupart s’étaient déjà envolées. J’avais trois ans. Ma sœur cinq. C’est elle qu’a dû tout m’raconter.

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