Liqueur sucrée

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La porte se referma derrière eux. D’un même mouvement, les trois silhouettes se laissèrent tomber contre les battants et soupirèrent lourdement. L’un avait encore les mains qui tremblaient tandis que les deux autres avaient toutes les peines du monde à rester debout, même soutenus par les murs. À côtés d’eux, droits comme des piquets, les gardes faisaient de leur mieux pour ne pas les assister dans leur lutte contre la gravité. Ils avaient l’habitude de voir entrer des gens fringants et de les récupérer épuisés. Même si eux n’étaient jamais rentrés, lire la fatigue sur les traits de chaque invité commençait à les inquiéter sérieusement. Si les trois meilleurs lieutenants tenaient difficilement sur leurs pieds, ils avaient du souci à se faire…

- Vous venez boire un verre ? proposa Victoria d’une voix légèrement affaiblie mais toujours joyeuse, passant un bras autour des épaule de Zelda.

Leur collègue secoua la tête, l’air sombre.

- Désolé, je retourne au chevet de ma sœur.

- On est avec toi, Mamoru, murmura la jeune femme en robe de soirée. J’espère qu’elle s’en sortira.

- Merci beaucoup, murmura-t-il en s’éloignant. Je reviendrai au plus vite.

Il disparut au coin d’une allée. Les deux femmes fixèrent un long moment le mur, puis se reprirent.

- Tu bois Zelda ? Ou tes valises te préoccupent trop ?

- Non, je viens avec toi.

Elles descendirent jusqu’au bar, aménagé dans une grotte qui s’étirait sur plusieurs dizaines de mètres de longueur, mais dont la profondeur était presque nulle. Cette espèce de couloir abritait le plus original des cafés que les deux jeunes femmes aient jamais fréquenté, avec ses tabourets aux couleurs vives, ses murs recouverts d’éclats de verre multicolores et son barman borgne qui faisait les meilleurs cocktails du pays, enfin pour ceux qui le connaissaient.

- Wallace, deux Faucheuses por favor !

- Bien, madame.

- Alors, comme ça el jefe, c’est ton père, princesse ?

- Non, soupira la jeune femme en posant son arme à côté d’elle. Il m’a adoptée, mais ce n’est pas vraiment mon père. Il ne m’a pas élevée non plus, enfin pas particulièrement, j’avais déjà sept ans quand il m’a recueillie.

- Orpheline, toi ? Personne ne voulait d’une tueuse-née dans sa famille ? s’exclama-t-elle en riant. ¡Dios !

- Je n’étais pas encore… Disons que je n’étais pas encore celle que je suis, Victoria, sourit Zelda, avant que son regard ne s’assombrisse considérablement. C’est plutôt à cause de mon petit frère qu’il m’a remarquée.

- Parce que tu as de la familia, en plus ?! Un deuxième dégénéré ?

- J’en avais. Mon orphelinat était sous la protection de l’organisation, mais lui ne rêvait que de s’enfuir, de combattre les méchants. Il se laissait emporter par les idées de l’ancien gouvernement, qui voulaient qu’on s’engage avec eux dans la lutte contre ceux qui voulaient « revenir à l’âge de pierre », « faire reculer le progrès » et « détruire l’humanité », tu sais, tous ces slogans en carton qu’ils passaient en boucle il y a quinze ans…

- Ceux qui nous faisaient passer pour des anarchistes et des fous ? l’interrompit-elle en jouant avec son verre. Sí, sí, veo muy bien.

- Il n’avait pas compris que c’était juste de la propagande. J’avais beau lui répéter tout le temps que si nous étions encore en vie, c’était grâce à eux, qu’ils nous avaient recueillis et qu’ils protégeait cet endroit, mais il ne me croyait pas. Même quand j’ai cru qu’il avait enfin compris, il a essayé de faire tomber les gens qui s’occupaient de nous dans les escaliers. Sauf que la première personne qui aurait dû tomber dans le piège, c’était le boss.

La jeune femme s’esclaffa devant le sourire à moitié ironique de Zelda qui, plongée dans ses souvenirs, hésitait entre l’incrédulité et une nostalgie amusée.

- ¡Qué imbécil ! El jefe ne serait jamais tombé dans un piège aussi idiot !

- Crois-moi, j’ai tout essayé pour éviter qu’il fasse une bêtise, mais il a fallu qu’il nous surprenne pendant que je le grondais et que j’essayais de décrocher les fils de la rambarde de l’escalier. J’ai dû lui expliquer, m’excuser, forcer l’autre imbécile à en faire autant et avant que je comprenne ce qu’il s’était passé, l’homme que mon petit frère voulait à tout prix assassiner (et il n’avait que cinq ans) a demandé à m’adopter. Comme personne n’a rien dit, il m’a prise dans ses bras et il m’a emmenée.

Le barman essuyait machinalement un verre, lui-même perdu dans ses pensées. La lumière dansait sur la mosaïque, projetant de froids reflets colorés. Victoria finit son verre cul-sec et le reposa bruyamment sur le bar, avant d’enchaîner, les joues un peu rouges.

- Et t’as plus eu de nouvelles de ton frère, c’est ça ? Mi pobre !

- Si, je sais qu’il est inscrit à l’école et qu’une bonne famille l’a adopté. Je ne m’inquiète pas.

Le borgne remplit un nouveau verre et l’envoya de leur côté avec un signe de la tête. L’espagnole le rattrapa au vol sans en renverser une goutte et remercia son bienfaiteur d’un geste, tout en reprenant d’un ton enjoué.

- Eh bah, y’t’en faut peu pour être rassurée ! Si fuera tu, j’aurais déjà demandé à le faire kidnapper et je l’aurais à l’œil, les garçons c’est jamais facile. On les retrouve toujours là où on s’y attend pas. Mes grands frères, c’est comme ça qu’ils sont morts. Mauvais endroit, mauvais moment. Mais bon, j’me plains pas, sans eux j’s’rais pas là.

Elle avala son verre d’un trait, mais resta un bon moment à en regarder le fond. Zelda fit un geste que le barman comprit immédiatement. Un troisième verre glissa jusqu’à la main de sa collègue, tandis qu’elle savourait les dernières gouttes du sien. Elle descendit de son tabouret et tapa doucement dans le dos de celle qui s’était perdue dans ses souvenirs.

- Bon courage, je te confie le repaire.

Elle sortit, en adressant un sourire à l’homme derrière le comptoir. De retour dans sa chambre, elle rassembla le strict nécessaire et vérifia que la pièce était en ordre. Avec un soupire, elle ramassa sa faux et appuya sur un bouton. En quelques secondes, elle n’eut plus qu’un bâton blanc, à peine de la taille de sa main, qu’elle glissa dans sa jarretière. En l’absence de porte, elle traversa les couloirs qui la menaient vers la sortie la plus officielle et remonta à la surface. Les deux gardes la saluèrent, tandis qu’elle leur rappelait qu’ils ne la verraient pas rentrer avant un mois normalement. Ils avaient déjà eu des problèmes, des sosies qui avaient tenté d’infiltrer leur base avant l’heure et qui s’étaient fait tuer avant d’avoir pu y mettre les pieds.

Elle ferma la porte et regarda l’échelle qui montait vers la boîte de nuit qui leur servait de couverture. Elle ouvrit la trappe à l’autre bout et se hissa sur le sol poussiéreux. Là-haut, la musique assourdissante couvrait les bruits étranges qui venaient du sous-sol et celui-ci s’étendait, à plusieurs mètres sous terre, jusqu’à la campagne et aux ruines, en bordure. Ces ruines étaient récentes, la plupart dataient de la guerre civile, qui avait commencé près de vingt ans auparavant. Les ruines n’étaient pas les seules traces du passé. Les orphelins également. Combien d’adultes avaient succombé, c’était une question qu’on ne posait plus, faute de réponse convenable. Combien d’enfants avaient survécu ? Trop, beaucoup trop. Elle en faisait sûrement partie. On ne le lui avait jamais dit, mais cela semblait gravé dans son sang. Résister. S’opposer à toute forme de discrimination, de destruction, d’embrigadement. Résister, même si ce n’était pas toujours la meilleure solution. Résister, au péril de sa vie et de celle des autres.

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