De cuivre et de marbre

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- Toutes mes excuses, boss !

Sa voix s’emporta un peu trop, transformant ce qui aurait dû être une déclaration posée et sobre en un cri qui résonna dans toute la pièce. Reprenant contenance, elle s’inclina et s’approcha lentement de la grande estrade à plusieurs mètres de là, plongée dans le silence et l’obscurité. Elle s’agenouilla au pied de la première marche, puis la porte se referma sans bruit, tandis qu’on allumait la lumière.

La salle, haute de plafond, aux murs recouverts d’un feuillage de cuivre, avait cette majesté étrange et antique, certes un peu décalée, mais sublime. Les tons chauds du métal étaient rafraîchis de colonnes pâles et décorés de motifs floraux blancs, tandis qu’un fauteuil de cuir trônait seul au milieu d’une estrade immaculée. Sous les dalles de marbre, le même cuivre fermait la cage de Faraday. Elle avait été ainsi conçue afin d'éviter non seulement toute perturbation de la séance par des observateurs malavisés, mais surtout de protéger des ondes ceux qui s'y tenaient.

Tout ça par le biais d’un micro-implant qui percevait jusqu’à vos pensées les plus intimes.

Ce dispositif, nommé Optio, permettait à tous d’accéder à un flot ininterrompu d’informations et de transformer le monde qu’ils avaient sous les yeux. Il était offert dès la naissance par le gouvernement aux nouveau-nés selon le bon vouloir de leurs parents. Évidemment, cette interface visuelle avait énormément d’utilités. En plus d’un accès presque instantané à la Toile, d’un service de messagerie performant accessible d’un coup d’œil, d’une aide au guidage et d’une surveillance des alentours presque infaillible, il permettait d’accéder à d’autres mondes. L’industrie du jeu vidéo s’était emparée de ce qui était devenu en très peu de temps un phénomène. Le développement d’un outil relié à l’implant avait eu pour résultat la création d’un mélange entre la réalité virtuelle et la réalité augmentée. Et de toutes les applications, Synestya tirait clairement son épingle du jeu.

D’une simplicité et d’une instinctivité inégalée, ce jeu avait changé la vie de tous les implantés. Il suffisait en apparence d’un bâton blanc d’une dizaine de centimètres, configuré selon l’arme choisie lors de la création de l’avatar pour pouvoir y jouer. Extrêmement résistants, ils étaient composés d’une succession de tubes qui s’emboîtaient automatiquement pour former les différents outils disponibles, dans la réalité comme dans le jeu. Ils pouvaient prendre de multiples apparences, de la simple et très répandue épée à la très stylisée faux, en passant par le fouet, le bouclier, l’arc, ainsi qu’une gamme plus ou moins classique de lances, d’armes à feu, personnalisables à souhait. Tous les commerces en vendaient, les plus spécialisés allant jusqu’à en créer sur mesure en fonction de l’avatar, ce qui satisfaisait notamment ceux qui choisissaient ou se voyaient attribué aléatoirement une arbalète au lieu d’un arc, par exemple. En aucun cas ce n’était une gêne sur le champ de bataille, puisque la stratégie était plus importante que la puissance individuelle.

Grâce à des manipulations cérébrales, l’Optio immergeait le joueur dans une réalité qui pouvait paraître complètement étrangère, grâce à un jeu de couleurs bien particulier, généralement dans des teintes pastelles de jour et très profondes de nuit. Toutes les sensations, les coups, le vent, même la température ressentie pouvaient être différentes. Une ville pouvait regorger de zones particulières selon leur emplacement, montagneuses pour les immeubles, planes pour les parcs, humides du côté des piscines ou des fontaines. L’heure constituait également un facteur important, puisqu’elle était calquée sur celle de la réalité.

Cette révolution technologique avait imprégné le monde. C’était la société française INRIS, qui l’avait développée. Elle régnait sur les autres entreprises par ses bénéfices, son influence titanesque soumettant jusqu'aux plus puissants pays du globe.

Cependant, elle restait bien décidée à garder secrète l’existence de ceux qui ne supportaient pas l'implantation ou le flux continu d'ondes autour d'eux. Ceux-là luttaient continuellement pour être reconnus et pris en compte, comme deux d’entre eux, qui se tenaient aujourd’hui dans cette salle.

Devant la première marche, trois silhouettes étaient courbées respectueusement. La première était celle d’un jeune homme d’une quinzaine d’années, aux traits indubitablement asiatiques et dont la jeunesse n’égalait que la fougue qui brillait dans ses yeux noisette. La deuxième le surplombait nettement, grâce à sa carrure imposante et à la finesse des muscles qui se dessinaient sous ses vêtements. Sa crinière blonde tombait doucement dans sa nuque, cachant une partie de son visage séduisant. La troisième, largement dissimulée par sa voisine du fait de sa petite taille, apparaissait pourtant aussi dangereuse qu’elle du fait de ses nombreuses cicatrices sur les bras ainsi que de la lame qui brillait à ses côtés, déplacée, incohérente avec la richesse et l’obéissance qui régnait sous le marbre brillant. Elle n’avait aucunement choisi la faux de son propre gré, pas plus qu’elle ne s’était soumise au système en cédant aux recommandations personnalisées qui lui auraient attribué un arc. Non, elle avait décidé de contourner le système en lançant le mode aléatoire, qui lui offrit sa faux d’os et son avatar de faucheuses de nuit, connu aujourd’hui sous le nom de Renouveau. Cependant, dans la réalité, ses longs cheveux bruns et leurs boucles irrégulières soulignaient les traits fins de son visage, son teint pâle et ses longs cils, qui dissimulaient un regard sombre, d’une couleur plus proche de celle du chocolat noir que de l’habituelle noisette. La longue robe qu’elle portait mettait en valeur sa finesse et cachait des armes qui restaient invisibles quels que soient ses mouvements.

Ils étaient cependant loin d’être aussi imposants que l’homme assis sur le fauteuil. Son ombre s’étalait jusqu’aux pieds de ses subordonnés, tandis que son regard de glace les figeait dans cette position inconfortable. Sa chevelure de feu n’apparaissait que rarement dans son dos, mais le moindre de ses mouvements en dévoilait un peu plus de leur stupéfiante longueur. Sa tenue formelle, un simple costume-cravate, lui offrait la prestance inouïe d’un chef de guerre et d’un président de multinationale. Sa simple vue effrayait les gens, tout en attirant sans cesse leurs regards.

Et s’ils étaient là tous les trois, c’était sans doute qu’il s’était passé quelque chose. Ils n’attendaient qu’un ordre pour se redresser et l’écouter. Pourtant, rien ne venait. Ils étaient pliés en deux, sur le marbre glacé, la nuque courbée douloureusement et ils commençaient à se demander ce qu’ils pouvaient avoir commis comme erreur pour être punis de la sorte. Ils ne bougeaient pas et gardaient les yeux bien fermés, afin de s’assurer de ne manquer de respect à personne. Alors, lorsqu’enfin quelqu’un s’éclaircit la gorge, ils se surent sauvés.

- Vous pouvez vous relever, déclara une voix légèrement amusée.

Ils prirent leur temps pour redresser la tête et poser leurs regards sur celui qui les surplombait.

- Eh bien, il y avait bien longtemps que vous n’aviez pas été rassemblés ici au complet, n’est-ce pas ?

- Je vous présente mes excuses, murmura Zelda en détournant le regard. J’aurais dû être à vos côtés pour vous défendre.

- Ne dis pas de bêtises, ma fille, la reprit-il en souriant. Tu serais simplement parvenue à te faire écraser. Je te l’ai déjà dit, ta vie, votre vie à tous m’importe plus que la mienne. Vous avez pris soin de vos compagnons de misère et pour ça je vous suis reconnaissant. Cependant, Zelda, ce n’est pas pour cette raison que tu aurais dû t’excuser.

Elle frissonna, sentant parfaitement qu’elle n’aurait pas le droit à l’erreur. Un mensonge mettrait sa vie en péril, tout comme une réponse trop rapide ou trop lente. Il fallait être sincère et naturel, la moindre hésitation pouvant faire voler en éclat le calme de ce géant. Et prendre toutes ces choses en considération risquait de la rendre suspecte. Elle avala sa salive et fixa son regard sur le visage aux traits fins qui commençait à pincer les lèvres.

- Je peux vous expliquer pourquoi je ne suis pas venue vous informer de la situation dès lors que nous avons découvert cet accès vers l’extérieur, lui assura-t-elle rapidement, ses doigts serrés sur l’ourlet de sa robe.

- Tu as intérêt à être plus convaincante que ça, car il existe peu de raisons qui pourraient éventuellement racheter ton erreur, répliqua-t-il en se réinstallant confortablement dans son fauteuil. Je t’écoute.

- Cet accès se trouvait en territoire libre et donnait presque directement accès au réseau de transports en commun de la capitale, ce qui m’a permis, comme je vous en ai informé au travers du mur, de lancer l’opération dont vous m’aviez confié les commandes, déclara-t-elle d’une traite, sans reprendre son souffle. J’ai donc donné l’ordre de n’en sortir que pour la garder et de la protéger à tout prix. Nous avons créé une nouvelle sortie, comme vous me l’aviez ordonné, afin de nous ravitailler et de ne pas nous faire remarquer, cependant, celle-ci était située hors de notre territoire, toutes nos sorties devaient être extrêmement rares et rapides.

- Tu as donc agi sur mes ordres, bien que je n’en aie pas été informé. C’est bien. Mais tu aurais pu faire mieux.

Il y eut un instant de silence au cours duquel les derniers échos de sa voix tentèrent de briser la tension. La jeune femme rougit, se retint de détourner le visage le temps de reprendre le contrôle de son corps, puis baissa la tête sans le quitter des yeux.

- Sans aucun doute, boss, murmura-t-elle religieusement. Je dois cependant vous informer que la première partie du plan s’est déjà déroulée et que nous sommes prêts à passer à la suite.

- Vraiment ? C’est une nouvelle qui m’étonne un peu. Ils sont tombés aussi vite dans le piège ? Depuis combien de temps détenez-vous cette information ?

- Quelques minutes, une heure au maximum.

- C’est donc récent. Très bien. Victoria, Mamoru, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Autre chose ? Des demandes, des questions ?

- Oui, une demande de congé, déclara timidement le seul garçon du groupe, sans oser lever les yeux. Ma sœur aînée a été blessée ce matin par la police, expliqua le jeune asiatique, je voudrais pouvoir rester avec elle jusqu’à ce que le docteur Shinra me confirme qu’elle est hors de danger.

- Accordé, mais vous devriez faire attention. Ne vous laissez pas emporter par les sentiments, restez conscient de ce que vous êtes. La plupart des gens à l’extérieur ne vous croient pas capables de pleurer, vous devez vous montrer impitoyables devant eux.

- Bien sûr, boss, répondirent-ils en chœur.

- Victoria, c’est la première fois que je vous vois aussi silencieuse, remarqua l’homme en fronçant les sourcils. Y a-t-il quelque chose dont vous souhaitez me faire part ?

- Je n’ai rien à dire, boss. De mon côté, tout est calme.

- Vous n’avez vraiment besoin de rien ?

- Pour une fois, non, rien, mais merci de votre proposition. Je vous le ferai savoir… Cuando será necesario, ajouta-t-elle avec un sourire crispé.

- Très bien. Je compte sur vous, Victoria, en l’absence de deux de mes lieutenants…

- Comment ça ? l’interrompit Zelda en se relevant à moitié. Excusez-moi, boss, mais…

- Vous conservez la direction des opérations. Remontez donc à la surface pendant un mois ou deux, Marcus se fera un honneur de vous remplacer. Ce sera tout, vous pouvez disposer.

La lumière s’éteignit et les trois ombres se retirèrent.

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